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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 


DE  PARIS. 


REVUE 


DE  PARIS, 


EDITION    AUGMENTEE 


DES  PRINCIPAUX  ARTICLES 
DE    LA  REVUE  DU  XIX»  SIÈCLE. 


TOME  TROIBIEME. 


MARS  1839. 


SOCIÉTÉ     TYPOGRAPHIQUE  BELGE. 

AD,    WAHLEN  ET   COMPAGNIE. 
1839 


^' 


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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/revuedeparis31839brux 


L'ABBÉ  PRÉYOST. 


Au  milieu  de  tous  les  romans  que  nous  a  laissés  l'abbé  Pré- 
vost, il  s'est  rencontré  une  admirable  histoire  du  cœur  humain, 
Manon  Lescaut,  que  la  littérature  française  reconnaît  à  bon 
droit  comme  un  de  ses  chefs-d'œuvre.  Heureux  l'écrivain  facile 
qui  laisse  ainsi  après  lui  .  et  sans  trop  s'en  douter,  quelques- 
unes  de  ces  pages  admirables  qui  survivent  au  chaos  littéraire 
pour  n'y  jamais  plus  rentrer  ! 

Ce  facile  génie,  cet  ingénieux  inventeur  de  longues  histoires, 
cet  homme  qui  avait  tant  de  drames  dans  la  tête  et  dans  le  cœur, 
cet  élégant  et  correct  écrivain,  un  des  premiers  improvisateurs 
qu'ait  eu  la  France,  François  Prévost  d'Exilés  était  né,  en  1G97, 
dans  une  petite  ville  de  l'Artois,  d'une  famille  à  bon  droit  con- 
sidérée dans  cette  riche  province.  Il  eut  pour  premier  précep- 
teui*son  père  lui-même,  qui  était  un  savant  magistrat,  et  de 
bonne  heure  il  s'abandonna  à  tous  les  heureux  penchantsdela  jeu- 
nesse 5  car  encore  en  ce  temps-là,  n'était  pas  jeune  qui  voulait, 
les  premières  années  de  la  vie  étaient  sérieuses  et  occupées.  Qui- 
conque avait  du  bon  sang  dans  les  veines  appartenait  de  droit 
à  l'ambition  et  à  tous  les  travaux  de  l'ambition.  Il  n'y  avait 
guère  que  quelques  nouveaux  venus  sans  nom  à  qui  il  fut  permis 
d'être  jeune  impunément.  —  Le  jeune  Prévost  fut  jeune  tout  à. 
son  aise,  et  à  peine  sorti  du  collège  d'Harcourt,  où  il  fut  envoyé 
un  instant  par  son  père,  le  jeune  homme  se  fit  mousquetaire.  Il 
obéit  en  aveugle  à  tous  ses  instincts  belliqueux,  malheureuse- 
ment les  beaux  temps  de  la  guerre  étaient  passés  ;  Louis  XIV 
n'était  plus  jeune ,  et  autour  du  roi  son  armée  même  avait 
vieilli.  Le  moyen  de  se  plaire  au  milieu  de  cette  armée  blanchie 
sous  le  harnois  !  —  Aussi  notre  mousquetaire  revint-il  bientôt  à 
la  tranquille  et  studieuse  maison  dont  il  était  sorti.  Et  comme  i[ 
3  1 


6  REVUE  DE  PARIS. 

était  beau ,  jeune ,  éloquent,  plein  de  génie,  comme  déjà  il  sa- 
vait écrire,  vous  jugez  s'il  fut  reçu  avec  transport  !  On  n'avait 
pas  voulu  en  faire  un  lieutenant ,  les  jésuites  lui  promirent  les 
plus  hauts  emplois  de  l'ordre  ;  lui,  cependant ,  il  se  laissa  faire 
jésuite,  il  prononça  ses  vœux  ;  il  fut  heureux  pendant  six  mois 
dans  cette  nouvelle  position. 

Mais  à  peine  se  trouva-t-il  lié  par  un  serment,  et  un  serment 
religieux  encore  !  que  le  voilà  repris  de  son  humeur  vagabonde, 
—  je  veux  dire  de  son  humeur  poétique.  Il  voulut  encore  une 
fois  porter  les  armes  et  faire  l'amour.  L'amour  et  la  guerre  le 
reçurent  cette  fois  à  bras  ouverts  comme  s'il  n'eût  pas  été  jé- 
suite, ou  peut-être  parce  qu'il  était  un  jésuite.  Vous  jugez  du 
scandale  !  vous  jugez  du  courroux  paternel.  On  dit  même  que 
le  brave  homme  mourut  subitement  rien  qu'à  voir  son  fils  le  jé- 
suite donnant  le  bras  à  une  belle  dame  de  sa  ville  natale.  — 
Mais  laissez-le  donc  un  instant  à  lui-même,  ce  pétulant  jeune 
homme.  Ne  faut-il  pas  qu'il  apprenne  quelque  part  les  passions 
qu'il  va  peindre,  le  monde  dont  il  est  l'historien,  les  vices  mêmes 
qu'il  doit  mettre  en  scène  ,  et  certes  vous  ne  voudriez  pas  qu'il 
apprît  tout  cela  au  couvent. 

Il  avait  donc  vingt-quatre  ans  ,  quand  un  beau  jour  sa  jeune 
maîtresse,  inconstante  et  volage  comme  Manon,  aussi  jolie  sans 
doute,  c'est-à-dire  trop  jolie,  lui  dit  en  souriant  :  Adieu,  je 
pars  !  adieu,  j'en  aime  un  autre  !  Il  courba  la  tête  sous  ce 
cri  inattendu,  son  cœur  se  brisa  comme  se  brise  toujours  le 
cœur  la  première  fois  qu'il  se  brise  ;  il  ne  voulut  plus  entendre 
parler  ni  du  monde,  ni  de  l'amour,  ni  du  métier  des  armes;  il 
revint  avec  ardeur  à  la  vie  paisible,  à  l'étude,  aux  vieux  livres, 
à  la  prière,  à  la  méditation.  —  De  soldat  qu'il  était,  il  se  fit  bé- 
nédictin, et  encore  un  bénédictin  de  la  vieille  roche,  c'est-à-dire 
un  savant ,  un  utile ,  un  véritable  bénédictin.  Pauvre  âme  en 
peine,  qui  ne  savait  à  quoi  se  rattacher  !  Pauvre  cœur  malade, 
qui  ne  savait  ce  qu'il  fallait  aimer  !  Pauvre  imagination  malade, 
qui  se  serait  dévorée  elle-même  ,  si ,  après  ses  tristes  écarts , 
elle  n'avait  pas  trouvé  à  chaque  instant  tout  prêts  à  lui  prêter 
son  ombre  touchmte  et  sainte,  ces  doux  refuges,  ces  secrets 
asiles  du  cloître  toujours  ouverts  aux  esprits  bien  faits  et  aux 
tendres  repentirs. 

Cette  fois  encore,  blessé  au  cœur  comme  il  l'était  en  pleurant 


REVUE  DE  PARIS.  7 

l'infidèle  qui  aimait  ailleurs  ,  il  prit  son  nouvel  état  au  séiieux, 
tout  comme  il  avait  pris  au  sérieux  les  passions  mondaines.  Il 
se  soumit  à  la  règle,  aussi  ardeul  que  lorsqu'il  l'avait  abandon- 
née pour  obéir  à  tous  les  caprices  de  son  cœur.  Il  avait  un  dou- 
ble penchant  pour  le  bruit  du  monde  et  pour  le  silence  du 
cloître,  il  eût  voulu  être  à  la  fois  un  saint  ermite  et  un  amou- 
reux capitaine;  mais  cependant,  dans  Tun  et  dans  l'autre  étal, 
dans  le  bruit  et  dans  la  paix  ,  dans  le  cloître  et  dans  le  monde, 
c'était  toujours  la  même  âme,  honnête  et  candide,  qui  courait 
après  l'infini  par  les  sentiers  les  moins  frayés ,  par  les  routes 
les  plus  inconnues,  sans  jamais  arriver  à  son  but. 

Ce  nouvel  état  d'obéissance  et  de  soumission  dura  six  ans.  Et 
l)endant  ces  six  années  si  longues ,  l'abbé  Prévost  eut  bien  à 
combattre  avec  lui-même.  De  temps  à  autre ,  et  quand  il  se 
croyait  le  mieux  guéri,  les  tentations  de  sa  jeunesse  reparais- 
saient plus  puissantes  et  plus  vives  ;  ses  passions,  qu'il  croyait 
éteintes,  se  ranimaient  de  plus  belle;  l'obéissance  lui  pesait;  il 
aspirait  à  une  liberté  nouvelle.  Il  eût  voulu,  l'ingrat!  briser 
violemment  ces  liens  sacrés  qui  d'abord  lui  avaient  été  si  chers. 
A  cette  heure  il  était  à  bout  de  supplices,  son  amour  s'était  usé, 
et,  avec  son  amour,  la  résignation.  L'étude  l'éblouissait  et  le 
fatiguait  sans  lui  rien  apprendre.  Il  ne  comprenait  plus  rien  à 
ces  labeurs  historiques  de  Massillonet  deDom  Martin;  et  il  suc- 
combait sous  ce  rude  fardeau  que  d'abord  il  avait  trouvé  si  fa- 
cile à  porter.  Évidemment,  il  n'était  pas  fait  pour  pénétrer  ainsi 
peu  à  peu  dans  les  ténèbres  de  notre  histoire,  pour  dérouler  pé- 
niblement tous  ces  mystères  ;  quelque  chose  bourdonnait  là  dans 
sa  têle,  là  dans  son  cœur ,  qui  souvent  lui  arrachait  des  mains 
sa  plume  savante.  Ce  quelque  chose  qui  bourdonnait,  c'était  le 
bruit  du  monde,  comme  fait  la  mer  qu'on  entend  du  cimetière 
de  Pise,  dont  elle  s'est  retiiée  cependant  depuis  des  siècles.  En 
vain  ses  supérieurs  qui  l'aimaient  lui  donnaient  toutes  les  dis- 
tractions possibles.  —  Polémique  religieuse.  —  Enseignement 
des  humanités.  —  Prédications  dans  ces  belles  églises  de  Paris, 
qu'il  remplissait  de  son  éloquence.  --  Rien  n'y  fit,  rien  ne  put 
le  calmer,  rien  ne  put  faire  rentrer  le  calme  dans  cette  pauvre 
âme  en  peine;  rien,  pas  même  tout  un  volume  in-folio  de  la 
Gallia  Christianiste,  qu'on  lui  donna  à  rédiger. 
11  voulut  savoir,  sentir  enfin  le  secret  de  son  génie,  il  voulut 


8  REVUE  DE  PARIS. 

obéir  à  sa  vocation,  cette  fois  encore  il  passa  à  un  nouvel  état, 
non  pas  qu'il  eût  quitté  le  cloître  cette  fois,  mais  il  le  quitta  par 
la  pensée;  il  redevint  le  vagabond  d'un  monde  qu'il  avait  décou- 
vert dans  son  cœur;  il  se  sentit  un  romancier,  et,  entre  deux 
amours,  il  se  mit  à  écrire  sa  première  fiction,  \ts  Mémoires 
d'un  homme  de  qualité.  Mais  hélas  !  bientôt  le  vagabondage 
poétique  ne  lui  suffit  plus.  Il  s'échappa  du  cloître,  et  il  s'enfuit 
en  Hollande  comme  un  déserteur,  comme  un  relaps.  —  Cette 
fois  encore  le  voilà  libre,  mais  damné  et  si  pauvre  ! 

Heureusement  la  Hollande,  en  ce  lem.ps-là,  faisait,  entre  au- 
tres commerces  ,  le  commerce  des  productions  de  l'esprit  ;  elle 
vendait  ù  toute  l'Europe  ses  harengs  saurs  et  ses  pamphlets. 
L'abbé  Prévost,  savant  comme  il  était,  habitué  au  travail,  rem- 
pli d'idées,  de  visions,  d'images  ,  de  personnages  ,  de  romans  de 
toute  espèce,  devint  bientôt  le  plus  grand  fahricateur  littéraire 
de  la  Hollande.  Il  se  trouva  si  heureux  de  vivre  de  son  travail, 
et  ce  travail  lui  devint  si  facile  !  Il  vécut  ainsi  pendant  six  ans  , 
compilant,  traduisant,  arrangeant,  inventant,  faisant  en  unmot 
le  premierce  métier  littéraire  tel  qu'on  le  fait  de  nos  jours,  mais 
avec  plus  de  puissance  et  de  talent.  Dans  les  six  ans  de  ce  char- 
mant exil,  il  a  composé  ses  plus  beaux  livres  ,  les  derniers  vo- 
lumes des  Mémoires  d'un  homme  de  qualité ,  Clévelandf 
Manon  Lescaut,  le  Doyen  de  Killerine,  charmantes  histoires 
qui  ont  été  le  délassement  de  nos  grands-pères ,  que  nos  pères 
ont  eu  à  peine  le  temps  de  lire,  et  que  nous  autres,  ingrats  que 
nous  sommes,  nous  ne  lisons  plus. 

Pourtant  quel  charmant  style,  quelle  exquise  politesse,  quelle 
imagination  inépuisable!  Comme  vous  retrouvez  tout  à  fait  dans 
ces  livres  oubliés  les  restes  précieux  de  celte  exquise  et  élé- 
gante société  de  Louis  XIV,  qui  ne  devait  plus  revenir  dans  ce 
monde  que  nous  dépeint  l'abbé  Prévost.  Tout  se  passe  dans  ces 
livres  selon  les  règles  d'une  société  depnis  longtemps  établie; 
rien  de  violent,  rien  do  heurté  ;  le  grotesque  est  banni  de  ces 
ticlions,  la  satire  y  est  ù  peine  tolérée,  toutes  choses  s'y  passent 
sans  secousse  et  sans  violence;  et  voilà  ce  qui  explique  pour- 
quoi et  comment  nous  avons  laissé  dans  cet  oubli  profond  ces 
fictions  charmantes,  nous  autres  qui  sommes  blasés  aujouid'hui 
parla  terreur,  par  tous  les  crimes  ,  par  tous  les  adultères,  par 
tous  les  remords  du  roman  moderne  :  le  moyen  ,  je  vous  prie. 


REVUE  DE  PARIS.  9 

de  lire  encore  avec  charme  les  Mémoires  d'un  homme  de  qua- 
lité, quand  on  a  lu  la  veille  Han-d'lslande  ou  la  Figie  de 
Koat-Ven. 

Quand  il  eut  ainsi  jeté  en  dehors  toutes  les  passions  qui  le 
tourmentaient  en  dedans,  l'abbé  Prévost  se  trouva  quelque  peu 
calmé;  c'était,  comme  nous  le  disions  plus  haut,  une  de  ces 
bonnes  et  faibles  natures,  peu  obstiné  et  fertile  en  ressources. 
11  obéissait  à  ses  passions,  à  son  talent ,  à  l'imagination  ,  cette 
folle  du  logis  qu'il  aimait  tant,  et  pour  le  reste,  il  s'abandon- 
nait au  hasard.  Donc  l'amour  l'avait  poursuivi  en  Hollande 
comme  il  l'avait  poursuivi  au  couvent,  et  même  il  quitta  la  Hol- 
lande en  1754,  emmenant  avec  lui  une  belle  demoiselle  protes- 
tante, qui  le  voulait  épouser  à  toute  force;  à  ce  sujet,  l'abbé  Pré- 
vost, accusé  d'avoir  élé  enlevé  comme  Renaud  ou  Médor,  trace 
ainsi  son  propre  portrait  :  «Ce  Médor,  si  chéri  des  belles,  est  un 
n  homme  de  trente-sept  à  trente-huit  ans,  qui  porte  sur  sou 
»  visage  et  dans  son  humeur  les  traces  de  ses  anciens  chagrins, 
»  qui  passe  quelquefois  des  semaines  entières  dans  son  cabinet, 
»  et  qui  emploie  tous  les  jours  sept  ou  huit  heures  à  l'étude, 
»  qui  cherche  rarement  les  occasions  de  se  réjouir,  qui  résiste 
n  même  à  celles  qui  lui  sont  offertes,  et  qui  préfère  une  heure 
»  d'entretien  avec  uu  ami  de  bon  sens  à  tout  ce  qu'on  appelle 
*  plaisirs  du  monde  et  passe-temps  agréables  :  civil  d'ailleurs, 
«  par  l'efîetd'une  excellente  éducation,  mais  peu  galant;  d'une 
»  humeur  douce,  mais  mélancolique;  sobre  enfin  et  réglé  dans 
»  sa  conduite.  Je  me  suis  peint  fidèlement,  sans  examiner  si  ce 
»  portrait  flatte  mon  amour-propre  ou  s'il  le  blesse.  » 

Enfin,  après  six  ans  de  cet  exil,  il  lui  fut  permis  de  revenir  en 
France  sous  la  protection  du  cardinal  de  Bissy  et  du  prince  de 
Conti,  qui  le  nomma  son  aumônier.  Cette  fois  encore  il  fut  tout  à 
fait  heureux  et  tranquille  ;  il  s'abandonna  plus  que  jamais  à  l'oi- 
siveté de  la  vie  littéraire  pour  laquelle  il  était  né;  cet  homme 
aimait  à  écrire,  comme  les  buveurs  aiment  le  vin;  il  s'enivrait 
de  style;  il  était  d'une  abondance  inépuisable;  tout  convenait 
à  son  talent,  l'histoire,  la  géographie,  les  voyages,  les  petits 
contes,  les  romans  sans  fin  ;  sa  plume  appartenait  à  quiconque 
s'en  voulait  servir,  plume  facile,  élégante,  sans  venin  et  sans 
fiel.  Il  avait  fini,  tout  désintéressé  qu'il  était,  par  s'acheter  une 
petite  maison  près  ce  Chantilly,  «  où  je  suis  trop  heureux,  écri- 

1. 


10  REWE  DE  PARIS. 

vait-il,  avec  ma  vache  et  mes  deux  poules.  »  Homme  excellent. 
Mais  il  ne  jouit  pas  longtemps  de  son  bonheur,  on  eût  dit  qu'il 
devait  mourir  quand  sa  dernière  passion  se  serait  calmée;  il  n'a 
pas  eu  le  temps  de  finir  ses  derniers  livres,  de  se  reposer  à  l'om- 
bre de  son  arbre;  il  ne  s'est  guère  assis  sur  son  banc  de  gazon, 
à  peine  a-t-il  mangé  les  œufs  frais  de  ses  deux  poules.  Un 
jour,  comme  il  se  rendait  à  pied  à  sa  modeste  maison  des 
champs,  il  tombe  par  terre  frappé  d'un  coup  d'apoplexie;  des 
paysans  le  portèrent  chez  un  opérateur  de  village,  qui,  croyant 
avoir  affaire  à  un  cadavre,  ouvrit  ce  pauvre  homme,  et  l'abbé 
Prévost  se  réveilla  mais  blessé  au  cœur.  Il  mourut  donc  d'une 
façon  plus  dramatique  que  tous  les  héros  de  ses  livres.  Cette 
mort  terrible  couronna  dignement  cette  vie  si  simple  d'agitations 
et  d'aventures;  le  monde,  qu'il  avait  tant  charmé  et  qui  savait  à 
peine  son  nom,  ne  se  douta  pas  qu'il  perdait  ce  jour-là  un  véri- 
table écrivain  du  dix-septième  siècle,  qui  même  en  remuant  la 
fange  du  siècle  suivant  sera  resté  un  correct  et  élégant  écri- 
vain ;  un  homme  qui  était  quelquefois  l'égal  de  Lesage  ;  qui  était 
plus  écrivain  que  Racine  fils,  que  madame  de  Lambert  et  le 
chancelier  d'Aguesseau;  ce  ne  fut  que  plus  tard  et  quand  on  put 
fouiller  dans  l'immense  recueil  de  ses  œuvres  complètes,  que 
le  monde  littéraire  reconnut  enfin  quelle  perte  il  avait  faite, 
le  jour  où  mourut  l'auteur  de  ce  chef-d'œuvre,  Manon  Lescaut. 

Manon  Lescaut  est,  en  effet,  un  des  chefs-d'œuvre  remplis 
de  passion,  de  douleur  et  d'amour,  qui  échappent  à  l'âme  d'un 
homme  de  génie  dans  un  de  ces  moments  d'enthousiasme  qu'il 
ne  retrouve  pas  deux  fois  en  sa  vie.  Livre  merveilleux!  admira- 
ble histoire  !  drame  touchant  qui  se  passe  tout  au  bas  de  l'échelle 
sociale  !  Que  de  larmes  dans  ce  récit  si  naturel,  si  vraisemblable 
et  si  rempli  !  Comme  cette  pauvre  femme  se  sauve  de  l'opprobre, 
à  force  de  beauté  et  de  jeunesse;  comme  ce  jeune  homme  évite 
la  honte,  à  force  de  dévouement  et  d'amour  !  Et  puis,  quand  l'un 
et  l'autre  ils  ont  poussé  à  bout  la  destinée  humaine,  quand  ils 
ont  épuisé  d'une  lèvre  avide  la  coupe  enivrante  de  la  volupté,  la 
mort  arrive,  qui  sanctifie  tout  ce  délire,  non-seulement  la 
mort,  mais  encore  la  pitié  et  le  pardon. 

Il  n'y  a  pas  dans  toute  la  langue  française  un  livre  mieux  fait 
que  Manon  Lescaut.  Le  récit  commence  vite  et  bien.  Vous  en- 
trez tout  d'un  coup  dans  ces  adorables  mystères  du  cœur  que 


REVUE  DE  PARIS.  11 

les  autres  poêles  ne  développent  que  lentement  et  après  mille 
détours.  —  La  belle  histoire,  quand  toute  cette  jeunesse  sallie 
avec  toute  cette  innocence  !  Et,  tout  d'un  coup,  voyez  comme  les 
deux  charmants  héros  de  ce  livre  se  précipitent  tête  baissée 
dans  ces  tristes  désordres,  comme  ils  tiaversent  toute  cette  fange 
sociale,  sans  rien  perdre  de  leur  grâce,  de  leur  beauté,  de  leur 
esprit,  de  leur  jeunesse! 

En  ce  temps,  quelle  histoire  remplie  de  variété  et  de  mouve- 
ment sur  ce  fond  unique  de  délire  et  d'amour  !  Les  deux  héros 
sont  charmants,  jeunes  et  amoureux  à  outrance  ;  ils  passent 
tour  à  tour,  et  du  jour  au  lendemain,  de  la  misère  à  la  fortune, 
du  boudoir  éclatant  et  parfumé  à  la  prison  humide  et  sombre,  de 
Paris  à  l'exil,  de  l'exil  à  la  mort.  Pauvre  Manon  !  tantôt  haut , 
tantôt  bas,  grande  dame  et  grisette;  aujourd'hui  dans  la  soie,  de- 
main dans  la  bure;  adorée  du  monde  et  plongée  au  couvent  des 
filles  repenties;  rieuse,  coquette,  aimant  les  plaisirs  presque  au- 
tant qu'elle  aime  son  amant,  vagabonde  et  folâtre  beauté  ,  elle 
représente  à  merveille,  dans  son  dévouement  et  dans  ses  capri- 
ces, la  jeunefilleparisienne,qui  n'apporte, en  venant  au  monde, 
pour  toute  fortune,  qu'un  grand  fond  de  beauté,  de  grâce,  d'in- 
souciance, de  scepticisme  et  d'amour! 

Et  ce  pauvre  Des  Grieux,  l'amant  de  cette  belle  fille,  quel  hé- 
ros à  part  !  Il  est  jeune,  ilest  beau,  il  est  brave,  il  est  amoureux, 
il  est  innocent,  il  est  timide;  il  n'a  qu'à  le  vouloir,  et  sa  fortune 
est  faite,  et  il  sera  un  homme  considéré,  estimé  de  tous,  res- 
pectf-,  cher  à  tous.  —  Mais  Des  Grieux  ne  veut  pas.  L'amour  qui 
remplit  son  âme  le  jette  dans  tous  les  transports.  Adieu  le  monde, 
adieu  la  famille,  adieu  l'estime  des  hommes  ,  adieu  même  à  la 
vertu.  La  même  passion  les  eût  sauvés,  ces  deux  enfants,  dans 
un  siècle  réglé  par  le  devoir  :  elle  les  perd  sans  rémission,  dans 
un  siècle  en  proie  à  tous  les  désordres,  à  tous  les  délires.  Mais 
cependant  quelle  lutte  touchante  contre  les  entraves  de  la  so- 
ciété !  quel  courage!  quelle  imagination  profonde!  Et  quand  le 
malheur  arrive,  quand  il  faut  céder  enfin  à  la  société  qui  se 
venge,  et  qui  se  venge  toujours  tôt  ou  tard  ,  n'en  doutez  pas  , 
vous  rappelez  vous  par  quelles  angoisses  se  termine  ce  drame , 
et  quelle  expiation  est  donnée  enfin  à  toute  cette  vie  perdue  par 
l'amour  et  pour  l'amour? 

Il  faut  le  dire  tout  bas,  mais  enfin  il  faut  le  dire,  Manon 


13  REVUE  DE  PARIS. 

Lescaut  a  été  le  type  original  de  deux  chefs-d'œuvre  contempo- 
rains qui  sauveront  de  loubli  la  littérature  de  notre  époque  : 
Paul  et  Virginie  et  Atala. 

f^irginie.  qu'est-ce  autre  chose  que  Manon  Lescaut  purifiée? 
/étala,  qu'est-ce  autre  chose  ([ue  Virginie  chrétienne?  c'est 
pourtant  1  abbé  Prévost,  cet  ingénieux  et  admirable  scrutateur 
du  cœur  humain,  qui  a  découvert  le  premier  ces  poétiques  dé- 
serts oijse  passent,  où  s'accomplissent  ces  trois  Manon  Lescaut ^ 
Paul  et  Virginie,  et  Atala. 

J.  Janin. 

(  Extrait  de  la  Revue  française.  ) 


LE  PIANO  \ 


Tout  le  monde  connaît  Timmense  fortune  du  piano ,  les  triom- 
phes que  cet  admirable  et  précieux  instrument  obtient  chaque 
jour  dans  tous  les  pays.  On  sait  qu'il  règne  en  souverain  dans 
les  salons  et  [)orle  les  charmes  de  sa  mélodie,  les  trésors  de  son 
harmonie ,  dans  l'arrière-boutique ,  l'entresol  et  la  mansarde. 
On  sait  qu'il  excite  des  transports  d'enthousiasme  quand  Thal- 
berg  et  ses  dignes  rivaux  gouvernent  son  clavier.  On  se  plaît  à 
l'entendre  lorsqu'il  soutient  les  voix  par  de  savants  accords  ,  en 
reproduisant  les  traits  destinés  à  l'orchestre.  On  a  recours  en- 
core à  ses  jeux  éclatants  pour  guider  les  danseurs  ,  marquer  la 
cadence  et  mettre  en  mouvement  les  quadrilles  d'un  petit  bal 
improvisé.  Le  piano  verse  également  ses  bienfaits  sur  les  heu- 
reux du  siècle  et  sur  le  menu  peuple  des  virtuoses.  Partout  on 
le  désire  ,  on  l'applaudit ,  on  réclame  son  utile  secours  ;  chacun 
vante  les  succès  de  l'instrument  universel ,  de  cet  abrégé  des 
richesses  harmoniques.  La  brillante  position  qu'il  s'est  faite  dans 
le  monde  musical  pourrait  suffire  à  son  illustration  j  mais  bien 
des  gens  encore  s'obstinent  à  regarder  le  piano  comme  un  par- 
venu ,  comme  un  instrument  tout  à  fait  nouveau  ,  comme  un 
soldat  enrôlé  hier  et  porté  tout  de  suite  au  faîte  des  honneurs 
par  la  faveur  publique.  C'est  une  erreur  qu'il  m'importe  de  dé- 
truire ;  je  veux  faire  connaître  la  famille  de  cet  heureux  instru- 
ment, vous  montrer  sa  généalogie,  ses  ancêtres  .  et  proclamer 
ici  des  litres  de  noblesse  que  trop  de  pianistes  ignorent. 

(1)  Kous  donnerons  sous  ce  titre  plusieurs  extraits  du  Livre  des 
Pianisies,\C)]nme  que  M.  Castil-lîlaze  se  propose  de  piihlier. 


14  REVUE  DE  PARIS. 

Avant  d'arriver  à  rinstrument ,  il  est  nécessaire  de  parler  du 
clavier,  sa  partie  essentielle  et  qui  le  caractérise. 

Le  clavier  est  l'assemblage  de  toutes  les  touches  du  clavecin  , 
de  l'orgue  ,  du  piano  :  ces  touches  représentent  tous  les  sons  qui 
peuvent  être  employés  dans  l'harmonie. 

L'orgue  est  l'instrument  à  touches  le  plus  ancien.  Ces  touches 
étant  destinées  à  ouvrir  et  à  fermer  les  portes  au  vent ,  on  leur 
donna  d'abord  le  nom  de  clefs,  claves  ;  leur  assemblage  fut  na- 
turellement appelé  clavier.  Quelques-uns  veulent  que  les  touches 
aient  été  nommées  ainsi  à  cause  de  leur  forme  échancrée  par 
un  bout,  qui  les  fait  ressembler  à  de  véritables  clefs  antiques. 
La  première  de  ces  étymologies  doit  être  préférée  avec  d'autant 
plus  de  raison  que  l'on  donne  aujourd'hui  le  même  nom  méta- 
phorique de  clefs  aux  petites  soupapes  de  métal  adaptées  à  la 
flûte  ,  à  la  clarinette  ,  au  basson  ,  etc.,  et  dont  l'office  est  exac- 
tement le  même  que  celui  des  touches  de  l'orgue. 

Le  clavecin ,  inventé  longtemps  après  l'orgue ,  reçut  par  ana- 
logie le  nom  latin  de  clavicembalutn ,  et  le  clavicorde  celui  de 
clacicordium,  parce  que  ces  instruments  avaient  des  c/arzers. 
Les  Anglais  donnent  encore  aux  touches  du  piano  et  de  l'orgue 
le  nom  de  kef,  clef.  Dans  les  sonates  et  les  concertos  de  piano 
gravés  en  Angleterre  à  la  fin  du  siècle  dernier,  on  désigne  par 
additional  keys  les  touches  qui  succèdent  à  l'aigu ,  à  la  cin- 
quième octave  du  clavier. 

Les  instruments  à  clavier  en  usage  maintenant  sont  l'orgue  , 
le  piano  et  leurs  dérivés;  la  vièle,  l'harmonica,  les  earrillons 
ont  aussi  des  claviers. 

Les  anciens  se  sont  efforcés  de  tirer  parti  des  cordes  tendues 
sur  une  table  vibrante  et  sonore.  Que  ces  cordes  fussent  pincées, 
frappées  ou  mises  en  jeu  par  un  archet,  les  anciens  paraissent 
avoir  ignoré  les  ressources  immenses  que  l'application  d'un  cla- 
vier pouvait  donner  à  plusieurs  de  leurs  instruments. 

L'invention  du  clavier  date  d'un  temps  qu'il  est  difficile  de  pré- 
ciser. Les  jeux  d'orgue,  qui  ne  sauraient  se  passer  de  ce  méca- 
nisme ingénieux  et  prompt  dans  ses  résultats  ,  remontent  au 
moins  jusqu'au  vii^  siècle.  L'application  du  clavier  aux  instru- 
ments à  cordes  ne  peut  être  signalée  d'une  manière  à  peu  près 
positive  que  vers  le  xive  siècle.  L'Italie  réclame  l'honneur  de 
celte  précieuse  combinaison. 


REVUE  DE  PARIS.  15 

On  rencontre  encore  aujourd'hui  chez  les  marchands  de  cu- 
riosités, dans  les  cabinets  des  amateurs  ,  ou  bien  entre  les  mains 
des  musiciens  ambulants  ,  le  tyrapanon  et  le  psaltérion  ,  instru- 
ments composés  d'une  caisse  d'harmonie  triangulaire  ou  carrée, 
sur  laquelle  sont  tendues  des  cordes  métalliques  relevées  par  un 
chevalet.  On  attaque  ces  cordes  avec  deux  baguettes  en  bois  ou 
en  métal.  Ces  baguettes  sont  terminées  par  un  crochet  ou  bien 
par  un  bouton  en  liège.  J'ai  entendu  des  joueurs  de  tympanon 
fort  habiles;  dans  leur  exécution  rapide  et  d'une  grande  clarté  , 
ils  faisaient  toujours  distinguer  deux  parties.  Moi-même,  étant 
enfant ,  j'ai  joué ,  non  pas  du  tympanon ,  mais  avec  un  tympanon 
que  je  suis  parvenu  à  détruire  en  le  faisant  voguer  sur  l'eau 
comme  une  barque,  en  pinçant,  battant  ses  cordes  avec  une 
telle  ardeur  que  le  pauvre  instrument  ne  put  y  résister  long- 
temps. 

II  est  à  Cavaillon  un  noble  ,  antique  et  vaste  manoir,  portant 
créneaux,  mâchicoulis  ,  blasons,  croisées  à  vitraux  plombés; 
château  flanqué  d'une  tour  très-haute  encore  ,  quoiqu'on  ait  été 
forcé  de  la  décapiter  afin  de  prévenir  sa  ruine.  Les  salles  de  cet 
immense  bâtiment,  la  cuisine  surtout,  attestent  la  splendeur, 
le  bon  goût  du  prince  de  l'Église  qui  l'a  fait  construire.  Si  le 
chapeau  con  fîocchi  figurant  dans  les  sculptures ,  n'attestait 
pas  que  c'était  jadis  la  demeure  d'un  cardinal,  la  tour,  signe 
caractéristique  de  la  pourpre  avignonnaise ,  suffirait  pour  le 
prouver.  Dominant  avec  orgueil  et  majesté  les  ménils  des  nobles 
hommes  et  des  vilains,  la  tour  signale  encore  au  loin  les  châ- 
teaux élevés  en  Avignon,  à  Cavaillon,  à  l'Isle  ,  par  les  membres 
du  sacré  collège  ,  pendant  le  séjour  des  papes  dans  la  ville  son- 
nante. C'est  dans  le  garde-meuble ,  d'autres  diraient  grenier, 
de  cet  autre  Palais-Cardinal ,  habité  par  ma  famille  depuis  des 
siècles ,  que  je  trouvai  le  tympanon  ci-dessus  mentionné.  La 
physionomie  gothique  et  moyen  âge  des  bahuts  ,  des  sièges  ver- 
moulus qui  reposaient  à  ses  côtés ,  doit  me  faire  croire  que  ce 
tympanon  était  là  depuis  le  temps  de  Jean  XXll  et  de  Pétrarque. 
Hélas!  il  y  serait  encore  si  je  ne  l'avais  découvert!  Comme 
Achille,  je  saisis  l'arme  que  le  hasard  présentait  à  mes  yeux  ; 
mon  instinct  musical  fit  briller  sa  première  étincelle  ,  et  l'infor- 
tuné tympanon  ,  cruellement  pincé,  lacéré,  termina  dans  les 
flots  son  existence  digne  d'un  plus  heureux  dénoûment.  La  lyre 


16  REVUE  DE  PARIS. 

d'Arion,  emportée  par  les  vagues  de  THellespout,  rendait  encore 
des  sons  harmonieux  ;  le  tympanon  garda  le  silence  le  plus  obs- 
tiné :  sa  poitrine  était  percée  à  jour. 

L'image  du  tympanon,  du  psaltérion,  multipliée  dans  beaucoup 
de  manuscrits  du  moyen  âge,  prouve  que  ces  instruments  étaient 
alors  d'un  usage  fréquent. 

La  difficulté  de  l'attaque,  l'incertitude  de  la  main  dirigeant 
ces  baguettes  sans  point  d'appui,  pouvait  donner  l'idée  de  faire 
sonner  les  cordes  en  les  frappant  d'une  manière  régulière,  ferme 
et  sûre,  par  un  moyen  mécanique.  Emprunter  le  clavier  à  l'or- 
gue pour  l'adapter  au  tympanon,  au  psaltérion;  armer  chaque 
touche  d'une  lame  de  cuivre  qui  vînt  attaquer  la  corde,  c'était 
construire  une  véritable  épinette.  Mais  le  clavicorde  a  précédé 
cet  instrument ,  et  le  clavicorde  n'est  point  du  même  genre  que 
l'épinefle.  Le  clavicorde  est  un  instrument  à  part;  sa  consti- 
tution ,  la  manière  dont  ses  cordes  sont  coupées  dans  leur  lon- 
gueur par  les  lames  de  métal  qui  les  frappent ,  prouvent  que  le 
clavicorde  ne  saurait  ètreun  psaltérion  perfectionné,  transformé, 
comme  plusieurs  l'ont  pensé. 

Boccace,  qui  écrivit  son  Décameron  vers  1550,  fait  mention 
du  cembalo  pour  accompagner  la  voix.  Quelques  auteurs  ont 
mis  en  doute  que  ce  cembalo  fût  le  clavecin ,  connu  depuis  sous 
ce  nom  en  Italie.  Ils  ont  pensé  qu'il  s'agissait  plutôt  d'un  instru- 
ment du  genre  du  cymbaluiii  des  anciens ,  c'est-à-dire  d'un 
instrument  de  percussion  tel  que  les  crotales,  les  cymbales  des 
curetés  et  des  corybantes.  J'adopte  l'opinion  de  IM.  Félis ,  et 
pense  que  cela  n'est  point  vraisemblable.  L'usage  des  petits  or- 
gues portatifs  (l)  et  des  instruments  à  cordes  pincées  était  trop 
répandu  depuis  le  xiii^  siècle,  les  peintures  des  manuscrits  de 
celte  époque  le  prouvent,  et  la  musique  avait  fait  trop  de  progrès 
en  Italie  au  temps  de  Boccace,  pour  que  l'on  songeât  à  soutenir, 

(1)  D'autres  écriraient  petites  orgues  portatives.  Vous  dire  ici  la 
raison  qui  me  fait  repousser  les  absurdités  académiques  serait  inutile  ; 
je  répéterais  ce  que  Ton  a  depuis  vingt  ans  imprimé  dans  mon  Diction- 
naire  de  Musique  moderne.  Ce  livre  est  et  doit  être  mon  régula- 
teur. Veuillez  le  consulter  lorsqu'une  expression  relative  à  la  musique 
vous  semblera  singulière,  étrange  dans  sa  forme  et  dans  sou  appli- 
cation. 


REVUE  DE  PARIS.  17 

accompagner  la  voix  avec  un  instrument  de  percussion.  Si  le 
cemhalo  de  Boccace  n'était  pas  un  clavecin,  une  épiuette,  c'était 
au  moins  un  tympanon  sur  lequel  la  percussion  avait  lieu  parle 
moyen  des  baguettes. 

Il  existait  à  Rome ,  il  y  a  soixante-dix  ans,  un  clavecin  à  cin- 
tre droit,  composé  de  vingt-cinq  touches,  sans  différence  de 
forme  pour  les  bémols  et  les  dièses,  qui  paraissait  être  un  des 
premiers  essais  que  Ton  eût  exécutés  dans  la  fabrication  des 
instruments  à  clavier.  On  affirmait  alors  que  celui-ci  avait  été 
apporté  d'Athènes  à  Rome  au  temps  de  Jules-César.  Je  ne  dois 
pas  ra'arrêter  à  combattre  une  telle  assertion.  Hullmandel  parle 
aussi  d'un  autre  clavecin  conservé  à  Rome  ,  et  dont  le  corps,  la 
table  et  le  chevalet  étaient  en  marbre  blanc.  Celle  image  sculptée 
avait,  sans  doute,  fait  partie  de  quelque  monument;  on  lui  at- 
tribuait six  cent  cinquante  ans  d'ancienneté ,  ce  qui  paraît  éga- 
lement absurde.  Zarlino  fait  mention  d'une  épinelte  dont  les 
débris  existaient  en  1555,  et  qui  semblait  avoir  été  faite  envi- 
ron cent  cinquante  ans  auparavant.  Le  témoignage  d'un  musi- 
cien si  savant  est  irrécusable,  et  s'accorde  avec  ce  que  l'on 
sait  de  quelques  artistes  célèbres  du  xiv^  siècles,  tels  que  Fran- 
cesco  (Vegli  Orfjani^  Nicolo  del  Proposto,  Jacopo  di  Bologna , 
et  quelques  autres  habiles  organistes,  qui  se  distinguèrent  aussi 
dans  le  jeu  des  instruments  à  clavier;  des  écrivains  italiens  de  celte 
époqueratlestent.  Il  fallaitdonc  quel'on  possédàtces  instruments. 
Rien  ne  prouve  mieux  l'existence  du  clavicorde  ou  de  l'épi- 
nette  au  xiv^  siècle,  ou  du  moins,  au  plus  tard ,  au  commence- 
ment du  xv<^ ,  que  la  manière  dont  en  parlent  ceux  qui  ont  décrit 
ces  instruments  dans  les  premières  années  du  xvie.  Ils  ne  les 
signalent  point  comme  des  choses  nouvelles,  et  les  variétés 
qu'ils  en  font  connaître ,  démontrent  qu'elles  étaient  le  résultat 
incontestable  d'une  infinité  d'essais  qui  dataient  d'un  temps 
déjà  ancien.  Si  l'on  fait  attention  à  la  lenteur  des  découvertes  et 
des  perfectionnements  dans  un  état  de  civilisation  si  peu  avan- 
cée ,  on  sera  persuadé  que  des  instruments  déjà  si  compliqués 
n'ont  pu  sortir  tout  à  coup  du  cerveau  des  inventeurs,  tels  qu'ils 
sont  décrits  par  les  écrivains  du  x^i"  siècle. 

De  toutes  les  traditions  ,  la  plus  vraisemblable  est  que  les  Ita- 
liens ont  inventé  le  clavicorde  vers  1500,  et  que  les  Belges,  les 
Allemands  les  ont  imités  ensuitt;. 


18  REVUE  DE  PARIS. 

M.  Anders  pense  avec  raison  que  le  clavicorde  procède  et  nous 
vient  du  monocorde  et  non  pas  du  tympanon,  du  psallérion  per- 
fectionnés. 

Le  monocorde  est  un  instrument  que  l'on  appelle  ainsi  parce 
qu'il  n'a  qu'une  seule  corde  que  l'on  divise  à  volonté  au  moyen 
de  chevalets  mobiles.  La  trompette  marine  est  une  espèce  de 
monocorde. 

Comme  nous  ,  les  anciens  n'employaient  le  monocorde  que 
pour  mesurer  les  proportions  des  sons  entre  eux.  Dans  le 
moyen  âge,  on  le  fit  servir  à  régler  l'intonation  du  chant,  et 
c'est  alors  que  l'on  reconnut  les  imperfections  de  cet  Instru- 
ment. On  imagina  d'abord  de  remplacer  par  un  mécanisme  ces 
chevalets  mobiles  qu'on  ne  pouvait  déplacer  qu'en  les  poussant 
avec  les  mains.  De  minces  morceaux  de  bois  ,  surmontés  d'une 
lame  de  métal,  prirent  la  place  des  chevalets.  En  comprimant 
une  de  ces  touches,  la  lame  s'élevait  vers  la  corde  ,  et  non-seu- 
lement opérait  la  division  produite  auparavant  par  le  chevalet , 
mais  la  faisait  résonner  en  même  temps ,  et  dispensait  de  l'o- 
bligation de  la  pincer  avec  le  doigt.  On  tira  parti  de  celte  dé- 
couverte. Le  nombre  de  ces  touches  fut  augmenté  peu  à  peu  ; 
on  multiplia  les  cordes;  la  construction  du  tympanon  servit  de 
modèle  pour  donner  une  caisse  d'harmonie  à  ces  cordes  vi- 
brantes ,  et  voilà  le  clavicorde  inventé.  Ses  résultats  devaient 
être  bien  mesquins  ,  sa  taille  bien  petite;  mais  enfin  ce  n'en  était 
pas  moins  un  premier  instrument  à  touches  et  à  cordes.  Il  con- 
tinua d'être  appelé  monocorde  ,  preuve  évidente  de  son  origine, 
jusqu'à  ce  que  les  musiciens  lui  eussent  donné  un  nouveau 
nom  plus  convenable  et  plus  significatif  :  celui  de  clavico?'de  ^ 
instrument  à  cordes  et  à  clavier.  Telle  est  la  souche  de  l'in- 
nombrable famille  des  instruments  du  même  genre  qui  se  sont 
succédé  jusqu'à  nos  jours  ,  et  dont  la  plupart  sont  tombés  dans 
l'oubli. 

Le  marteau  du  piano  frappe  la  corde  et  la  quitte  aussitôt. 
Cette  corde  reposant  de  chaque  côté  sur  un  chevalet ,  la  lon- 
gueur de  sa  partie  vibrante  est  déterminée  par  ces  deux  points 
de  contact ,  de  repos.  Que  le  marteau  la  frappe  en  divers  en- 
droits ,  l'intonation  ne  variera  pas  ;  il  n'y  aura  difîérence  que 
dans  le  volume  et  la  qualité  du  son.  Il  n'en  est  pas  de  même 
dans  le  clavicorde.  Ici ,  du  côté  opposé  au  chevalet  de  la  table, 


REVUE  DE  PARIS.  W 

les  cordes  sont  entrelacées  de  lanières  de  drap  5  la  longueur  de 
la  partie  vibrante  de  la  corde,  partie  qui  doit  donner  le  son, 
n'est  déterminée  qu'au  moment  où  la  lame  perpendiculaire  de 
la  touche  vient  atteindre  cette  corde.  Il  faut  que  cette  lame 
reste  appuyée  contre  la  corde  ,  parce  que  c'est  elle  qui  devient 
le  second  point  d'appui  de  cette  corde,  sans  quoi  l'on  n'obtien- 
drait pas  de  son.  Loin  d'intercepter  la  vibration ,  ainsi  qu'on 
pourrait  le  présumer,  elle  la  soutient  par  la  pression  du  doigt 
sur  la  touche. 

Les  anciens  clavicordes  portaient  moins  de  cordes  que  de  tou- 
ches. La  même  corde  coupée ,  divisée  tour  à  tour  sur  des  points 
différents  ,  servait  à  plusieurs  touches. 

Le  son  du  clavicorde  était  aigre ,  son  mécanisme  présentait 
de  graves  imperfections,  et  pourtant  les  organistes  du  temps 
l'employèrent  avec  succès.  Ils  écrivirent  beaucoup  de  musique 
pour  cet  instrument  que  les  Allemands  n'ont  pas  abandonné  tout 
à  fait.  Mozart,  dans  ses  pérégrinations  ,  emportait  un  petit  cla- 
vicorde parmi  son  bagage. 

C'est  à  tort  que  certaines  personnes  donnent  le  nom  de  clavi- 
corde aux  clavecins  verticaux  sur  lesquels  des  musiciens  am- 
bulants jouent  des  valses  et  des  fragments  de  symphonie.  Ces 
instruments,  dont  les  cordes  sont ,  à  la  vérité,  pincées  par  une 
lame  de  métal  et  mis  en  jeu  par  une  manivelle,  sont  de  la  nature 
du  clavecin  et  de  l'épinette  ;  la  lame  de  métal  ,  abandonnant  la 
corde  aussitôt  qu'elle  l'a  pincée ,  fait  l'office  du  sautereau. 

Le  père  Philijjpe  Bonanni,  auteur  de  11  Gahinetto  armonico, 
rapporte ,  au  mot  claricembale,  que  l'invention  de  cet  instru- 
ment est  due  à  Nicolo  Vicentino  qui  vivait  en  1492.  Bonanni  ré- 
pète ce  que  Doni  avait  dit  dans  son  livre  De  Musicâ.  L'épi- 
nette existait  par  conséquent  vers  la  fin  du  xv^  siècle  ;  sa  pré- 
sence est  du  moins  constatée  alors  d'une  manière  authentique. 
J'ai  déjà  fait  connaître  les  raisons  qui  me  portent  à  croire  que 
son  origine  est  plus  ancienne. 

Cent  ans  plus  tard,  de  nouveaux  instruments  furent  livrés  aux 
amateurs  qui  s'empressèrent  de  les  adopter  après  avoir  reconnu 
leur  supériorité.  La  virginale,  l'épinette,  le  clavecin,  le  clavici- 
térion.  construits  à  l'imitation  du  luth  et  du  théorbe.  pinçaient 
la  corde  au  lieu  de  la  frapper.  Ici  la  lame  dure,  invariablement 
fixée  sur  la  touche  du  clavicorde,  était  remplacée  avec  un  im- 


20  REVUE  DE  PARIS. 

raense  avantage  par  le  sautereau ,  pièce  élastique  et  mobile , 
portant  un  bec  de  plume  qui  pinçait  la  corde  en  s'élevant,  en 
sautant  à  côté  d'elle.  Le  sautereau  revenait  sur  la  corde  en 
tombant,  pour  éteindre  le  son,  arrêter  les  vibrations  au  moyen 
d'une  languette  de  drap  dont  il  était  armé  vers  sa  partie  supé- 
rieure. Le  sautereau  de  l'épinette  faisait  donc  à  lui  seul  le  dou- 
ble service  du  marteau  et  de  l'étouffoir  du  piano.  Une  seule 
corde  sonnait  pour  chaque  note  de  la  virginale ,  de  l'épinette  : 
le  clavecin  en  avait  deux  ;  toutes  ces  cordes  étaient  de  métal.  Le 
clavicitérion  était  un  clavecin  monté  en  cordes  de  boyaux  ,  afin 
d'en  obtenir  des  sons  plus  doux.  Ces  instruments  se  distinguaient 
aussi  par  leur  forme  :  carrée,  c'est-à-dire  rectangulaire,  pour 
la  virginale,  elle  était  presque  triangulaire  pour  le  clavecin  et 
le  clavicitérion  ;  Tune  et  l'autre  forme  étaient  données  à  l'épi- 
nette. Comme  ces  instruments,  de  même  famille,  procédaient 
de  la  même  manière,  que  leur  principe  d'attaque  offrait  une  par- 
faite identité ,  leurs  défauts  étaient  absolument  les  mêmes  :  pe- 
tite étendue  du  clavier,  maigreur,  uniformité  du  son,  absence 
complète  d'accent  et  d'expression. 

Vous  voyez  que  ce  nom  ù'épinette,  nom  métaphorique  donné 
à  l'instrument  dont  les  cordes  étaient  pincées,  attaquées  par  des 
pointes,  ne  présente  pas  l'image  d'un  résultat  bien  doux  pour 
l'oreille.  Les  roses  de  la  mélodie  abondaient  en  épines  cruelles, 
piquantes,  lorsqu'elles  étaient  transmises  par  un  tel  instrument. 
La  virginale,  malgré  son  titre  plein  d'innocence  et  de  candeur, 
ne  se  montrait  pas  moins  acerbe.  Plusieurs  prétendent  que  ce 
nom  lui  fut  donné  par  Elisabeth  d'Angleterre  ;  cette  reine  s'es- 
crimait sur  cette  espèce  d'épinette  et  voulut ,  disent-ils ,  que  son 
instrument  favori  s'appelât  virginale^  puisqu'il  était  touché  par 
une  vierge.  Les  musiciens  érudits  rejettent  cette  assertion,  quoi- 
qu'elle ait  un  certain  vernis  romantique,  bien  digne  de  plaire 
Hujoui'dliui.  Les  gens  de  goût  pensent  avec  raison  que  la  reine 
Élisiibelh  avait  trop  d'esprit  pour  faire  cette  mauvaise  plaisan- 
terie ou  la  permettre  à  ses  courtisans, 

Détestables  flatteurs,  présent  le  plus  funeste 
Que  puisse  faire  aux  rois  la  colère  céleste  ! 

Vous  connaissez  maintenant  l'origine  du  clavecin  :  j'ai  con- 


REVUE  DE  PARIS.  2i 

staté  son  acte  de  naissance.  Avant  de  le  snivre  dans  ses  progrès, 
je  dois  vous  dire  un  mot  des  réunions  musicales  de  l'ancien 
temps.  Celte  esquisse  rapide  ne  sera  point  étrangère  à  l'iiistoire 
du  clavecin  ;  vous  verrez  cet  instrument  arriver  à  son  tour  et 
prendre  enfin  la  place  éminente  qui  lui  étail  réservée  dans  les 
concerts  et  dans  rorcheslre  des  théâtres. 

Contran  était  si  passionné  pour  les  psaumes  et  les  répons, 
qu'il  les  faisait  exécuter  pendant  son  diner  ;  il  voulait  même  que 
Grégoire  de  Tours  fit  chanter  chaque  prêtre  ou  musicien  dans 
Tordre  prescrit  pour  l'office  divin. 

Méroflède  et  Marcovère ,  maîtresses  de  Caribert,  donnèrent 
des  fêtes  à  leur  royal  amant.  On  chantait,  on  dansait  à  ces  fêtes; 
on  y  jouait  même  des  pastorales.  Voilà  donc  à  la  fois  le  con- 
cert, le  ballet  et  l'opéra,  si  l'on  veut.  Thibault,  comte  de  Cham- 
pagne, composa  de  fort  jolies  romances,  qu'il  chantait,  accom- 
pagné de  ses  ménestrels,  à  la  cour  de  Blanche  de  Castille,  mère 
de  saint  Louis.  Tous  ces  exercices  musicaux  n'étaient  cepen- 
dant pas  encore  ce  (jue  nous  appelons  aujourd'hui  un  concert. 

Bien  plus  :  l'harmonie  était  découverte  depuis  longtemps  ;  on 
en  goûtait  les  charmes,  on  portait  aux  nues  les  œuvres  des  com- 
positeurs assez  habiles  pour  enchaîner  des  accords  ,  faire  con- 
certer ensemble  diverses  parties,  et  pourtant  on  n'avait  pas  en- 
core eu  l'idée  de  réunir  des  musiciens  et  des  auditeurs  dans  le 
seul  but  d'exécuter  et  d'entendre  de  la  musique.  Ces  assemblées 
n'existaient  point,  et  le  mol  de  co?icer^,  qui  les  désigna  plus 
tard,  était  inconnu.  L'art  s'était  agrandi  prodigieusement  :  on 
ne  chantait  plus  des  antiennes  et  des  versets,  ù  table,  au  des- 
sert, entre  la  poire  et  le  fromage,  comme  à  la  cour  de  Gontran. 
La  musique  sacrée  était  réservée  pour  les  églises,  et  les  compo- 
siteurs avaient  écrit  une  inlinilé  de  pièces  d'une  mélodie  plus 
agréable,  d'un  sentiment  plus  tendre,  dun  style  moins  pom- 
peux et  d'une  exécution  en  général  plus  facile,  qu'ils  destinèrent 
aux  réunions  particulières,  aux  plaisirs  des  amateurs.  On  donna 
le  nom  de  musique  de  chambre  ù  ces  compositions  familières, 
à  ces  pièces  fugitives,  parmi  lesquelles  on  remarquait  beaucoup 
de  chansons  populaires  écrites  à  quatre  parties,  et  des  madri- 
gaux du  plus  grand  mérite  sous  le  rapport  des  effets  d'harmo- 
nie, de  la  disposition  savante  des  parties.  Orlando  Lasso,  Mon- 
leverde.  Luca  Marenzio,  Paleslrina,  Carlo  Gesualdo,  prince  de 

•2. 


22  REVUE  DE  PARIS. 

Venoza ,  ont  laissé  des  modèles    admirables  dans  ce  genre. 

Cetle  musique  de  chambre ,  d'abord  écrite  sur  un  seul  livre, 
sans  être  mise  en  partition  ,  était  d'une  exécution  incommode, 
puisque  tous  les  virtuoses  devaient  lire  en  même  temps  sur  les 
deux  pages  qui  leur  étaient  présentées.  On  imagina  ensuite  d'a- 
voir un  petit  livre  d'un  format  in-octavo  oblong  pour  chaque 
partie.  Cette  bibliothèque  musicale  reposait  sur  les  tablettes  du 
salon  de  compagnie  ,  et  toutes  les  fois  que  la  société  réunissait 
un  nombre  suffisant  de  virtuoses  pour  faire  entendre  un  qua- 
tuor, un  quintette  vocal,  et  que  l'on  avait  quelque  disposition  à 
se  livrer  au  plaisir  de  faire  et  d'écouter  de  la  musique,  on  dis- 
tribuait les  livrets,  et  le  concert  commençait.  Si  le  nombre  des 
exécutants  le  permettait,  on  doublait,  on  triplait  les  parties. 

Ces  concerts  n'avaient  rien  de  prévu  ,  rien  de  préparé  ;  on 
chantait  partout  où  la  réunion  se  trouvait.  C'était  sur  une  ter- 
rasse, par  une  belle  nuit  d'été  ,  dans  une  gondole  qui  se  balan- 
çait sur  la  mer  doucement  agitée,  ou  que  l'on  abandonnait  au 
courant  paisible  du  fleuve.  On  chantait  plus  souvent  après  les 
repas,  et  si  la  séance  musicale  avait  lieu  dans  un  salon,  les  mu- 
siciens se  rangeaient  encore  autour  d'une  table,  ainsi  qu'on  peut 
le  voir  dans  plusieurs  anciens  tableaux  de  l'école  vénitienne.  De 
là  vient  que  les  madrigaux  sont  appelés  madrigali  di  tavolino 
par  quelques  auteurs.  Cette  manière  de  procéder,  cette  sponta- 
néité dans  le  plaisir,  devait  avoir  beaucoup  de  charme.  L'art  du 
chant  était  encore  inconnu  5  les  compositeurs  ayant  toujours 
quatre,  cinq,  six  voix  à  faire  manœuvrer,  pouvaient  restreindre 
le  diapason  de  chacune  dans  les  limites  les  plus  ordinaires.  Si 
les  madrigaux  présentaient  des  difficultés ,  on  les  réservait  pour 
les  savants  j  le  menu  peuple  des  amateurs  savait  se  contenter  des 
chansons  à  quatre,  à  cinq  parties. 

Il  était  donc  facile  d'établir  sur-le-champ  un  concert  dans  une 
société  distinguée,  où  l'on  rencontrait  beaucoup  de  bons  musi- 
ciens et  des  personnes  heureusement  organisées,  que  guidaient 
les  chefs  de  pupitre.  On  formait  alors  un  ensemble  vocal  comme 
on  ajuste  aujourd'hui  une  contredanse;  les  huit  danseurs, 
av(M'tis  par  la  ritournelle  du  piano,  sont  en  place;  ils  ont  déjà 
rompu  leurs  rangs ,  chassé,  déchassé,  exécuté  leurs  solos,  donné 
la  main  pour  la  chaîne  anglaise,  balancé,  sans  que  personne  ait 
demandé  s'ils  ont  fait  une  étude  suivie  de  l'art  des  Yestris  et  des 


REVUE  DE  PARIS.  23 

Taglîoni.  Ces  danseurs  s'amusent ,  et  leurs  mouvements  gra- 
cieux et  cadencés  présentent  un  tableau  fort  agréable  pour  les 
assistants. 

Les  voix  seules  furent  employées  dans  ces  concerts  jusqu'au 
milieu  du  xv<^  siècle;  aucun  accompagnement  ne  les  guidait. 
A  cette  époque,  on  imagina  de  leur  donner  ce  précieux  soutien 
et  de  joindre  les  voix  aux  accords  des  instruments.  Cet  accom- 
pagnement ne  fut  d'abord  qu'une  doublure  exacte  des  parties 
vocales;  chaque  chanteur  avait  son  sosie  dans  le  petit  orches- 
tre, et  l'archet  ou  la  corde  pincée  suivait  absolument  la  même 
marche  que  lui.  Les  compositions  étaient  même  disposées  de 
manière  que  les  pièces  pouvaient  être  exécutées  par  les  voix 
seules  ou  les  instruments  seuls,  s'il  n'était  pas  permis  de  réunir 
ces  deux  groupes  de  musiciens.  Le  luth,  le  Ihéorbe,  les  guitares, 
l'épinelte,  le  clavicorde,  le  clavecin,  la  virginale,  les  violes , 
quelquefois  l'orgue,  étaient  employés  pour  doubler  les  voix.  On 
avait  soin  d'échelonner  les  instruments  et  les  voix  du  grave  à 
l'aigu  dans  une  proportion  exacte  d'intonation.  Le  dessus  de 
viole  était  à  l'unisson  du  soprane  ;  la  viole  bâtarde,  le  luth,  dou- 
blaient les  parties  vocales  intermédiaires,  et  la  basse  de  viole 
chantait  avec  la  voix  de  basse.  L'orgue  ou  le  clavecin  pouvaient 
remplacera  la  fois  tous  ces  instruments  :  l'étendue  de  leur  cla- 
vier, la  puissance  de  leurs  moyens  d'exécution,  de  leurs  res- 
sources en  harmonie,  le  leur  permettaient. 

L'invention  de  la  basse  continue,  que  l'on  attribue  générale- 
ment à  Louis  Viadana  ,  fit  une  révolution  dans  la  musique  de 
chambre.  La  basse  vocale  ne  sonnait  pas  toujours,  les  diverses 
figures  du  dessin  musical  exigeaient  qu'elle  gardât  le  silence  de 
temps  en  temps  ;  et  comme  la  basse  de  viole  doublait  sa  partie, 
cet  instrument  grave  se  taisait  toutes  les  fois  que  la  voix  de 
basse  comptait  des  pauses.  Viadana  affranchit  la  basse  instru- 
mentale de  cette  servitude  ;  il  disposa  sa  partie  de  sorte  qu'elle 
continuât  sa  marche  d'un  bout  à  l'autre  du  morceau.  Cette 
basse  non  interrompue  reçut  des  chiffres  pour  indiquer  les  ac- 
cords que  chaque  note  devait  porter.  Ces  accords  plaqués  ou 
harpégés  sur  le  clavecin,  le  luth,  l'archi-luth  et  le  théorbe,  four- 
nirent une  harmonie  riche  et  variée  dans  ses  formes,  qui  pré- 
para les  voies  pour  arriver  à  un  bon  système  d'accompagne- 
ment. La  musique  de  chambre  changea  de  face  ;  elle  acquit  bien 


24  REVUE  DE  PARIS. 

plus  de  puissance,  et  produisit  des  résultats  d'un  plus  grand 
intérêt. 

Après  la  conquête  de  l'Italie  par  nos  armées  républicaines,  les 
statues  grecques ,  les  cliefs-d'œuvres  de  Raphaël ,  de  Paul  Vé- 
ronèse,  du  Dorainiquin  ,  etc.,  vinrent  enrichir  nos  musées.  Des 
camées  antiques  ,  des  vases  précieux,  une  infinité  d'objets  d'art, 
(|ue  les  vainqueurs  avaient  apportés  à  Paris,  étaient  offerts  à 
l'admiration  des  amateurs.  La  musique  n'avait  pas  été  né- 
gligée, et  les  bibliothèques  de  Venise  nous  livrèrent  aussi  leurs 
trésors.  Des  collections  de  madrigalL,  de  riceicari,  des  au- 
teurs les  plus  célèbres,  des  monuments  sans  prix,  puisqu'ils 
étaient  manuscrits  et  qu'il  n'en  existait  pas  de  copie,  furent 
déposés  à  la  bibliothèque  du  Conservatoire  de  Paris.  Toutes  ces 
collections  étaient  en  petits  livrets  et  en  parties  séparées,  telles 
enfin  qu'elles  avaient  été  chantées  dans  leur  nouveauté.  En 
lisant  chaque  partie  l'une  après  l'autre  ,  il  était  difficile  d'appré- 
cier le  mérite  de  ces  compositions;  la  notation  d'ailleurs  m'em- 
barrassait, la  division  en  mesures  n'étant  point  indiquée  par 
des  barres.  Perne,  mon  maître,  m'en  donna  la  clef.  Je  voulus 
alors  m'approprier  une  partie  de  ces  pièces  curieuses  en  les 
copiant^  et,  pour  en  saisir  toutes  les  beautés,  je  les  mis  en 
partition. 

Après  avoir  fait  plusieurs  essais,  je  remarquai  des  trous,  des 
lacunes  dans  l'harmonie,  des  entrées  sans  réponses,  des  figures 
tronquées;  enfin,  j'avais  beau  chercher,  collationner,  revenir 
sur  mes  pas,  comme  un  limier  qui  a  perdu  la  piste  ,  je  ne  trou- 
vais jamais  mon  compte.  Mes  soins ,  mes  patientes  investiga- 
tions, me  firent  découvrir  enfin  quà  toutes  ces  collections  il 
manquait  un  cinquième  livret,  une  cinquième  partie,  que  les 
rusés  Vénitiens  n'avaient  point  cédée.  Un  recueil  de  madrigaux 
pour  deux  sopranes,  ténor  et  basse,  paraît  complet;  on  l'avait 
accepté  pour  tel;  la  partie  de  baryton,  celle  dont  l'absence 
pouvait  être  le  moins  remarquée,  était  restée  à  Venise.  Les  gé- 
néraux font  enclouer  leurs  canons  et  briser  les  affûts  avant  de 
les  livrer  à  l'ennemi.  En  étudiant  longtemps  les  quatre  parties 
que  j'avais  sous  les  yeux,  je  parvins  à  retrouver  la  cinquième; 
je  le  présumai,  du  moins.  Je  laissai  pourtant  ce  travail,  excel- 
lent comme  étude,  mais  qui  présentait  de  trop  grandes  diffi- 
cultés, sans  promettre  des  résultats  authentiques,  et  par  con- 


REVUE  DE  PARIS.  25 

séquent  satisfaisants  pour  un  véritable  amateur.  Les  chances 
de  la  guerre  nous  furent  contraires,  et  les  quatre  volumes  des 
collections  de  madrigaux  allèrent  rejoindre,  en  1815,  leur  cin- 
quième frère  qui  n'avait  pas  changé  de  garnison.  La  famille 
madrigalesque  se  compléta  en  rentrant  à  Venise. 

Jusqu'en  1343,  les  virtuoses  de  la  chapelle  du  roi  de  France 
chantaient  et  jouaient  des  instruments  aux  fêtes  et  divertisse- 
ments de  la  cour.  François  !«'  établit  un  corps  de  musiciens 
indépendants  du  service  divin,  et  l'attacha  spécialement  à  sa 
chambre.  Des  joueurs  d'épinette  s'y  font  remarquer;  voilà  donc 
un  concert  organisé  à  la  cour  de  France.  L'épinette  y  figure,  et 
ce  n'était  point  alors  un  instrument  nouveau. 

Rabelais  parle  de  l'épinette  dans  le  livre  fameux  qu'il  publia 
en  1532  :  cela  ne  nous  fait  guère  remonter  plus  haut  vers  l'ori- 
gine du  clavecin;  mais  c'est  un  document  de  plus  qu'il  est  bon 
de  ne  pas  négliger.  Rabelais  a  mis  le  trombone  dans  les  mains 
de  son  héros  Gargantua.  La  sacquebute ,  tel  était  le  nom  que 
portait  la  basse  de  trompette  ,  la  sacquebute  convenait  admira- 
blement aux  larges  poumons,  à  la  vigoureuse  embouchure  du 
seigneur  Gargantua,  fils  de  Grandgousier.  Le  joyeux  curé  de 
Meudon  n'a  pas  voulu  borner  au  jeu  du  trombone  les  passe- 
temps  musicaux  de  ce  prince.  Gargantua  fut  institué  par  Pono- 
crates  ,  en  telle  discipline,  qu'il  ne  perdait  heure  du  jour,  ainsi 
que  le  dit  le  chapitre  xxiii  de  sa  mémorable  histoire.  Je  vais 
rapporter  quelques  lignes  de  ce  chapitre  intéressant. 

«  Ce  fait,  on  apportoit  des  cartes,  non  pour  jouer,  mais  pour 
y  apprendre  mille  petites  gentillesses  et  inventions  nouvelles  : 
lesquelles  toutes  issoient  de  arithmétique.  Eu  ce  moyen  entra  en 
affection  d'icelle  science  numérale,  et  tous  les  jours  ,  après 
disner  et  souper ,  y  passoit  temps  aussi  plaisantement ,  qu'il 
souîoit  en  dez  ou  es  cartes.  A  tant  sceut  d'icelle  et  théorique  et 
prati((ue,  si  bien  que  Tunstal,  Anglois,  qui  en  avoit  ami)lement 
écrit,  confessa  que  vrayment,  en  comparaison  de  lui,  il  n'y  en- 
tendoit  que  le  haut  alemand. 

«  Et  non-seulement  d'icelles,  mais  des  autres  sciences  mathé- 
matiques comme  géométrie ,  astronomie,  musique.  Car  atteu- 
dans  la  concoction  et  digestion  de  son  past,  ils  faisolent  mille 
joyeux  instruments  et  figures  géométriques,  et  de  mesme  prati- 
quoient    les   canons   astiononiiques.    Après   s'ébaudissoient  à 


26  REVUE  DE  PARIS. 

chanter  musicalement  à  quatre  et  cinq  parties ,  ou  sur  un 
thème  à  plaisir  de  gorge. 

»  Au  regard  des  instruments  de  musique,  il  aprit  jouer  du 
lut,  de  Tespinette,  de  la  harpe,  de  la  flutte  d'Alemand,  et  à  neuf 
trous,  de  la  viole  et  de  la  sacqueboute.  » 

La  digestion  de  son  past  me  plaît  infiniment.  Voyez-vous 
cette  troupe  de  courtisans  empressés  de  jouer  aux  cartes,  aux 
dés  avec  le  prince  Gargantua,  les  voyez-vous  exécutant  leur 
|)artie  à  plaisir  de  gorge  dans  ses  petits  concerts  de  famille,  et 
faisant  une  telle  abnégation  d'eux-mêmes ,  qu'ils  ne  songent 
nullement  à  digérer  pour  leur  propre  compte.  L'estomac  du 
maître  est  le  seul  objet  de  leur  sollicitude  :  ils  veillent  sur  les 
importantes  fonctions  de  cet  organe  royal;  ils  amusent  le 
prince  en  attendant  la  digestion  de  la  pâture  qu'il  a  daigné  en- 
gloutir, la  concoction  de  son  past.  0  Rabelais,  roi  des  farceurs  ! 
qu'il  y  a  de  malice  dans  tes  bouffonneries  ! 

Passons  aux  chapitres  xxx  et  xxxi  de  l'histoire  de  Pantagruel; 
digne  fils  de  Gargantua  ;  nous  y  trouverons  de  nouveaux  ren- 
seignements sur  l'épinette.  Rabelais  se  plaît  à  faire  figurer  les 
instruments  de  musique  de  son  temps  dans  ses  comparaisons 
burlesques  et  folles,  quand  il  anatomise  et  décrit  le  personnage 
fantastique  ayant  nom  Carèmeprenant.  Je  vais  donner  un  extrait 
de  ces  deux  chapitres. 

■s  Quaresmeprenanl,  dit  Xenomanes,  quant  aux  parties  in- 
ternes, a,  du  moins  de  mon  temps  avoit,  la  cervelle  en  gran- 
deur, couleur,  substance  et  vigueur,  semblable  au  pied  gauche 
d'un  ciron  masle. 

)>  Le  sens  commun,  comme  un  bourdon. 

«  L'imagination,  comme  un  carillonnement  de  cloches. 

»  Les  délibérations,  comme  une  pochée  d'orgues. 

»  Quaresmeprenant,  disoit  Xenomanes  continuant,  quant  aux 
parties  externes,  estoit  un  peu  mieux  proportionné,  excepté  les 
sept  costes  qu'il  avoit  outre  la  forme  commune  des  humains. 

»  Les  orteils  avoit,  comme  une  espinette  organisée. 

«  Les  pieds,  comme  une  guiterne. 

»  Le  nombril,  comme  une  vielle. 

»  Le  bras,  comme  un  flageolet. 

»  Les  spondyles,  comme  une  cornemuse. 

«  La  poitrine,  comme  un  jeu  de  régales. 


REVUE  DE  PARIS.  27 

«  Les  mammelles,  comme  un  cornet  à  bouquin, 

»  Les  paupières,  comme  un  rebec. 

•^  La  langue,  comme  une  harpe.  » 

S'il  m'était  permis  de  prendre  à  la  lettre  ces  mots  espinette 
organisée,  et  de  leur  donner  le  sens  qu'ils  ont  aujourd'hui,  je 
pourrais  en  conclure  que  l'épinette  avait  alors  bien  plus  d'un 
siècle  d'existence,  puisqu'on  avait  déjà  combiné  ses  jeux  avec 
ceux  de  l'orgue.  L'autorité  de  Rabelais  viendrait  à  l'apjiui  de 
l'opinion  de  Zarlino.  Mais  espinette  organisée  ne  désigne-t-il 
pas  une  épinette  bien  équipée  de  tout  point,  une  épinelte  ma- 
nœuvrant à  la  manière  de  l'orgue?  l'expression  n'est-elle  pas 
figurée?  Rien  ne  l'atteste,  il  est  vrai  ;  mais  rien  aussi  n'affirme 
que  celte  épinette  fût  construite  de  manière  à  réunir,  comme 
on  l'a  fait  plus  tard,  l'orgue  et  le  clavecin  sous  un  même  clavier. 

Une  chanson  à  boire  de  ce  temps,  chanson  fort  originale  sous 
le  rapport  de  la  mélodie,  de  l'harmonie,  de  la  mesure  et  des 
mouvements,  dit  : 

(Très-lent.)        Je  ne  saurais  chanter  sans  accompagnement. 
{f^ite.)  Le  verre  est  un  instrument  [bis) 

[Solennel.)  Qui  m'accompagne  à  merveille. 

{Gaiement.)  C'est  ma  viole,  c'est  mon  clavecin, 

[Gamme  ascendante.)    Ter  lin  tin,  tin,  ter  lin  tin,  tin. 

Je  ne  saurais  chanter  sans  accompagnement. 
Le  verre  est  un  instrument 
Qui  m'accompagne  à  merveille. 


La  viole  était  alors  l'âme  de  tous  les  concerts;  elle  devint 
l'instrument  favori  des  dames  de  la  cour  de  Louis  XIV.  On  voit 
beaucoup  de  portraits  de  femmes  de  qualité  qui  tiennent  sur 
leurs  genoux  la  viole  d'amour  ou  par-dessus  de  viole,  dont  elles 
jouent.  La  Sainte  Cécile,  peinte  par  Mignard,  accompagne  sa 
voix  avec  la  basse  de  viole,  instrument  à  sept  cordes  de  la  gros- 
seur du  violoncelle. 

Le  clavecin,  la  viole,  étaient  alors  les  seuls  instruments  culti- 
vés par  la  haute  société,  u  Le  violon  n'a  rien  de  noble,  et  beau- 
coup de  bas  musiciens  en  vivent,  »  dit  La  Vieuville  de  Preneuse; 
les  auteurs  dramatiques  du  siècle  de  Louis  XIV  abandonnent  le 


28  RKVUE  DE  PAKIS. 

violon  aux  laquais,  témoin  ce  passage  du  Grondeur  et  beau- 
coup d'autres  que  je  ne  citerai  pas  ici. 

M.    GRICHARD. 

Je  t'ai  défendu  cent  fois  de  racler  ton  maudit  violon  j  cepen- 
dant j'ai  entendu  ce  matin... 

LOUVE. 

Ce  malin?  Ne  vous  souvient-il  pas  que  vous  me  le  mîtes  hier 
en  mille  pièces  ? 

Le  violon  était  alors  le  gagne-pain  du  ménétrier,  du  maître 
à  danser.  C'est  de  Corelli  que  cet  instrument  reçut  ses  lettres  de 
noblesse:  Corelli  fit  entendie  ses  sonates,  les  publia  ;  ces  com- 
positions excitèrent  un  enthousiasme  général,  et  le  violon,  de  la 
sorte  illustré,  devint  à  son  tour  rinstrumenl  à  la  mode. 

«  Il  vous  faudra  trois  voix:  un  dessus,  une  haute-contre 
et  une  basse,  qui  seront  accompagnés  d'une  basse  de  viole, 
d'un  théorbe  et  d'un  clavecin  pour  les  basses  continues,  et  de 
deux  dessus  de  violon  pour  jouer  les  ritournelles.  »  C'est  ainsi 
que,  dans  le  Bourgeois  Gentilhoynvie,  le  maître  de  musique 
organise  le  concert  que  M.  Jourdain  veut  ofFiir  à  une  marquise 
qui  s'appelle  Dorimène  et  dont  les  beaux  yeux  le  font  mourir 
d'amour.  M.  Jourdain  tranchait  du  grand  seigneur;  la  dépense 
ne  l'effrayait  pas,  et  si  l'ordonnaleur  de  sa  fête  ne  demande  pas 
un  plus  grand  nombre  de  musiciens,  c'est  que  les  ducs  et  les 
marquis  n'en  employaient  pas  davantage  quand  ils  avaient  con- 
cert en  leur  hôtel.  Je  vous  dirai  en  passant  que  j'aime  beaucoup 
les  deux  dessus  de  violon  introduits  pour  jouer  les  ritour- 
nelles, et  céder  le  pas  ensuite  à  leur  noble  maître,  le  clavecin 
des  basses  continues. 

S'il  faut  en  croire  les  historiens  ,  la  viole  produisait  alors  des 
miracles.  Les  Hotman  ,  les  Sainte-Colombe ,  et  même  le  père 
André,  bénédictin  ,  enchantaient  la  cour  et  la  ville.  Jean  Rous- 
seau, auteur  d'un  Traité  de  la  Viole,  publié  en  1687,  dans 
l'excès  de  son  enthousiasme ,  dit  que  «  si  Adam  avait  voulu  faire 
un  instrument ,  il  aurait  fait  une  viole  ,  et  s'il  n'en  a  pas  fait , 
il  est  facile  d'en  donner  les  raisons.  Premièrement,  nous  savons 
que  le  premier  homme  fut  créé  dans  le  paradis  terrestre,  qui 
était  un  lieu  si  charmant  et  si  rcmj)li  de  délices .  que  toutes  les 
inventions  des  sciences  et  des  arts  en  auraient  plutôt  diminué  es 


REVUE  DE  PARIS.  00 

charmes  que  de  les  augmenler  ;  ainsi  il  ne  faut  pas  demander 
pourquoi  Adam  n'y  a  pas  fait  d'instrument. 

«  En  second  lieu  ,  après  avoir  été  chassé  du  paradis  terrestre, 
il  en  pouvait  faire  à  la  vérité  ;  mais  pouvait-il  le  vouloir  dans 
la  douleur  qu'il  conçut  du  malheur  où  son  péché  l'avait  réduit? 
L'image  de  ce  beau  lieu  qu'il  avait  toujours  présent  à  l'esprit  ne 
lui  permettait  pas  de  chercher  d'aulres  plaisirs  ;  de  plus  l'in- 
tempérie âes  saisons  et  la  stérilité  de  la  terre,  qui  ne  lui  pré- 
sentait plus  que  des  ronces  et  des  chardons  ,  lui  donnaient  trop 
de  soins  pour  songer  à  son  divertissement,  pendant  qu'il  avait 
besoin  de  pourvoir  aux  nécessités  dont  son  crime  l'avait  rendu 
l'esclave.  Ainsi .  les  soujiirs  et  les  sanglots  que  lui  causa  la  peite 
<iu'il  avait  taito  furent  la  musique  et  les  instrument'?  avec  les- 
<|uels  il  passa  et  finit  sa  vie  ;  il  n'eut  plus  d'autre  chanson  à  dire 
«jue  celle  d'un  de  ses  desc.-ndants  :  Cythara  mea  versa  est  in 
luctum ,  et  orgamim  nieum  in  vocem  flentiiDU.  « 

Sous  le  règne  de  Henri  IV,  les  basses  de  viole  étaient  fort 
grandes  :  le  tableau  des  Noces  de  Cana,  de  Paul  Véronèse  ,  pu 
donne  la  preuve.  Le  musicien  Garnier,  jouant  devant  la  reinj 
Marguerite ,  chantait  sa  parlie  de  ténor  en  s'accompagnant  , 
tandis  qu'un  page  ,  enfermé  dans  la  viole  ,  concertait  avec  lui 
en  exécutant  la  partie  de  soprane  d'un  duo  vocal.  La  même 
facétie  musicale  fut  renouvelée  devant  Louis  XIT;  Grimarest  en 
fait  le  récit  dans  la  f'ie  de  Molière. 

Un  organiste  de  Troyes  ,  nommé  Raisin,  fortement  occupé 
ùu  désir  de  gagner  de  l'argent  ,  fait  construire  une  épinette  à 
trois  claviers,  d'une  grande  capacité.  Raisin  avait  quatre  en- 
fants ,  tous  jolis  :  deux  grU-çons  et  deux  filles  qui  louchent 
agréablement  l'épinette.  Quand  il  a  perfectionné  son  idée  .  il 
quitte  son  orgue,  se  met  en  campag'îe  et  vient  à  Paris  avec  sa 
femme  ,  ses  enfants  et  l'instrument  nouveau.  Raisin  obtient  la 
permission  de  montrer  à  la  foire  Saint-Germain  le  petit  spec- 
tacle qu'il  avait  préparé  ;  son  aflBche  ,  qui  promettait  un  prodige 
de  mécanique  et  d'obéissance  dans  une  épinette  ,  lui  attira  les 
premières  fois  un  nombre  suffisant  d'amateurs  pour  que  le  pu- 
blic fût  averti  que  jamais  on  n'avait  entendu  ,  ni  vu  de  chose 
plus  étonnante  que  l'épinette  du  Troyen.  On  va  la  voir,  l'en- 
tendre en  foule  ;  tous  sont  ravis ,  enchantés  ,  et  l'artifice  du 
magique  instrument  échappe  aux  plus  malins. 


SO  REVUE  DE  PARIS. 

D'abord  le  petit  Raisin  l'aîné  et  sa  petite  sœur  Babet  se  pla- 
çaient chacun  à  son  clavier,  et  jouaient  ensemble  une  pièce.  Le 
troisième  clavier  seul  la  répétait  ensuite  d'un  bout  à  l'autre,  les 
deux  enfants  ayant  les  bras  levés.  Le  père  les  faisait  retirer  en- 
suite ,  prenait  une  clef  ,  avec  laquelle  il  montait  cet  instrument 
au  moyen  d'une  roue  ,  dont  le  craquement ,  le  vacarme  dans  le 
corps  de  la  machine  étaient  aussi  bruyants  que  s'il  y  avait  eu 
vingt  roues  engrenées  pour  l'exécution  de  ce  qu'elle  devaitjouer. 
Il  la  changeait  souvent  de  place  ,  afin  de  démontrer  son  parfait 
isolement.  Quand  tout  était  prêt ,  il  s'adressait  à  l'instrument 
en  lui  disant  :  «Épinette,  ma  mie,  joue-moi  la  courante  de 
Lambert,  le  branle  des  duchesses,  la  gigue  de  Guédron.» 
Aussitôt  l'épinette  obéissante  exécutait  admirablement  les  mor- 
ceaux désignés.  Quelquefois  Raisin  l'interrompait  :  «  Arrête, 
épinette ,  arrête  un  instant  !  «  Elle  s'arrêtait.  «  Poursuis  !  «  Elle 
reprenait  le  cours  de  la  pièce  commencée.  S'il  lui  ordonnait  de 
jouer  une  autre  pièce  ,  elle  obéissait  j  s'il  fallait  se  taire ,  elle 
gardait  le  silence  à  l'instant  même. 

Tout  Paris  s'occupait  de  ce  petit  prodige  :  les  esprits  faibles 
accusaient  déjà  Raisin  de  sorcellerie  ;  les  plus  présomptueux 
cherchaient  vainement  à  pénétrer  le  secret.  Et  l'adroit  organiste 
encaissait  d'énormes  recettes  ;  les  curieux  lui  portèrent  plus  de 
20,000  livres.  La  renommée  de  l'épinette  enchantée  alla  jus- 
qu'au roi  Louis  XIV,  qui  voulut  l'entendre.  Il  en  admira  l'in- 
vention ,  et  la  fit  passer  dans  l'appartement  de  la  reine  pour  lui 
donner  un  spectacle  si  nouveau.  Cet  amusement  ne  divertit 
point  la  reine  ;  elle  en  fut  tout  d'un  coup  effrayée.  Louis  ordonna 
sur-le-champ  que  l'on  ouvrît  le  corps  de  l'épinette.  La  reine  ,  en 
proie  à  ses  terreurs,  s'attendait  avoir  sortir  de  cette  cavité 
magiquement  sonore  un  diable  avec  ses  cornes  ;  un  enfant  de 
cinq  ans ,  beau  comme  un  ange  ,  vint  calmer  ses  esprits  agités. 
C'était  le  jeune  Raisin,  qui  fut  à  l'instant  caressé  par  Leurs  Ma- 
jestés et  toute  la  cour. 

Grimarest  ne  dit  point  si  la  munificence  de  Louis  XIV  dédom- 
magea Tartiste  de  la  perte  qu'il  venait  de  lui  faire  éprouver  en 
le  forçant  de  dévoiler  ce  mystère  d'harmonie ,  pour  calmer  à 
l'instant  les  alarmes  de  la  reine  épouvantée.  Le  secret  de  l'orga- 
niste était  connu  ;  mais  il  ne  renonça  point  aux  avantages  que 
son  épinette  pouvait  offrir  encore  à  la  foire  suivante.  Il  annonça 


REVUE  DE  PARTS.  31 

If»  même  spectacle  :  les  concerts  de  l'épinette  ;  promit  d'en  faire 
connaître  le  mécanisme ,  et  de  joindre  un  divertissement  dra- 
matique aux  exercices  musicaux.  L'entreprise  ne  fut  pas  moins 
heureuse.  Le  concert  ouvrait  le  spectacle  j  les  enfants  dansaient 
ensuite  une  sarabande  ,  et  l'on  finissait  par  une  comédie  que 
ces  petits  virtuoses  et  d'autres  enfants  enrôlés  par  Raisin  repré- 
sentaient tant  bien  que  mal.  Deux  farces  composaient  tout  leur 
répertoire  :  Tricassin  rival  et  VJndouille  de  Troyes.  Cette 
troupe  prit  le  titre  de  comédiens  de  M.  le  Dauphin  ,  et  c'est  sur 
ce  théâtre  de  bambins  que  Molière  rencontra  le  fameux  Baron. 
M.  de  Saint-Montant ,  chef  d'une  des  premières  familles  du 
Vivarais,  était  amateur  passionné  de  musique;  il  jouait  admi- 
rablement de  la  viole  et  du  clavecin,  seuls  instruments  fashion- 
ables  de  l'époque  ;  ses  fils ,  ses  filles ,  se  faisaient  remarquer 
aussi  par  leur  talent  d'exécution  musicale.  Vers  la  fin  de  la  ré- 
gence ,  il  survint  à  M.  de  Saint-Montant  un  procès  qui  fut  porté 
devant  le  présidial  de  Mmes.  Il  fallut  aller  solliciter;  le  dilet- 
tante plaideur  imagina  que  la  musique  était  le  meilleur  moyen 
de  se  concilier  l'esprit  de  ses  juges.  Il  part  en  troubadour,  ac- 
compagné de  sa  famille  de  virtuoses  ,  se  rend  à  Nîmes  ,  et  voit 
ses  juges  l'un  après  l'autre.  Après  leur  avoir  exposé  son  affaire 
en  peu  de  mots,  il  exécute  avec  ses  enfants  un  petit  concert  en 
manière  de  péroraison.  Jamais  éloquence  ne  parut  plus  agréable. 
Euterpe  servit  parfaitement  ces  solliciteurs  ,  et  le  procès  fut 
gagné.  M  Barlhe  aurait  dû  conseiller  à  M^^^  Mainvielle-Fodor 
l'emploi  d'un  moyen  si  puissant,  lorsque  cette  cantatrice  plaida 
contre  Tadminislration  du  Théâtre-Italien. 

Le  clavecin  ne  servit  d'abord  qu'à  l'accompagnement  des 
voix  ;  on  exécutait  sur  cet  instrument  la  musique  écrite  pour 
lorgue.  Ces  compositions ,  destinées  à  un  colosse  d'harmonie 
qui  avait  la  faculté  de  prolonger  les  sons,  ne  donnaient  que  de 
bien  faibles  résultats  sur  le  clavecin.  Les  musiciens  songèrent 
alors  à  doter  le  clavecin  d'une  musique  spéciale ,  appropriée  à 
ses  moyens  sonores,  au  caractère  de  l'instrument. 

Deux  clavecins  figurent  parmi  les  instruments  employés  par 
Monteverde  pour  l'accompagnement  des  parties  vocales  de  l'o- 
péra d'Ûr/éO;  écrit  par  ce  maître  en  1607.  La  composition  de 
l'orchestre  formé  par  Monteverde  est  fort  sin[îulière;  les  instru- 
ments sont  indiqués  sur  la  partition  d'Or/eo  dans  l'ordre  suivant  : 


32  REVUE  DE  PARIS. 

Deux  clavecins.  —  Deux  contre-basses  de  vioîp.  —  Dix  dessus 
de  viole.  —  Une  harpe  double  (à  double  rang  de  cordes).  — 
Deux  pelils  violons  français.  —  Deux  grosses  guilares.  —  Deux 
orgues  de  bois.  —  Trois  basses  de  viole.  —  Quatre  trombones. 
—  Un  jeu  de  régale  (petit  orgue).  —  Deux  cornets.  —  Un  flageo- 
let. —  Un  clairon  avec  trois  trompettes  à  sourdines. 

Ces  instruments  ne  sonnaient  point  tous  à  la  fois  5  Monte- 
verde  les  a  disposés  de  manière  à  les  approprier  au  caractère,  à 
la  qualité  des  personnages  qu'ils  devaient  accompagner.  Ainsi 
les  contre-basses  de  viole  soutenaient  la  voix  d'Orphée  ;  les  des- 
sus de  viole  jouaient  les  ritournelles  du  récitatif  d'Eurydice;  la 
harpe  double  marchait  avec  le  chœur  des  nymphes;  TEspérance 
était  annoncée  par  un  prélude  que  les  violons  français  exécu- 
taient ;  Proserpine  était  accompagnée  par  trois  basses  de  viole; 
Piuton,  par  quatre  trombones  ;  le  chœur  des  esprits  infernaux, 
par  les  deux  orgues  de  bois;  Apollon,  par  le  petit  orgue  de  ré- 
gale ;  le  chœur  des  bergers,  par  le  flageolet ,  les  deux  cornets, 
le  clairon  et  les  trois  trompettes  à  sourdines.  Les  deux  guitares 
soutenaient  par  leurs  accords  le  chant  de  Caron  :  c'est  un  sin- 
gulier cortège  pour  la  voix  rauque  et  tonnante  du  batelier  des 
enfers.  Mais  ce  qui  prouve  la  haute  estime  que  Ton  avait  déjà 
du  clavecin  ,  et  montre  la  place  éminente  qu'il  tenait  dans  les 
salons  et  dans  l'orchestre,  c'est  de  le  voir,  en  cette  occasion, 
réservé  pour  jouer  les  ritournelles  et  l'accompagnement  du  pro- 
logue chanté  par  la  Musique  elle-même,  la  musique  personni- 
fiée. Monteverde  assigne  le  poste  d'honneur  à  ses  deux  cla- 
vecins. 

Cette  disposition  d'instruments  divers ,  sonnant  tour  à  tour 
par  groupes  homogènes,  donnait  une  grande  variété  de  jeux, 
mais  l'auditeur  était  privé  du  puissant  effet  de  l'ensemble.  Les 
instruments  à  vent  disparurent  peu  à  peu  de  l'orchestre  pour  y 
rentrer  plus  tard.  Le  clavecin  ne  cessa  point  d'y  figurer  :  on  eut 
soin  de  le  conserver  pour  l'exécution  des  basses  continues  et 
des  accords  destinés  à  soutenir  le  récitatif. 

Les  facteurs,  les  mécaniciens  travaillèrent  avec  ardeur  pour 
corriger  les  défauts  bien  reconnus  du  clavecin  et  de  l'épinette. 
Hans  Ruckers ,  homme  d'invention ,  qui  de  simple  menuisier 
d'Anvers  devint  le  père  du  clavecin  par  les  améliorations  dont  il 
dota  cet  instrument  vers  la  fin  du  wi^  siècle,  Ilans  Ruckers 


REVUE  DE  PARIS.  33 

porte  à  qualrc  octaves  l'élendi.'o  dii  clavier,  qui  jusque-là  n'en 
avait  eu  (jue  trois  ou  trois  et  deuiie.  Cent  ans  plus  lard,  environ,. 
Blaneliei  ajoute  quatre  notes  à  l'aigu,  quatre  no!es  au  grave,  et 
fait  bientôt  des  clavecins  à  {jrand  ravalement,  connne  on  disait 
alors,  ce  qui  porte  le  clavier  à  cinq  octaves.  C'est  à  ce  point 
que  l'instrument  s'est  arrêté.  Cinq  octaves,  tel  est  le  ravalement 
des  clavecins  que  Ton  a  conservés,  ils  sont  déjà  bien  rares. 

Deux  cordes  à  l'unisson  étaient  pincées  par  chaque  touche  du 
clavecin  j  une  troisième  est  ajoutée ,  on  l'accorde  à  l'octave 
liante,  ou  donne  plus  d'étendue  à  la  table  d'harmonie;  le  cuir 
est  substitué  ù  la  plume,  des  lan{îueltes  de  peau  de  buffle  rem- 
placent bi.'nlot  les  becs  de  cuir  alin  d'obtenir  j)lus  de  volume 
de  son  et  des  résultats  plusagréables.  Deux  claviers  sont  adaptés 
ù  l'instrument;  l'un,  supérieur,  attaque  les  cordes  sonnant 
l'octave,  et  reçoit  le  nom  (.Voctavine  ;  l'autre  fait  parler  les 
deux  cordes  que  Ton  devait  à  l'ancien  système.  L'exécutant 
pouvait  donc  se  servir  tour  à  tour  d'une  ,  de  deux  ou  de  trois 
cordes,  pour  varier  ses  effets  ,  Enfin,  un  certain  nombre  de  re- 
[jislresou  de  pédales  combinaient  entre  eux  ces  différents  moyens 
et  d'autres  analogues.  Ils  produisaient  des  résultats  sonores 
assez  variés  pour  déguiser  jusqu'à  un  certain  point  l'uniformité 
primitive  de  1  instrument. 

Ces  registres  nombreux ,  on  en  comptait  plus  de  vingt , 
imitaient  ou  du  moins  étaient  disposés  pour  imiter  les  sons  de 
la  harpe,  du  luth,  de  la  mandoline,  du  basson,  du  flageolet,  du 
hautbois  ,  du  violon  et  de  plusieurs  autres  instruments.  Les 
qualités  de  sons  découvertes  dans  ces  recherches,  et  qui 
n'avaient  aucune  analogie  avec  les  sons  de  quelque  instrument 
connu  ,  reçurent  des  noms  nouveaux  tels  (\iie Jeu  céleste^  angé- 
Uque,  sourdine,  etc.  Plusieurs  de  ces  désignations  ont  été 
conservées,  l'application  en  a  été  faite  aux  pédales  du  piano. 
Le  clavecin  mécanique  de  Sébastien  Erard  apporta  de  notables 
perfectionnements  dans  l'effet  de  tous  ces  jeux,  et  la  manière  de 
les  employer  au  moyen  de  pédales  fort  ingénieuses. 

L'invention  des  pédales  est  due  à  Bernard,  dit  l'Allemand  , 
habile  organiste  de  Venise  qui  les  adapîaà  l'orgue  en  1740.  Ces 
pédales  sont  les  touches  que  l'organiste  met  en  jeu  en  les  j)res- 
sant  avec  les  pit  (!s  ;  rt^unies  en  u\\  clavier  de  deux  ou  trois 
octrjves,  elles  n'ont  pas  la  même  destination  que  les  pédales  du 

5. 


5f  REVUE  DE  PARIS. 

clavecin,  dont  l'office  est  de  varier  les  jeux  de  rinslrument ,  et 
non  d'en  faire  sonner  les  cordes.  M.  Boëly  s'est  fait  construire 
un  piano  muni  d'un  clavier  de  pédales  parlantes  ,  afin  de  pou- 
voir exécuter  la  musique  écrite  pour  l'orgue.  Dans  les  préludes 
et  les  fugues  de  Bach,  la  partie  la  plus  grave,  celle  qui  doit 
être  jouée  avec  les  pieds,  renferme  des  entrées,  des  passages 
figurés,  d'une  hardiesse  étonnante,  qui  témoignent  de  l'habileté 
prodigieuse  de  l'auteur.  Sébastien  Bach  ne  craignait  pas  de  faire 
répéter  aux  pieds  ce  que  les  mains  venaient  de  dire  avec  le  se- 
cours de  leurs  dix  doigts. 

Revenons  sur  nos  pas ,  et  disons  un  mot  de  quelques  instru- 
ments de  fantaisie  dont  l'usage  n'a  point  été  général. 

A  diverses  époques  on  a  cherché  un  moyen   mécanique   de 
transposer  la  musique  sur  les  instruments  à  clavier. 

Charles  Luyton,  organiste  de  l'empereur  Rodolphe  II,  possé- 
dait en  lo89  un  clavecin  dont  le  clavier  mobile,  pouvait ,  en  se 
déplaçant,  transposer  successivement  de  six  demi-tons.  Dans 
le  siècle  dernier,  un  prêtre  napolitain  en  construisit  un,  à  Catane 
en  Sicile,  qui  transposait  de  quatre  demi-tons  au  moyen  de 
hausses  ou  sillets  mobiles  qui  glissaient  sous  les  cordes  pour  en 
allonger  ou  raccourcir  la  partie  sonnante.  Le  clavecin  transpo- 
seur de  Charles  Luyton  avait  aussi  la  faculté  précieuse  de  pro- 
duire les  dièses  et  les  bémols  par  des  cordes  différentes.  Chaque 
touche  petite,  courte  et  supérieure  aux  autres,  chacune  des 
touches  que  nous  destinons  à  l'exécution  des  dièses  et  bémols, 
était  divisée  en  deux  parties,  dont  l'une  produisait  le  dièse  de  sa 
grande  touche  inférieure  et  l'autre  le  bémol  de  sa  grande  touche 
supérieure. 

Des  clavecins  de  ce  genre  ont  été  joués  autrefois  en  Italie 
pour  accompagner  le  chant,  à  cause  de  la  justesse  parfaite  de 
leurs  accords ,  le  tempérament  n'y  étant  pas  nécessaire.  Deux 
grandes  touches  doubles,  placées  entre  mi-fa  et  si-^it,  la  divi- 
sion des  petites  touches  qui  sont  noires  dans  nos  claviers,  elles 
étaient  bianches  alors,  procuraient,  dans  l'étendue  de  l'octave, 
les  vingt  et  un  sons  nécessaires  pour  la  justesse  irréprochable  des 
accords.  Ce  système  de  clavier  eût  été  bien  préférable  au  nôtre, 
si  le  trop  grand  nombre  des  touches  n'avait  mis  dans  l'impossi- 
bilité d  exécuter  les  traits  rapides  et  figurés  de  notre  musique. 
Voulonne,  médecin  d'Avignon,  avait  fait  un  clavecin  de  celte 


REVUE  DE  PARIS.  SS 

espèce;   mon  père  l'a  touché,  il  en  admirait   les   résultats. 

Des  clavecins  verticaux  furent  construits  en  Italie  vers  la  fin 
du  xvie  siècle. 

Jean  Stein  d'Augsbourg  fit  un  clavecin  double  qu'il  nomma 
vis-à-vis.  Un  clavier  adapté  à  chaque  extrémité  de  l'instrument 
permettait  à  deux  exécutants,  placés  en  face  l'un  de  Tautre,  de 
jouer  ensemble. 

Godefroi  Silbermann  de  Freyberg  invente  le  clavecin  d'amour. 
Ct't  instrument  réunissait  à  l'action  du  sautereau  ordinaire  un 
mécanisme  semblable  à  celui  du  clavicorde.  Une  lame  de  métal 
s'élevait  pour  aller  toucher  légèrement  la  corde  à  la  moitié  de  sa 
longueur  ,  et  faisait  entendre  l'octave  harmonique  pendant  que 
la  corde  entière  résonnait. 

Les  effets  de  la  musique  ont  été  les  mêmes  dans  tous  les 
temps.  Les  instruments  avaient  moins  de  puissance,  les  artistes 
beaucoup  moins  d'habileté,  mais  aussi  les  oreilles  étaient  moins 
exercées.  L'aigre  clavecin,  que  dis-je?  l'épinette,  joués  par  les 
virtuoses  de  cette  époque,  produisaient  des  résultats  aussi  grands, 
excitaient  un  enthousiasme  aussi  vif  que  les  pianos  de  Pape  gou- 
vernés par  Thalberg ,  Chopin,  Herz  peuvent  en  produire  au- 
jourd'hui. On  sait  quel  luxe  musical  était  employé  pour  ajouter 
aux  pompes  des  processions  de  la  Fête-Dieu  dans  le  midi  de  la 
France.  Des  chœurs  ambulants,  des  corps  de  musique,  concerts 
de  violons,  de  flûtes ,  musique  turque ,  fanfares  de  trompettes 
soutenues  par  les  timbales ,  tout  cela  défilait  et  faisait  partie 
du  cortège  religieux. 

Un  organiste  d  Avignon,  Pila,  dont  les  vieux  musiciens  ont 
conservé  la  mémoire,  et  dont  le  talent  était  en  grande  vénéra- 
tion parmi  ses  contemporains,  imagina  de  se  faire  porter  sur  un 
brancard  ;  et  là.  sur  une  estrade  couronnée  par  un  berceau  de 
feuillage  diapré  de  fleurs  et  de  rubans,  Pila,  coiffé  d'une  belle 
perruque  poudrée  dont  l'éclatante  blancheur  encadrait  sa  figure 
grotesque,  ridée,  au  teint  de  bistre  et  d'une  laideur  effroyable, 
Pila,  vêtu  d'un  habit  de  taffetas  blaise-et-babet,  d'une  veste  en 
drap  d'or,  ayant  jabot  et  manchettes  de  dentelles,  boutons  et 
boucles  à  pointes  de  diamants,  l'épée  au  côté,  Pila  jouait,  tou- 
chait, sonnait  des  marches,  des  noèls  et  des  rigaudons  sur  son 
épinetle.  Cette  burlesque  fantaisie,  exécutée  de  bonne  foi,  prise 
au  sérieux  par  des  milliers  d'auditeurs,  eut  un  succès  de  fana- 


36  REVUE  DE  PARIS. 

lisme.  Tout  le  monde  courait,  se  jetait,  se  pressait  dans  les  mes 
détournéeti  pour  allor  de  nouveau  à  rencontre  de  la  procession, 
et  se  donner  le  plaisir  d'entendre  encore  le  claveciniste  am- 
bulant. 

Les  musiciens  abondent  maintenant  dans  les  plus  petites  villes 
du  midi.  Dans  les  villages  mêmes,  on  y  rencontre  des  troupjs 
complètes  de  virtuoses  sonnant  des  marches,  des  pas  accélérés, 
des  valses.  C'est  un  progrès,  sans  doute,  mais  ces  orchestres  mi- 
litaires figurent  dans  toutes  les  fêtes  du  pays  :  leur  harmonie 
bruyante,  dure  et  d'une  justesse  trop  équivoque,  y  remplace  les 
galoubets  et  les  tambourins ,  dont  la  gaieté  constante,  la  ca- 
dence parfaite  donnaient  un  air,  un  ton  de  festivilé,  un  carac- 
tère particulier  aux  réunions  provençales.  L'année  dernière,  aux 
fêtes  de  Mormoiron,  de  Villes ,  d'Apt ,  de  Roquemaure,  de  Ca- 
vaillon,  de  Laudun,  j'ai  vainement  cherché  mes  tambourins, 
mes  galoubets  favoris.  Les  trombones  ,  les  cornets,  les  trom- 
pettes, la  grosse  caisse  et  le  pavillon  chinois  les  avaient  mis  en 
fuite  et  bannis  de  la  contrée.  Au  lieu  de  ces  airs  naïfs,  d'une 
mélodie  originale,  prêts  à  recevoir  l'harmonie  la  plus  mordante 
et  la  plus  riche  quand  une  main  habile  sait  les  mettre  en  œuvre  ; 
au  lieu  de  ces  compositions  que  les  troubadours  nous  ont  lé- 
guées et  que  la  mémoire  et  les  doigts  des  musiciens  rustiques 
nous  ont  conservées  pendant  des  siècles  sans  avoir  recours  au 
papier  réglé,  je  n'entendis  que  des  marches  banales,  un  sabbat 
toujours  incommode  et  trop  souvent  discordant.  Cette  substitu- 
tion est  déplorable  ;  elle  nuit  aux  intérêts  de  l'art  :  le  caractère 
musical  du  pays  s'efface,  la  nationalité  se  perd.  Les  amateurs 
les  plus  exercés  recherchaient,  admiraient  le  prodigieux  talent 
de  nos  joueurs  de  galoubet,  la  plupart  routiniers.  On  ne  peut 
concevoir  comment  avec  un  fiùtet  percé  de  trois  trous  seulement, 
tenu  et  joué  par  la  main  gauche,  on  parvient  à  jouer  les  traits 
et  toutes  les  folies  musicales  que  l'archet  de  Paganini,  le  cla- 
vier de  Herz,  fontbriller,  scintiller  à  notre  oreille.  Les  dilettanti 
faisaient  dix  lieues  pour  aller  entendre  les  airs  des  troubadours 
et  la  musique  de  notre  époque,  delà  sorte  exécutée  par  les  Tulou, 
les  Drouet,  les  Paganini  du  galoubet  ;  ces  mêmes  amateurs  bat- 
tront en  retraite  devant  vos  musiques  turques  s'ils  sont  assez 
infortunés  pour  les  trouver  sur  leur  passage.  Le  caractère ,  la 
physionomie,  l'originalité,  sont  chosr^s  Irop  rares  aujoindhui  : 


REVUE  DE  PARIS.  37 

on  doit  s'estimer  heureux  de  les  [losséder  dans  «ne  partie  de 
l'art  ;  c'est  un  crime  de  !es  déuuire. 

Plusieurs  de  ces  airs  (lui  nous  viennent  bien  authentiquement 
du  roi  René  d'Anjou,  d'auUes  (îont  la  constitution  indique  plus 
de  jeunesse,  bien  qu'ils  comj)lenl  au  moins  deux  ou  trois  cenls 
ans  d'existence,  avaient  une  destination  consacrée  :  ils  réglaient 
les  heures  des  plaisirs,  en  donnaient  le  signal ,  appelaient  les 
lutteurs  dans  rarène,  marquaient  les  délais  accordés  à  ceux  qui 
voulaient  disputer  le  prix,  et  l'instant  fatal  oij  toutes  les  récla- 
mations de  ce  genre  devaient  être  rejetées.  Les  tambourineurs, 
se  promenant  dans  le  cirque ,  étaient  les  véritables  juges  du 
camp  ;  leur  troisième  tour  achevé ,  leur  dernier  coup  de  ba- 
guette frappé  ,  le  prix  était  adjugé  au  vainqueur  provisoire.  On 
fermait  les  enchères,  la  troisième  bougie  franche  venait  de  s'é- 
teindre. Au  lieu  de  ces  airs  significatifs,  de  cette  mélodie  si  gaie, 
si  brillante,  si  originale  de  San-Ro,  l'air  des  luttes  ,  la  musique 
de  la  garde  n.itionale  joue  des  marches  au  repos  ;  mais  ces  mar- 
ches ne  disent  rien  à  l'esprit,  elles  ne  règlent  en  aucune  ma- 
nière les  diverses  circonstances  des  jeux.  Exécutez  des  marches 
et  des  contredanses  dans  une  forêt  tandis  que  chasseurs  et 
chiens  courent  le  cerf,  vous  ferez  de  la  belle  besogne.  Tout  l'or- 
chestre du  Conservatoire  ne  saurait  remplacer  les  piqueurs  son- 
nant leurs  tons  de  chasse,  télégraphie  musicale  et  parlante  qui 
guide  gens  et  bêtes  à  travers  le  bois,  et  prévient  ou  redresse  une 
infinité  d'erreurs  que  seule  elle  peut  redresser  ou  prévenir. 

Que  la  musique  municipale  se  mette  en  bataille  et  sonne  ses 
fanfares  toutes  les  fois  que  le  maire  ceint  l'écharpe  afin  d'assis- 
ter à  une  cérémonie,  c'est  à  merveille.  Qu'elle  exécute  des  valses 
et  des  rigaudons  pendant  la  messe,  je  n'y  vois  pas  de  grave  in- 
convénient. Mais  en  échange  de  mes  concessions,  je  demande 
en  grâce  que  l'on  rende  les  tambourins,  ks  galoubets  et  même 
les  crotales  aux  fêtes  joyeuses  de  la  Provence  et  du  Languedoc. 
Les  airs  qu'ils  jouent  sont  des  monuments  nationaux  qu'il  im- 
porte de  conserver  avec  le  plus  grand  soin. 

Il  seml)le  que  je  me  suis  éloigné  de  mon  sujet  en  vous  parlant 
de  musique  tuique  ù  propos  de  l'orgue  et  de  l'épinelte.  Je  vais 
arriver,  un  peu  tard  sans  doute,  à  ce  que  je  voulais  vous  conter. 

Dans  une  petite  ville  du  midi  de  la  France,  le  maire  désira 
quelps  musiciens  revêijssent  l'iiniforme.  Tons  les  cbirinettisles, 


^  REVUE  DE  PARIS. 

les  flûtistes,  les  bassonistes  répondirent  à  l'invitation  et  vinrent 
à  l'appel  en  grand  costume  et  l'épée  au  côté.  Mais  les  virtuoses, 
sonnant  la  trompette,  le  cor,  le  trombone,  l'ophicléide,  s'obsti- 
nèrent à  garder  les  vêtements  de  paour,  de  péquin.  Voilà  deux 
factions  bien  caractérisées  :  les  premiers  furent  appelés  les  ha- 
billés^ puisqu'ils  avaient  l'habit  d'ordonnance;  les  nus,  telle 
fut  la  désignation  légèrement  satirique  dont  on  affubla  les  ré- 
calcitrants, les  dissidents,  ceux  enfin  de  la  coalition,  quoiqu'ils 
se  montrassent  décemment  couverts.  La  municipalité  ne  voulut 
point  défiler  à  la  procession  avec  un  orchestre  composé  de  nus 
et  d'habillés ,  cette  bigarrure  de  costumes  aurait  excité  des 
transports  de  gaieté  qu'il  était  bon  d'éviter  en  pareille  circon- 
stance. Les  musiciens  sonnants  furent  donc  consignés  à  la  mai- 
rie ou  renvoyés  dans  leurs  foyers  respectifs.  Mais  comme  la 
procession  solennelle  de  la  Fête-Dieu  ne  pouvait  procéder  sans 
musique,  on  imagina  de  placer  à  distances  des  orgues  de  Barba- 
rie qui,  tour  à  tour,  faisaient  entendre  le  répertoire  pointé  sur 
leurs  cylindres.  Parmi  les  airs  que  la  manivelle  reproduisit  avec 
le  plus  de  constance,  on  remarquait  C'est  l'amour,  V amour  ei 
Si  Dorilas.Ces  vaudevilles  ne  s'accordaient  guère  avec  la  pompe 
religieuse.  Leur  caractère,  leur  mesure,  leur  mouvement  étaient 
en  opposition  avec  la  gravité  du  pas  et  les  dévotes  pensées  de 
l'assistance,  il  est  vrai  ;  mais  il  fallait  absolument  de  la  musique 
pour  la  procession,  et  l'on  ne  pouvait  contester  que  Si  Dorilas 
et  C'est  l'amour  ne  fussent  réellement  de  la  musique. 

Jusqu'à  la  fin  du  xv^  siècle,  les  orgues  des  paroisses  de  Paris 
n'avaient  été  joués  que  par  des  prêtres  ou  des  moines ,  mais 
en  l-îOe,  il  fut  dérogé  à  cet  usage  en  faveur  de  Michel  le  Piseur, 
notaire  au  Châtelet,  qui  recevait  des  actes  publics  pendant  toute 
la  semaine,  et  charmait  ensuite  les  oreilles  des  fidèles  le  diman- 
che, à  Saint-Jacques-de-la-Boucherie.  Son  emploi  d'organiste 
lui  produisait  par  an  la  somme  de  6  livres  8  sous  parisis. 

Du  temps  de  Louis  XIV,  la  musique  de  la  chambre  du  roi,  mu- 
sique tout  à  fait  indépendante  du  service  de  la  chapelle  ,  était 
gouvernée  par  deux  surintendants,  dont  les  fonctions  avaient 
lieu  par  semestre.  Ils  recevaient  chacun  2,230  livres  10  sous  de 
traitement,  savoir  :  660  livres  de  gages,  900  livres  de  nourri- 
ture, 519  livres  pour  les  montures  (  frais  de  voyage  ),  et  360  li- 
vres pour  la  nourriture  d'un  page  mué. 


REVUE  DE  PARIS.  39 

Le  surintendant  de  service  avait  Tinspection  des  voix  et  des 
instruments  pour  faire  bonne  musique  au  roi.  Tout  ce  que 
chantaient  les  musiciens  de  la  chambre  devait  être  répété  chez 
le  surintendant.  Trois  pages  tenaient  la  partie  de  dessus.  Les 
autres  parties  étaient  confiées  à  trois  hautes-tailles,  deux  basses- 
tailles  et  deux  basses  chantantes  ;  il  n'y  avait  pas  de  hautes- 
contre.  L'accompagnement  se  composait  d'un  clavecin ,  d'un 
petit  luth,  d'une  viole  et  d'un  théorbe.  Celui  qui  jouait  du  cla- 
vecin n'avait  point  le  titre  de  claveciniste,  mais  de  clavecin  du 
roi.  Il  recevait  600  livres  de  gages,  900  livres  pour  la  nourri- 
ture, 213  livres  de  monture,  et  270  livres  pour  l'entretien  de  son 
porte-épinette. 

Il  y  avait  aussi,  pour  la  musique  instrumentale  de  la  chambre, 
([uaire  petits  violons,  à  2,000  livres  d'appointements,  et  quatre 
basses  de  viole,  dont  trois  étaient  jouées  par  des  demoiselles. 
Ces  virtuoses  en  jupons  recevaient  chacune  1,200  livres,  tandis 
que  leur  collègue  violiste,  Antoine  Forcroy,  musicien  de  ta- 
lent, n'en  avait  que  600.  On  ne  saurait  trop  applaudir  à  cette  ga- 
lanterie. 

Marguerite-Antoinette  Couperin  était,  en  1740,  claveciniste 
de  la  chambre  du  roi.  C'est  la  seule  femme  que  l'on  voie  figurer 
parmi  les  virtuoses  qui  ont  tenu  cet  emploi. 

Dans  un  ouvrage  intitulé  Chapelle-Musique  des  rois  de 
France ,  j'ai  parlé  des  privilèges  dont  jouissaient  les  musiciens 
de  cette  chapelle.  Un  privilège  d'une  espèce  plus  singulière  en- 
core était  accordé  aux  musiciens  de  la  chambre.  Il  consistait 
dans  le  droit  d'ouvrir  boutique,  ainsi  que  les  barbiers  de  la  cour, 
en  toute  ville  de  France,  sans  être  tenu  de  payer  patente  ni  tri- 
but de  corporation.  Le  clavecin  du  roi  pouvait  donc  faire  la 
barbe  à  ses  pratiques  et  les  régaler  ensuite  d'une  gigue  et  d'une 
sarabande.  Figaro  les  appelait  plus  tard  avec  les  accords  de  sa 
guitare.  Les  musiciens  du  roi  ne  profitaient  pas  pour  eux-mêmes 
de  cette  faculté  bizarre.  Ordinairement  ils  la  cédaient  moyen- 
nant cent  écus. 

Nos  professeurs  de  chant ,  de  cor ,  jugent  la  voix  ou  Tembou- 
ehure  d'un  élève  et  lui  prescrivent  le  genre  d'exercice  convena- 
ble à  la  partie  qu'ils  lui  ont  assignée.  L'un  est  appelé  à  chanter 
le  ténor,  l'autre  le  baryton.  Ce  corniste  ne  saurait  attaquer 
d'une  manière  brillante  et  sûre  les  notes  élevées ,  on  le  destine  à 


40  REVUE  DE  PARIS. 

jouer  la  partie  de  second  cor  ;  il  travaillera  le  médium  elles  tojis 
graves.  Du  temps  de  Louis  XIV,  les  maîtres  de  clavecin  ,  d*^ 
viole,  de  Ihéorbe,  pensaient  qu'un  instrumentiste  ne  pouvait 
pas  réussir  également  dans  les  morceaux  d'exécution  et  l'ac- 
compagnement des  voix  ;  ils  formaient  par  conséquent  deux 
classes  d'élèves.  Ceux  qui  montraient  les  plus  heureuses  dispo- 
sitions et  se  faisaient  remarquer  pour  leur  habileté  précoce, 
étaient  appelés  à  jouer  la  pièce;  les  autres  devaient  se  borner 
à  l'exécution  des  basses-conlinues  ,  des  batteries,  des  harpéges 
(le  l'accompagnement.  Les  premiers  auraient  pu  briller  dans 
l'une  et  l'autre  partie  ;  mais  la  mode  s'y  opposait  :  l'étiquette  ,  le 
point  d'honneur  interdisaient  le  vulgaire  harpége,  la  basse-con- 
tinue au  claveciniste  ,  au  luthiste  récitant.  Voici  quelques  ob- 
servations originales  et  curieuses  à  l'égard  de  cet  usage;  je  les 
emprunte  à  La  Vieuville  de  Preneuse  : 

«  Les  Français  qui  s'adonnent  à  l'accompagnement  devraient 
songer  qu'il  ne  convient  point  à  d'honnêtes  gens  de  choisir  le 
second  rôle  quand  ils  peuvent  faire  le  premier.  En  outre  que 
chantpr  est  le  premier  rôle  en  musicpie  ,  il  y  a  à  chanter  sans 
instrument  je  ne  sais  quoi  de  cavalier  et  de  (\('Vj''^^*'-  <|ui  convient 
mieux  à  un  homme  de  qualité  «pie  l'embarras  et  la  servitude  de 
l'accompagnement.  D'ailleurs  ,  ceux  qui  n'ont  pas  de  voix  et  qui 
savent  accompagner  ne  peuvent  prétendre  qu'à  l'honneur  de 
servir  autrui.  Ils  demeurent  inutiles  et  à  garder  le  mulet  quand 
ils  n'ont  pas  un  chanteur  sous  leurs  mains.  Il  faut  qu'ils  en- 
voient louer  une  voix  ,  afin  qu'ils  puissent  exercer  leur  talent 
subalterne  ;  autrement  ,  ils  passeront  le  jour  à  se  repaître  les 
oreilles  d'une  balterie  de  théorbe  .  de  clavecin  confuse  et  sans 
agrément.  Aussi  ,  lorsque  ces  messieurs  de  l'accompagnement , 
grâce  à  sept  ou  huit  ans  de  travail  ,  sont  parvenus  à  ce  qu'ils 
prétendaient ,  lorsqu'ils  ont  passé  une  année  ou  deux  à  aller  fi- 
gurer dans  les  concerts  de  la  ville,  ils  se  dégoûtent  de  cet  hono- 
rable emploi  ,ils  laissent  en  un  coin  théori)e  et  clavecin  ,  et  peu 
à  peu  l'oublient  tout  à  fait  ,  au  lieu  que  ceux  qui  ont  appris  ^{'.s 
pièces  et  se  sont  mis  en  état  d'en  aj)prendie  seuls  de  nouvelles 
se  sont  préparés  pour  toute  leur  vie  une  agiéable  ressource  con- 
tre l'ennui.  » 

A  cette  époque,  il  fallait  travailler  sei)t  ou  huit  ans  pour 
exécuter  d'une  manière  supportable  des  batteries  d'accompagné- 


REVUE  DE  PARIS.  41 

menl  sur  le  claveiin.  Noire  siècle  marcIie  plus  vite,  et  les  pia- 
nistes galopent  aujourd'hui  de  telle  façon ,  dès  la  première 
année  de  leur  éducation  ,  qu'il  est  difficile  d'assigner  des  bornes 
à  leur  merveilleuse  agilité.  Ce  n'était  donc  pas  sans  raison  que 
Despréaux  disait  :  «  Hàlez-vous  lentement.  '^  Ce  mot  s'appli- 
quait sans  doute  aux  clavecinistes  de  son  temps. 

Lulli  jouait  fort  bien  du  violon  ;  je  ne  vous  dirai  point  s'il  fai- 
sait preuve  d'une  habileté  remarquable  en  promenant  ses  mains 
sur  le  clavier  ;  je  vous  conterai  des  prouesses  plus  originales  et 
vous  montrerai  comment  ce  maître  s'escrimait  sur  le  clavecin 
quand  il  lui  plaisait  d'en  jouer  avec  les  pieds.  Le  roi  Louis  XIV 
et  sa  cour  devaient  danser  et  figurer  dans  les  Fêtes  deVylmouv 
et  de  Bacchus  ;  le  baladin  couronné  ,  vêtu  de  son  justaucorps 
de  drap  d'argent ,  pour  représenter  un  galant  berger,  la  hou- 
lette en  main  ,  s'impatientait  de  ce  qu'on  ne  commençait  pas  le 
spectacle.  On  relardait  ainsi  l'agrément  que  devait  lui  procurer 
l'exhibition  de  ses  talents  dramatiques.  Lulli  n'avait  point  à  re- 
douter la  colère  du  public,  c'était  son  acteur  très-accessoire 
qu'il  fallait  contenter.  Louis  XIY  envoie  à  Lulli  plusieurs  émis- 
saires les  uns  après  les  autres  pour  le  faire  hâter.  Voyant  que 
rien  n'avançait  il  lui  dépêche  enfin  un  officier  pour  lui  signifier 
qu'il  se  lassait  d'attendre  dans  sa  loge,  sous  son  harnois ,  et 
qu'il  voulait  enfin  que  l'on  fît  lever  le  rideau.  Lulli,  moins  oc- 
cupé de  la  colère  du  roi,  des  ordres  pre'ssants  qu'il  donnait ,  que 
de  ce  qu'il  avait  encore  à  faire,  répondit  avec  un  admirable  sang- 
froid  :  «  Le  roi  est  le  maître  j  il  peut  attendre  tant  qu'il  lui 
plaira.  * 

L'acteur  attendit  ;  un  danseur  ne  saurait  s'élancer  sur  le 
théâtre  avant  que  les  violons  aient  joué  le  prélude,  la  ritour- 
nelle de  son  entrée,  et  Lulli  commandait  aux  violons.  Le  berger 
Silvandre  resta  dans  sa  loge  jusqu'au  moment  où  le  directeur 
frappa  les  trois  coups;  mais  il  enrageait ,  et  la  mine  courroucée 
du  baladin  ne  promettait  rien  de  bon  à  Lulli.  Jean-Baptiste 
voulut  enfin  tenter  un  raccommodement  au  moyen  de  quelques 
plaisanteries  ;  elles  furent  très-mal  reçues  ,  et  déjà  ses  ennemis 
se  réjouissaient  de  la  chute  du  musicien  courtisan. 

Il  fallait  frapper  un  grand  coup  ,  afin  de  conjurer  la  tempête 
qui  couvait,  et  prévenir  un  éclat  dont  les  conséquences  devaient 
être  funestes.  Lulli  s'arrange  avec  Molière  pour  annoncer  Pour- 
5  4 


42  REVUE  DE  FAKIS. 

ceaugnaCy  celle  piùce  amusaiL  beaucou'»  le  roi.  L«  spectacle 
promis  ,  le  rideau  levé  ,  Pourceaugnac  est  arrêté  par  une  in- 
disposition subite  de  Tacteur  chargé  de  représenter  le  gentil- 
homme limousin.  Lulli  se  fait  proposer  pour  remplir  ce  rôle  à 
l'instant  et  pour  que  le  roi  ne  soit  point  privé  du  plaisir  qu'il 
s'était  promis  :  l'offre  est  acceptée.  Lulli  joue  avec  beaucoup 
d'esprit  et  de  vivacité  ,  ne  perdant  pas  de  vue  son  spectateur 
essentiel  ;  il  voit  avec  peine  que  ses  lazzis  ,  ses  plaisanteries  ne 
dérident  pas  le  front  de  Jupiter.  Il  commençait  à  désespérer, 
quand  arrive  la  scène  des  apothicaires.  Pourceaugnac ,  harcelé, 
ne  songeait  point  aux  seringues  qui  le  menaçaient  j  il  courait, 
dansait ,  gambadait  :  Louis  ne  riait  point. 

Pour  obtenir  enfin  ce  sourire  ,  ce  témoignage  d'une  hilarité 
si  désirée,  Lulli  remonte  la  scène,  descend  avec  rapidité,  prend 
son  élan  et  saute  à  pieds  joints  au  milieu  du  clavecin  de  Tor- 
chestre ,  le  brise  en  raille  pièces ,  au  risque  de  se  casser  bras  et 
jambes  ;  l'intrument  vole  en  éclats  ,  et  fait  en  ce  moment  plus 
de  bruit  qu'il  n'en  avait  jamais  fait.  Lulli  disparaît  dans  l'abîme, 
sa  chute  est  un  triomphe  ;  accroupi  sur  les  décombres  harmo- 
nieux ,  le  malin  bouffon  a  vu  le  roi  partir  d'un  bruyant  éclat 
de  rire  et  battre  des  mains  à  tour  de  bras.  Lulli  revient  par  le 
trou  du  souffleur ,  et  continue  sa  course  au  milieu  des  applau- 
dissements frénétiques ,  des  transports  joyeux  de  l'assemblée 
toujours  empressée  à  suivre  le  commandement  de  son  chef  de 
file. 

Sébastien  Bach  devait  souper  chez  le  duc  de  Weimar.  Avant 
que  l'horloge  eût  frappé  l'heure  du  repas,  Sébastien  enchantait, 
ravissait  une  noble  assemblée.  Assis  devant  le  clavecin,  il  im- 
provisait avec  sa  brillante  fécondité,  sa  verve  impétueuse.  Nul 
ne  sentait  les  atteintes  de  l'appétit  ;  l'estomac  se  taisait ,  tant 
l'oreille  était  charmée.  Le  maître-d'hôtel ,  qui  venait  de  faire 
mettre  sur  table ,  et  n'avait  plus  de  pauses  à  compter ,  entre 
avec  précaution  dans  le  salon  de  compagnie,  et  d'un  signe 
avertit  le  prince.  Avant  d'inviter  l'assistance  à  passer  dans  la 
salle  du  festin,  le  duc  ,  qui  sans  doute  était  gastronome,  et 
pouvait  alors  sentir  quelque  désir  d'aller  banqueter  ,  frappe  sur 
l'épaule  du  claveciniste  ,  l'arrête  dans  sa  période  véhémente  en 
lui  disant  :  u  Maître,  le  souper  nous  attend,  le  rôti  veut  être 
mangé  chaud  et  la  friture  brûlante.  i>  On  se  lève,  on  donne  la 


REVUE  DE  PARIS.  43 

main  aux  dames,  on  prend  place  autour  de  la  table,  tout  le 
monde  est  assis.  Bach  jette  un  coup  d'œil  sur  le  service,  et  voit 
que  Ton  enlève  les  pièces  de  gibier  et  de  venaison  pour  les  livrer 
aux  glaives  des  écuyers  tranchants.  Les  distributions  ne  peu- 
vent avoir  lieu  que  dans  deux  ou  trois  minutes  ;  il  profite  du 
délai,  se  lève  doucement ,  s'esquive  sur  la  pointe  des  pieds  ,  et 
rentre  au  salon  de  m'jsi([ue.  Le  duc  de  \V{-iniar  l'aperçoit ,  se 
lève  aussi,  curieux  de  voir  ce  que  Dach  allait  faire  ;  il  le  suit 
avec  la  même  précaution  mystérieuse,  Bach  se  dirige  vers  le 
clavecin  ,  frappe  l'accord  parfait  d'ut  dans  toute  sa  plénitude  , 
et  se  relire  aussitôt  pour  revenir  à  sa  place  de  convive.  Le  prince 
lui  di-mande  alors  l'explication  de  cetLe  action  singulière.  «  Je 
viens  de  me  mettre  en  paix  avec  ma  conscience,  répond  l'illus- 
tre musicien.  Votre  altesse  m'avait  interrompu  sur  un  accord 
de  septième  et  des  harpéges  établis  sur  la  dominante.  Cet  accord, 
sol;  si,  ré,  fa,  demandait  à  grands  cris  sa  réodlulion,  que  les 
lois  de  l'étiquette  ne  m'avaient  point  permis  de  lui  donner.  Cette 
sensible  si,  appelant  en  vain  son  ut ,  m'aurait  chagriné,  tour- 
menté pendant  tout  le  repas;  je  viens  de  la  satisfaire  ,  l'accord 
d'w^  a  sonné  pour  elle.  Tout  est  en  ordre  maintenant  ;  tout  est 
conclu,  résolu  pour  la  note  sensible  et  pour  moi.  Je  suis  tran- 
quille ,  affranchi  de  tout  remords  musical  ;  j'ai  rempli  mon  de- 
voir et  j'en  souperai  bien  plus  gaiement.  » 

Ce  même  Sébastien  entre  un  jour  dans  la  métropole  de  Dresde, 
monte  à  l'orgue,   et    prend   place  au    clavier   pour    toucher 
pendant  la  grand'messe.  Le  maître  de  chapelle  de  cette  église 
était  dans  le  chœur,  et  ne  pouvait  s'ai)ercevoir  de  la  substitution 
qui  venait  de  s'opérer  entre  les  deux  organistes.  Mais  dès  les 
premières  mesures  de  liioprovisalion  de  Bach ,  il  reconnut  les 
griffes  d'un  lion,  le  génie  d'un  homme  supérieur.  Gommes  les 
grands  talents  sur  l'orgue  n'étaient  point  rares  en  Allemagne  à 
Cf^tte  époque,  le  maître  de  chapelle ,  qui  n'avait  jamais  entendu 
Sébastien,  ne  put  le   signaler  et  le  reconnaître  à  ce  brillant  et 
riche  prélude.  11  envoie  sur-le-champ  un  courrier,  fait  monter 
un  enfant  de  chœur  à  l'orgue  ,  lui  disant  :  <(  Ta  l'adresser  de  ma 
part  au  musicien  que  tu  trouveras  devant  le  clavier,  demande- 
lui  son  nom  ;  pas  davantage.  »  —  «  Ah  !  Ion  veut  savoir  com- 
ment je  m'appelle,  répondit  Bach  à  Tépiissaire;  et  cesl  le  maître 
de  chapelle  qui  demande  mon  nom  î  Je  ne  te  le  dirai  point.  Ce 


44  REVUE  DE  PARIS. 

maître  doit  savoir  lire  avec  les  oreilles;  recommande-lui  de 
suivre  avec  altenlion  les  premières  notes  du  sujet  de  la  fugue 
que  je  vais  improviser  à  l'offertoire  ;  il  y  trouvera  la  réponse  à 
la  question  que  tu  viens  de  me  faire.  » 

Après  que  Tofficianta  donné  le  signal  en  chantant  Oremus , 
l'organiste  attaque  sa  fugue  par  ces  quatre  notes  bien  marquées, 
si  bémol,  la ,  ut ,  si  naturel.  «C'est  Bach!  s'écrie  aussitôt  le 
maître  de  chapelle  ;  j'aurais  dû  le  deviner  plus  tôt.  «  Vous  savez 
que  les  notes  de  la  gamme  sont  représentées  par  des  lettres  ; 
vous  savez  encore  que  le  si  bémol  est  marqué  par  un  B ,  le  la 
par  un  A  ,  Vut  par  un  C.  Les  Allemands  se  servent  de  l'H  pour 
désigner  le  si  naturel.  Certes,  une  fugue  de  cette  espèce  était 
bien  une  réelle  improvisation  :  le  hasard  venait  d'en  fournir  le 
sujet. 

Cette  pièce  curieuse  existe  dans  le  recueil  des  fugues  de  Jean- 
Sébastien  Bach  ,  mais  non  pas  en  entier ,  elle  s'arrête  au  repos 
de  dominante,  après  l'introduction  du  troisième  sujet.  Les  trois 
thèmes  ne  s'y  trouvent  donc  pas  combinés  ensemble  pour  ame- 
ner une  conclusion  digne  de  l'illustre  maître.  On  assure  que  la 
maladie  et  la  mort  ont  surpris  Sébastien  au  moment  où  il  écri- 
vait cet  ouvrage.  Un  musicien  français  ,  compositeur  versé  dans 
la  connaissance  de  la  belle  musique  ancienne,  objet  de  son  af- 
fection la  plus  tendre  ,  de  son  admiration  sans  bornes,  musique 
dont  il  possède  le  style,  dont  il  a  conversé  les  traditions  ,  et 
qu'il  exécute  parfaitement  sur  le  piano  comme  sur  l'orgue; 
M.  Boëly  joue  cette  fugue  et  la  termine  par  une  péroraison  dans 
laquelle  il  a  su  réunir  les  trois  sujets  avec  autant  d'adresse  que 
de  bonheur. 

Marchand,  claveciniste  fameux  à  Paris,  se  fit  exiler  de 
France  pour  je  ne  sais  quelles  fredaines.  Obligé  de  quitter  sa 
patrie,  en  1717,  il  se  rendit  à  Dresde,  où  le  roi  de  Pologne  lui 
offrit  une  place  d'organiste  avec  un  traitement  magnifique.  Le 
maître  de  concert  à  la  cour  de  ce  prince  ,  Volumier,  qui  con- 
naissait le  caractère  bizarre  et  capricieux  de  Marchand,  redou- 
tant la  rivalité  du  virtuose  français,  voulut  l'éloigner.  Volumier 
ne  pouvait  lutter  avec  un  aussi  rude  jouteur  ;  il  eut  recours  à 
Jean-Sébastien  Bach,  alors  organiste  à  Weimar  ,  et  il  l'invita  à 
venir  disputer  la  palme  à  Marchand.  Bach  s'y  rendit,  obtint 
l'agrément  du  roi  pour  assister  au  concert  de  la  cour  ù  l'insu 


REVUE  DE  PARIS.  45 

de  Marchand  ,  qui  en  était  le  héros.  Ce  claveciniste  s'y  fait  en- 
tendre; il  joue  une  ariette  française  suivie  de  variations  brillan- 
tes et  rapides,  et  l'on  applaudit  avec  enthousiasme  la  prestesse, 
la  clarté  de  son  exécution.  Après  ce  triomphe,  et  pendant  que 
les  bravos  adressés  à  Marchand  retentissaient  encore  ,  Volumier 
engage  Bach  à  se  mettre  au  clavier.  Le  maître  allemand  pré- 
lude ;  ce  n'est  pas  sans  étonnument  qu'on  le  voit  entrer  bientôt 
dans  le  motif  joué,  travaillé  par  Marchand.  Bach  s'empare  de 
cet  air  français,  le  répète  non-seulement  en  entier,  avec  toutes 
les  variations  que  l'on  venait  d'entendre,  mais  il  improvise  en- 
core douze  variations  plus  difficiles  et  plus  brillantes  que  celles 
de  son  rival. 

Cette  victoire  éclatante  ne  suffisait  point  à  Bach;  il  présente 
à  l'organiste  parisien  un  sujet  de  fugue  qu'il  venait  de  noter  au 
crayon,  et  l'invite  à  i)iendre  sur  l'orgue  une  revanche  éclatante 
et  décisive.  Le  combat  devenait  ainsi  beaucoup  plus  sérieux. 
.Alarchand  avait  jugé  le  talent  et  la  force  d'un  tel  champion  ;  il 
n'attendit  pas  le  jour  fixé  pour  la  lutte,  et  quitta  Dresde,  afin 
de  ne  pas  s'exposer  à  une  défaite  complète.  Cette  aventure  est 
contée  par  des  auteurs  allemands  que  l'on  peut  croire  disjjosés 
à  vanter  les  exploits  d'un  compatriote  ;  mais  l'éminente  supério- 
rité de  Bach  justifie  ce  récit  et  doit  en  faire  admettre  toutes  les 
circonstances.  11  est  d'ailleurs  bien  prouvé  que  le  seul  mérite  de 
Marchand  était  dans  l'exécution.  Ce  qui  reste  de  ce  claveciniste 
est  vraiment  très-médiocre.  Ce  serait  faire  injure  à  l'art  que  de 
comparer  ses  ouvrages  avec  ceux  de  Bach  et  des  organistes  cé- 
lèbres de  l'Allemagne. 

De  retour  à  Paris,  Marchand  y  jouit  d'une  vogue  extraordi- 
naiie,  d'un  renom  à  nul  autre  pareil.  On  ne  pouvait  obtenir 
quelque  estime  dans  le  monde  musical ,  être  considéré  comme 
ayant  du  goût,  si  l'on  n'avait  reçu  des  leçons  de  ce  maître  à  la 
mode.  Le  nombre  prodigieux  de  ses  élèves  disséminés  dans  tous 
les  quartiers  de  Paris,  lui  donna  l'idée  de  prendre  dix  logements 
qu'il  habitait  tour  à  tour  selon  ses  caprices;  il  y  recevait  ceux 
de  ses  disciples  qui  logeaient  dans  son  voisinage.  Le  prix  de 
chacune  de  ses  leçons  était  alors  de  24  livres.  Vous  voyez  que 
les  maîtres  fameux  de  notre  époque  sont  encore  moins  exi- 
geants ;  ils  veulent  bien  se  contenter  de  20  francs  ,  somme  in- 
férieure à  la  moitié  du  louis  d'or  que  Marchand  recevait  de  ses 

4. 


4e  REVUE  DE  PARIS. 

élèves.  Nos  professeurs  de  piano  achètent  des  hôtels;  ils  ont  des 
équipages  j  le  claveciniste  Marchand  ne  sut  pas  conserver  une 
part  des  biens  que  la  faveur  du  public  lui  prodiguait.  Ses  folles 
dépensent  dévorèrent  tout;  il  mourut,  dans  la  misère  la  plus 
profonde,  en  1757. 

Le  roi  de  Prusse ,  Frédéric  II ,  jouait  fort  bien  de  la  flûte,  et 
régalait  tous  les  soirs  ses  courtisans  de  trois  concertos  qu'il 
exécutait  à  la  file.  Le  lendemain  il  recommençait  pour  faire  en- 
tendre trois  autres  concertos.  La  litanie  était  longue ,  le  réper- 
toire de  ce  virtuose  couronné  se  composait  de  trois  cents  con- 
certos de  son  maître  Quantz,  et  d'autant  de  caprices  et  de 
fantaisies,  dont  un  tiers  était  de  la  façon  de  Frédéric.  Lorsque 
la  noble  assemblée  avait  goûté  les  numéros  201 ,  203  ,  205,  de 
la  collection  .  elle  pouvait  compter  que  le  jour  suivant  le  même 
exécutant  lui  sonnerait  sur  le  même  instrument,  dans  le  même 
salon  ,  à  la  même  heure  ,  les  numéros  204 ,  205  ,  206  ,  du  même 
auteur.  Pas  une  noie  d'autre  musique  ne  devait  rompre  l'uni- 
formité,  la  symétrie,  du  concert  offert  par  Sa  Majesté.  Cette 
pâture  musicale  ressemble  beaucoup  A  ce  repas  de  famille ,  où 
chacun  devait  fournir  son  plat  :  tous  apportèrent  des  crevettes. 

L'auditoire  savourait  tous  les  jours  avec  une  religieuse  at- 
tention, un  silence  parfait  ,  une  admirable  patience,  la  triple 
bordée  de  trois  concertos  de  flûte  en  trois  parties,  exécutés  par 
Frédéric.  Chacun,  en  avalant  ses  bâillements,  disait  :  Le  roi 
s'amuse.  Les  affaires  les  plus  importantes  n'avaient  point  encore 
pu  troubler  le  cours  de  ces  concerts  quotidiens,  lorsqu'un 
soir,  au  moment  où  Frédéric  arrangeait  ses  flûtes  pour  faire 
l'exhibition  accoutumée  de  son  talent,  on  lui  présente  la  liste 
des  étrangers  arrivés  à  Potzdam;  il  y  voit  le  nom  de  Sébastien 
Bach.  Le  roi  dit  à  l'instant  :  ((  Messieurs,  le  vieux  Bach  est  ici, 
toute  musique  doit  céder  le  pas  à  la  sienne.  »  Il  envoie  un 
officier  invitei'  Sébastien  à  se  rendre  à  la  cour  ;  Bach  y  vient  en 
habit  de  voyage,  et  se  fait  admirer  par  ses  improvisations  mer- 
veilleuses. Frédéric  le  conduit  dans  les  sahms  du  palais,  et  la 
séance  musicale  recommence  toutes  les  fois  que  les  visiteurs 
rencontrent  un  clavecin,  un  piano;  le  nombre  de  ces  instruments 
était  considéiable  chez  le  prince  musicien.  11  fallait  toute  la 
puissance  du  nom  et  du  talent  de  Bach  pour  produire  cet  eff^et 
magique.  Arrêter  Frédéric  au  moment  où  il  allait  emboucher 


RRVUE  DE  PARIS.  41 

sa  flûte,  paraissait  jusqu'alors  une  chose  impossible.  L'arrêter 
quand  il  ordonnait  une  charge  de  cavalerie  eût  semblé  moins 
audacieux. 

Haydn,  dans  sa  jeunesse,  commença  par  composer  de  petites 
sonates  pour  le  clavecin  ;  il  les  vendait  à  vil  prix  à  ses  écolières  ; 
il  Faisait  enfin  des  menuets,  des  valses,  des  allemandes,  pour 
los  bals.  Haydn  écrivit,  pour  se  divertir,  une  sérénade  à  trois 
instruments ,  qu'il  allait  exécuter  en  divers  quartiers  de  Vienne, 
accompagné  de  deux  de  ses  amis.  Le  théâtre  de  Carinfhie  avait 
alors  pour  directeur  Bernardone  Curtz  ,  fameux  arlequin  ,  qui 
charmait  le  public  par  ses  lazzis  et  ses  bons  mots.  Bernardone 
îiltirait  la  foule  à  son  théâtre;  le  talent  de  cet  acteur,  le  mérite 
des  opéras  bouffons  qu'il  représentait  avec  sa  troupe,  lui 
avaient  acquis  la  faveur  du  public;  sa  femme  était  fort  Jolie,  et 
ce  fut  une  raison  pour  nos  aventuriers  nocturnes  d'aller  exécuter 
leurs  sérénades  sous  les  fenêtres  de  l'arlequin.  L'originalité  de 
cette  musique  frappa  Curtz  au  point  qu'il  descendit  dans  la  rue 
pour  demander  qui  l'avait  composée.  «  C'est  moi ,  répond  har- 
diment Haydn.  —  Comment,  toi,  à  ton  âge?  —  Il  faut  bien 
commencer  une  fois.— Parbleu  !  c'est  plaisant  ;  monte.  »  Haydn 
suit  l'arlequin  ;  il  est  présenté  à  madame  Curtz ,  la  jolie  femme , 
et  descend  avec  le  livret  d'un  opéra ,  le  Diable  boiteux.  La 
musique ,  écrite  en  quelques  jours,  eut  le  plus  heureux  succès  , 
et  fut  payée  24  sequins. 

Haydn  racontait  souvent  qu'il  eut  plus  de  peine  pour  trouver 
le  moyen  de  peindre  le  mouvement  des  vagues  dans  une  tem- 
pête de  cet  opéra,  que,  dans  la  suite,  pour  composer  des 
fugues  à  deux  sujets.  Curtz  avait  de  l'esprit  et  du  goût  j  il 
n"élait  point  aisé  de  le  contenter.  Une  singulière  difficulté  pré- 
sentait de  plus  grands  obstacles  :  les  deux  auteurs  n'avaient 
jamais  vu  ni  mer  ni  tempête.  Comment  peindre  ce  qu'on  ne 
connaît  pas?  Curlz ,  tout  agité,  se  démenait  dans  la  chambre 
autour  du  compositeur  assis  devant  le  clavecin.  «  Figure-toi 
lui  disait-il,  une  montagne  qui  s'élève  et  puis  une  vallée  qui 
s'enfonce  ;  puis  encore  une  montagne ,  encore  une  vallée.  Les 
montagnes  et  les  vallées  se  courent  après  rapidement;  à  chaque 
instant  les  alpes  et  les  abîmes  se  succèdent.  » 

Cette  belle  description  n^menait  aucun  résultat,  bien  que 
l'arlequin  s'empressât  d'ajouter  les  éclairs,  le  tonnerre,  pour 


48  REVUE  DE  PARIS. 

compléter  l'ensemble  de  son  tableau.  —  «  Allons,  peins-moi 
toutes  ces  horreurs ,  mais  bien  distinctement  les  montagnes 
et  les  vallées ,  »  répétait-il  sans  cesse. 

Haydn  promenait  rapidement  ses  doigts  sur  le  clavier,  prodi- 
guait les  harpéges,  les  gammes  chromatiques,  les  batteries,  les 
traits  en  octaves;'  Curtz  n'était  pas  content.  A  la  fin  le  jeune 
musicien,  impatienté,  porte  ses  mains  aux  deux  bouts  du 
clavier,  les  rapproche  en  les  faisant  glisser  sur  toutes  les  notes  , 
les  éloigne  encore  pour  les  ramener  aux  deux  extrémités ,  et 
s'écrie  :  «  Que  le  diable  emporte  la  tempête  !  —  La  voilà  î  la 
voilà!  Tu  l'as  trouvée  !  »  répond  Curtz  ,  en  lui  sautant  au  cou. 
Haydn  ajoutait  qu'ayant  passé,  bien  des  années  plus  tard  ,  le 
détroit  de  Calais  par  un  mauvais  temps,  il  avait  ri  pendant 
toute  la  traversée,  en  songeant  à  la  tempête  du  Diable  boiteux. 

Un  canonnier  de  la  garde  nationale  de  Paris  prenait  posses- 
sion du  château  des  Tuileries  avec  ses.  nombreux  compagnons 
dans  la  journée  du  10  août  1792.  Il  arrive  dans  le  salon  de 
musique ,  et  voit  une  troupe  de  vainqueurs  pleins  d'un  zèle 
ardent  qui  travaillaient  à  précipiter  dans  le  jardin  le  clavecin 
de  la  reine  Marie-Antoinette.  Enlevé,  séparé  de  son  cadre, 
l'instrument  était  déjà  posé  en  travers  d'une  fenêtre ,  il  se 
maintenait  encore  en  équilibre  ;  mais  il  sufîisait  de  le  lâcher 
pour  qu'il  tombât  et  se  brisât  en  mille  pièces.  Le  soldat  citoyen 
n'a  que  le  temps  de  crier  :  «  Arrêtez!  —  Laissez-nous  faire, 
répond  l'escouade  mutinée,  la  justice  du  peuple  souverain  doit 
avoir  son  cours.  D'ailleurs  ,  pourquoi  voudrait-on  épargner  ce 
meuble,  puisque  ipus  les  autres  ont  fait  le  saut  périlleux?  Le 
déménagement  doit  être  complet,  les  miroirs  sont  brisés,  les 
tableaux  lacérés;  pourquoi  voudrait-on  sauver  ce  coffre  doré? 
A  quoi  cela  peut-il  servir  au  peuple  qui  s'en  empare  ?  —  Ce 
coffre,  dont  les  peintures  et  l'or  vous  offusquent,  a  des  qualités 
précieuses  que  je  vais  vous  faire  connaître.  Il  est  harmonieux  ; 
il  a  dans  le  ventre  nos  airs  patriotiques  ,  et  je  vais  vous  aider  à 
les  en  faire  sortir.  Reposez  cet  instrument  sur  ses  pieds  ;  et , 
quand  il  aura  chanté  ,  je  suis  sûr  que  vous  lui  ferez  grâce.  » 

En  effet ,  le  canonnier  exécuta  sur  le  clavecin  royal  Ça  ira  , 
la  Marseillaise ,  la  Carmagnole  ^  et  la  troupe  ravie  se  mit  à 
chanter,  à  gambader,  à  cabrioler.  C'était  horrible  à  voir;  une 
femme,  une  mégère  épouvantable  figurait   parmi  ces  furieux 


REVUE  DE  PARIS.  49 

couverts  de  sang.  Le  clavecin  qui  faisait  entendre  les  airs  chéris 
de  la  nation  ne  pouvait  plus  être  insulté  :  toute  la  troupe  rendit 
hommage  à  rinstruraenl  précieux  dont  on  venait  d'applaudir  les 
accords.  Le  canonnier  obtient  ensuite,  à  force  de  sollicitations, 
de  prières,  que  les  danseurs  veuillent  bien  se  retirer  après  avoir 
exécuté  leur  ballet.  Il  ferme  le  salon  à  double  tour,  et 'jette  la 
clef  dans  le  jardin  ,  afin  d'épargner  au  clavecin  de  nouvelles  at- 
taques plus  meurtrières  sans  doute. 

Parmi  cette  horde  sauvage  et  déguenillée ,  on  voyait  un 
homme  d'une  mise  décente  et  soignée  ,  dont  le  canonnier  avait 
remarqué  l'air  soucieux  ,  le  tendres  sollicitudes.  Quand  le  cla- 
vecin était  à  cheval  sur  le  balcon  ,  il  n'osait  pas  lever  ses  mains 
suppliantes  ,  mais  des  larmes  de  tendresse  s'échappaient  de  ses 
yeux.  Le  canonnier  s'adresse  mystérieusement  à  cet  homme 
dont  l'habit  et  les  sentiments  offraient  une  dissonance  trop 
grande  avec  le  costume  et  l'air  furibond  du  reste  de  la  société. 
«  Que  faites-vous  ici  ?  lui  dit-il.  —  Ah  !  monsieur ,  ne  vous  fâ- 
chez pas  ,  vous  avez  l'air  si  bon.  Je  suis  Doublet ,  l'accordeur  de 
la  reine.  Après  le  massacre  des  Suisses  ,  je  suis  entré  avec  la 
foule  et  suis  venu  dans  ce  salon  pour  veiller  ,  s'il  était  possible  , 
à  la  conservatiQU  du  clavecin  que  votre  zèle  ingénieux  vient  de 
sauver.  Maintenant ,  je  puis  songer  à  la  retraite;  mon  instru- 
ment chéri  ne  me  cause  plus  d'inquiétudes  ,  il  est  en  sûreté.  — 
Mais  vous?  croyez-vous  n'avoir  rien  à  craindre?  Sortir  d'ici 
n'est  pas  facile  ,  vous  vous  exposiez  à  sauter  par  la  fenêtre  avec 
le  clavecin  ;  suivez-moi,  je  veux  protéger  voire  fuite.  » 

L'artilleur  mit  Doublet  à  la  porte  en  le  dirigeant  par  des  cor- 
ridors et  des  escaliers  éloignés  du  champ  de  carnage  ,  établi 
dans  les  appartements.  L'accordeur  et  le  canonnier  se  séparè- 
rent sur  le  quai. 

Quarante  et  un  ansaprèsl'attaque, la  défense  elle  triomphe  du 
clavecin  ,  en  1833  ,  un  de  mes  bons  amis  va  dîner  à  l'hôtel  des 
Invalides  chez  le  général  Des  Champeaux.  Après  le  repas,  cet 
officier  lui  dit  :  «  Tous  êtes  amateur  de  musique  ,  je  veux  vous 
montrer  un  invalide  que  nous  avons  en  cet  hôtel  ;  il  est  d'une 
singulière  espèce  ;  je  suis  persuadé  que  vous  aurez  du  plaisir  à 
le  voir,  c'est  un  vieux  serviteur.  « 

Montés  à  l'étage  supérieur ,  ils  entrent  dans  un  salon  ;  ils  y 
voient  un  vieillard  à   cheveux  blancs ,  un  militaire  qui  faisait 


50  REVUE  DE  PARIS. 

sonner  les  loucîics  d'un  beau  ciriveciii  on  l.ifjue  dori^e.  Mon  nmi, 
ne  sachant  pas  précisément  si  l'invalide  aniioncé  ,  promis  ,  élail 
l'instrument  ou  le  virtuose  qui  le  mettait  eu  jeu  ,  s'écrie  :  «  Je 
connais  ce  clavecin  ,  je  le  connais,  c'est  îe  clavecin  de  la  reine 
Marie-Antoinette!  Levez-en  le  couvercle,  et  vous  y  trouverez 
un  paysage ,  des  bergers  des  bergères  qui  dansent  au  son  du 
chalumeau  ,  du  galoubet  ou  de  la  cornemuse.  —  Précisément , 
répond  M.  Des  Champeaux.  Mais  comment  se  fait-il  que  vous 
l'ayez  reconnu  î  Vous  ne  m'avez  i)as  donné  le  temps  de  révéler 
sa  noble  origine. 

—  Je  crois  bien  qu'il  l'a  reconnu ,  dit  alors  le  vieil  officier 
qui,  celte  fois,  versait  des  larmes  i)ius  abontîantes;  je  crois  bien 
qu'il  l'a  signalé  du  premier  coup  d'œil  ;  c'est  lui  qui  l'a  sauvé, 
c'est  lui  qui  l'a  tiré  des  mains  des  b.arbares  ,  et  moi  aussi ,  moi 
qui  vous  parle.  Le  10  août  est  un  jour  mémorable,  et  je  ne  l'ou- 
blierai de  ma  vie.  Voilà  mon  brave  canonnier  de  la  garde  na- 
tionale ,  mon  soldat  citoyen,  mon  libéiateur,  mon  ange  tuté- 
laire  ,  le  sauveur  du  clavecin  favori,  que,  grâce  à  lui ,  je  puis 
encore  toucher,  du  clavecin  qui  lait  les  délices  de  ma  vieillesse. 
Je  suis  Doublet ,  accordeur  de  celte  belle  et  bonne  reine  Marie- 
Antoinette.  » 

La  reconnaissance  fut  louchante  ,  dramatique  ;  les  deux  com- 
pagnons du  10  août  s'embrassèrent  avec  effusion ,  et  mon  ami 
s'empressa  de  donner  l'accolade  fraternelle  au  clavecin  que 
tant  d'orages  avaient  respecté.  Il  en  interrogea  le  clavier,  lui  fit 
redire  la  Marseillaise ,  Ça  ira,  la  Carmagnole ,  qu'il  n'avait 
point  oubliés,  et  dont  l'expression  devint  alors  tout  à  fait  mé- 
morative  pour  les  deux  musiciens  soldats. 

Je  ne  finirai  point  mon  récit  sans  vous  dire  que  ce  canonnier, 
ce  vainqueur  plein  de  courage  et  de  mansuétude,  est  M.  Alexis 
Singier,  qui  depuis  longtemps  a  quitté  l'état  militaire.  Il  jouit 
aujourd'hui  d'une  fortune  acquise  noblement  en  dirigeant  les 
théâtres  d'Avignon  ,  de  Nimes ,  de  Montpellier  ,  de  Perpignan  , 
de  Lyon  ,  de  l'Opéra-Comique  de  Paris.  Élève  de  Méhul ,  M.  Sin- 
gier est  i)ianiste  et  compositeur  :  vous  voyez  que  le  clavecin  de 
la  reine  de  France  ne  pouvait  tomber  en  de  meilleures  mains. 

Cet  épilogue  ne  suffit  pas  ,  il  faut  vous  conter  comme  quoi 
Doublet  et  clavecin  avaient  rencontré  leur  sauveur  à  l'hôtel  des 
Invalides.  Le  lendemain  de  la  journée  du  10  août,  Doublet,  l'ac- 


WiiWJiL  DE  l'AKlS.  51 

cordeur  de  la  reine  ,  voyant  qu'à  Paris  il  s'agissait  d'accorder 
bien  autre  chose  que  des  clavecins  et  des  épi  nettes,  alla  signer 
son  engagement  au  bureau  permanent  que  l'on  avait  établi  sur  le 
Pont-Neuf  pour  l'enrôlement  des  soldats  volontaires.  Doublet 
fut  heureux  dans  la  carrière  des  armes;  chef  de  bataillon 
en  1814,  il  obtint  sa  retraite  et  fut  admis  aux  Invalides.  Le  ha- 
sard le  conduisit  à  la  vente  du  mobilierde  la  reine  Hortense.  Ju- 
gez quelle  fut  sa  joie  et  sa  surprise  en  voyant  mettre  aux  en- 
chères son  vieux  compagnon  ,1e  clavecin  ,  objet  d'une  affection 
si  tendre  et  si  constante. 

Castil-Blaze. 


LETTRES 

SUR  MUNICH  \ 


L'ARCHITECTURE. 


XII. 


Rapports  de  rarcliltectiire  avec  la  nature 
et  la  métapliysique. 

Il  faut  maintenant  essayer  de  vous  faire  connaître  d'une  ma- 
nière plus  directe  et  plus  générale  l'esprit  de  l'école  de  Munich 
et  l'ensemble  de  ses  travaux  ;  dans  la  résidence  royale  ,  j'ai  eu 
occasion  de  vous  faire  pressentir  ses  tendances  et  de  vous  si- 
gnaler une  des  principales  influences  qu'elle  a  subies.  Mais  la 
volonté  d'un  prince  ne  suffit  pas  pour  expliquer  la  vie  de  tout 
un  peuple.  Aussi ,  en  parcourant  les  monuments  dont  cette  ville 
est  couverte,  y  ai-je  cherché  avec  soin  cette  raison  nécessaire 
dont  parle  Leibnitz  ,  et  sans  laquelle  toutes  les  interprétations 
sont  incomplètes  et  superflues. 

Je  vais  bien  vous  étonner,  lorsque  je  vous  dirai  que  ce  qui 
m'a  paru  ici  le  plus  curieux,  c'est  le  mouvement  de  Tarchilec- 
ture.  II  y  a  longtemps  que  cet  art  n'a  pas  donné  aux  Français 

(1)  Voir  les  tomes  I  et  II,  1839. 


REVUE  DE  PARIS.  SS 

des  sensations  bien  vives  ,•  je  n'en  veux  d'autre  i)reuve  que  l'in- 
diÉFérence  profonde  du  public  pour  les  noms  de  Pierre  Lescot , 
de  Jean  Bullant  et  de  Philibert  Delorme  ,  qui  sont  les  dignes 
rivaux  des  plus  illustres  architectes  de  ritalie  .  et  qui .  s'ils 
fussent  nés  au  delà  des  monts  .  y  seraient  aussi  populaires  que 
Brunelleschi ,  Bramante  et  Palladio.  Ce  n'est  pas  au  goût  de  notre 
nation  que  j'imputerai  ce  mépris  de  l'architecture  ,  mais  au  peu 
d'invention  des  architectes  français  qui ,  à  partir  du  règne  de 
Louis  XIII ,  ont  accepté  sans  réserve  les  commentaires  que 
ritalie  moderne  avait  donnés  de  l'art  antique.  Depuis  quelques 
années  ,  plus  de  nouveauté  s'est  manifesté  dans  la  poésie  ,  dans 
la  peinture  et  dans  la  sculpture  elle-même  :  aussi  ces  genres 
qu'une  seule  sève  a  fait  reverdir,  attirent-ils  presque  exclusive- 
ment l'attention  publique. 

Cependant,  je  vous  l'ai  dit,  au  milieu  de  tous  les  héritiers 
trop  longtemps  fidèles  d'une  école  insufi5sante ,  s'élève  une  gé- 
nération qui  a  la  louable  ambition  de  mettre  au  niveau  de  tous 
les  autres  arts  celui  qu'elle  cultive  avec  un  dévouement  modeste 
et  opiniâtre.  Je  vous  ai  parlé  de  ces  esprits  délicats  qui  ont  rap- 
porté de  Rome,  avec  un  sentiment  vrai  et  nouveau  des  monu- 
ments antiques,  le  besoin  de  reprendre  la  grande  tradition  ar- 
chitecturale,  délaissée  par  la  France  dès  le  commencement  du 
xviie  siècle.  Vous  savez  que  ces  hommes  intelligents  ont  déjà 
fait  leurs  preuves  ;  serrés  étroitement  et  choisissant  leur  aîné 
pour  leur  maître, jls  se  sont  rangés  derrière  M.  Duban  ,  dont 
l'achèvement  de  l'école  des  Beaux-Arts  vient  de  révéler  l'avenir. 
J'ai  vu  le  public ,  épris  pour  ce  palais  d'une  passion  qui  ne  s'ex- 
plique pas  encore  entièrement ,  s'étonner  de  trouver  tant  de 
plaisir  dans  un  art  qui  l'a  si  longtemps  ennuyé,  et  tant  d'imagi- 
nation dans  ce  qui  ne  lui  avait  paru  ,  jusqu'à  présent,  que  la 
science  d'élever  des  pierres  les  unes  sur  les  autres.  Puissent  ces 
signes  de  bon  augure  annoncer  une  époque  oîi  l'architecture 
sera  chez  nous  ce  qu'elle  a  été  chez  toutes  les  grandes  nations , 
le  premier  et  le  plus  florissant  de  tous  les  arts  ! 

Mais  qu'ai-je  besoin  de  vous  faire  l'éloge  de  l'architecture  à 
vous  qui  avez  visité  l'Italie?  Vous  avez  vu  le  génie  de  chacune 
de  ses  villes  écrit  en  caractères  ineffaçables  avec  la  pierre  et  le 
marbre  ;  vous  avez  vu  les  palais  des  marchands  de  Gênes  et  de 
Florence,  ceux  des  gentilshommes  de  Vicence  et  des  prélats 

o  5 


SI  REVUE  DU  HAKIS. 

romains;  vous  avez  \\i  les  plus  grandes  cités  se  résumer  tout 
entières  dans  un  seulédiiice  :  Venise  dans  le  palais  de  ses  doges, 
monument  oriental  amarré  à  une  île  de  l'Occident;  Milan  dans 
sa  cathédrale  ,  où  Tart  de  TUalie  et  celui  de  l'Allemagne  se  ren- 
contrent au  pied  des  Alpes  ;  Pise  dans  le  Campo-Sanio,  dont  le 
cloître  et  la  terre  sacrée  parlent  encore  des  conquêtes  de  la 
croisade;  Florence  dans  cette  coupole  de  Santa-Maria  del  Fiore, 
devant  laquelle  Michel-Ange  voulait  être  enterré ,  et  que  Bru- 
nelleschi  emprunta  à  l'architecture  orientale  au  même  siècle  où 
Lascaris  fuyant  de  Constanlinople  donnait  le  signal  décisif  delà 
Renaissance;  Rome  enfin  dans  Saint-Pierre  dont  les  formes  uni- 
verselles rapprochent  l'antiquité  des  temps  modernes ,  et  unis- 
sent la  ville  des  empereurs  païens  à  la  ville  des  papes.  Vous 
avez  vu  tout  cela,  heureux  que  vous  êtes,  et  plus  que  cela  î 
vous  avez  vu  les  Italiens  vénérer  les  derniers  vestiges  des 
grands  hommes  qui  ont  élevé  ces  monuments ,  comme  nous  ne 
vénérons  pas  la  mémoire  de  nos  plus  chers  et  de  nos  plus 
grands  poëtes.  Nos  savants  n'ont  pu  préciser  encore  d'une  ma- 
nière irrévocable  quelle  est  la  maison  où  Molière  est  né  ;  mais 
vous  avez  vu  le  peuple  de  Vicence  vous  montrer  avec  orgueil  la 
maison  de  Palladio.  A  Vérone  ,  vous  avez  entendu  prononcer  le 
nom  de  San-Micheli,  comme  on  ne  prononce  pas  chez  nous  celui 
d'un  défenseur  de  la  patrie  ou  d'un  orateur  de  la  liberté.  A  Man- 
(oue,  vous  avez  vainement  cherché  la  trace  de  Virgile;  mais 
vous  y  avez  trouvé  Jules  Romain  partout  en  honneur ,  pour 
avoir  élevé  un  pavillon  de  plaisir  aux  Gonzagues.  A  Rome,  vous 
avez  entendu  comparer  la  peinture  de  Raphaël  à  l'architecture 
de  Bramante.  Feriez-vous  comprendre  cette  similitude  dans  no- 
ire pays?  Et  un  homme  qui  vient  d'admirer  les  lignes  divines  et 
rineffable  pudeur  de  la  Jardinière  ^  imaginerait-il  qu'il  peut  y 
avoir  quelque  analogie  entre  cette  toile  immortelle  et  les  con- 
structions d'un  palais  ou  d'une  église  ? 

Vous  sentez  bien  la  supériorité  de  l'architecture  sur  les  autres 
arts ,  vous  qui  connaissez  l'Italie  comme  un  livre  familier  et  qui 
en  avez  feuilleté  toutes  les  pages.  Que  dis-je  ?  Vous  en  avez  des 
témoignages  plus  évidents  encore  et  plus  magnifiques.  Assis 
au  bord  de  votre  petite  anse,  je  vous  ai  vu  souvent  interroger 
d'un  œil  inquiet  les  horizons  sublimes  au  milieu  desquels  vous 
avez  fixé  votre  tente  :  que  leur  demandiez-vous?  et  quelles 


REVUE  DE  PARIS.  '3 

étaient  les  pensé«'s  qui  s'amassaient  en  vous,  pendant  les  Von- 
gues  heures  que  vous  passiez  à  contempler  les  dessins  des  som- 
mets qui  couronnent  ce  vaste  cirque  ?  Pleins  de  Tidéal  dont 
vous  entretenez  le  culte  hors  de  toutes  les  atteintes  impures,  vous 
vous  essayiez  à  retrouver,  dans  les  lignes  des  montagnes  que  les 
déchirements  du  globe  ont  rompues  et  que  sa  vieillesse  a  usées, 
les  traces  du  pian  éternel  d'après  lequel  l'intelligence  suprême  a 
construit  l'univers;  vous  recomposiez  peu  à  peu,  avec  les 
formes  incomplètes  qui  comblent  la  mesure  d'une  admiration 
vulgaire,  les  frontons,  les  assises  et  les  portiques  de  la  divine 
architecture  qui  enveloppe  celle  des  hommes,  et  qui  lui  a  servi 
de  modèle.  Les  Alpes  se  transfiguraient  ainsi  à  vos  yeux  en  un 
temple  gigantesque  ,  dont  leurs  cimes  formaient  les  arêtes  ex- 
trêmes ,  et  dont  tout  le  reste  de  la  création  était  tributaire  ;  les 
forêts  qui  couvraient  leurs  pentes,  et  les  lacs  qui  baignaient 
leurs  pieds  n'étaient  plus  que  la  décoration  de  leurs  immenses 
murailles.  C'était  pour  parfumer  ce  monument  sacré  que  les 
fleurs  des  prairies  et  les  feuilles  des  bois  exhalaient  leurs  sen- 
teurs; c'était  pour  l'emplir  d'un  concert  céleste  ,  que  les  vents 
sifflaient  sur  sa  tête,  que  les  torrents  mugissaient  sous  ses  pieds, 
que  les  oiseaux  chantaient  à  travers  les  enlacements  de  ses  co- 
lonnades. Le  soleil  était  le  flambeau  de  ce  sanctuaire  :  l'homme 
en  était  le  prêtre,  et  ce  n'était  que  pour  le  parer  qu'il  avait  reçu 
le  don  de  l'intelligence  et  de  l'imagination. 

Oui,  mes  amis,  voilà  ce  que  c'est  que  Tarchilecture  !  elle  est 
l'image  et  l'abrégé  de  l'univers;  comme  le  globe  est  un  monu- 
ment que  Dieu  s'est  élevé  à  lui-même,  et  dans  lequel  il  a  réuni 
toutes  les  preuves  de  sa  puissance,  de  même  l'architecture  est 
l'urne  que  l'homme  a  moulée  de  ses  propres  mains  pour  y  dé- 
poser sa  pensée.  Les  montagnes,  dont  vous  admirez  les  inacces- 
sibles créneaux,  sont  le  faîte  du  temple  de  Dieu,  et  les  angles 
avancés  de  la  charpente  qui  soutient  toute  la  terre.  L'architec- 
ture est  aussi  la  base  et  la  couronne  de  tous  les  travaux  du  gé- 
nie humain;  elle  est,  pour  ainsi  dire,  un  autre  monde,  au  sein 
duquel  se  réalisent  toutes  les  formes  de  notre  esprit  :  c'est  elle 
qui  donne  à  la  peinture  son  cadre,  sa  lumière,  sa  valeur;  ce 
n'est  que  pour  urner  ses  portiques  et  ses  frises  que  la  sculpture 
travaille  ;  la  poésie  elle-même  est  un  hymne  ((ui  n'est  destiné 
qu'A  prêter  une  voix  à  ses  entrailles  de  pierre.  Yitruve  disait 


56  REVUE  DE  PARIS. 

dans  un  passage  que  j'ai  sous  les  yeux  :  a  L'architecte  doit  sa- 
voir écrire  et  dessiner  ;  être  instruit  dans  la  géométrie  et  n'être 
pas  ignorant  de  l'optique  ;  avoir  appris  l'arithmétique  et  savoir 
beaucoup  de  l'histoire  j  avoir  bien  étudié  la  philosophie  ; 
avoir  connaissance  de  la  musique,  et  quelque  teinture  de 
la  médecine ,  de  la  jurisprudence  et  de  l'astrologie.  '^  Lorsque 
Vitruve  écrivait  cela,  il  avait  une  juste  conscience  de  l'impor- 
tance de  sa  profession.  Appelée  produire  une  création  complète, 
rivale  de  celle  de  Dieu  ,  l'architecte  doit  n'ignorer  aucune  des 
lois  principales  de  celle-ci  ;  les  monuments  qu'il  élève  projettent 
leurs  courbes  au-dessus  de  toutes  les  inventions  humaines  ;  il 
faut  donc  que  son  intelligence  embrasse  le  cercle  entier  des 
connaissances  d'où  elles  dérivent.  Il  doit  n'être  étranger  à  rien 
puisqu'il  doit  tout  résumer. 

C'est  parce  que  l'architecture  est  le  plus  grand  de  tout  les  arts 
qu'elle  en  est  aussi  le  plus  rare,  et  qu'elle  ne  brille  qu'à  de  longs 
intervalles  de  siècles  :  elle  ne  se  produit  qu'à  des  conditions  ri* 
goureuses  qui  se  réalisent  difficilement.  Tandis  que  la  peinture , 
la  sculpture  et  la  poésie  peuvent,  jusqu'à  un  certain  point,  em- 
prunter leur  vie  au  caprice,  et  devoir  à  la  puissante  imagina- 
tion d'un  homme  une  apparence  de  splendeur,  l'architecture  ne 
saurait  rien  produire  ,  au  contraire  ,  que  par  l'assentiment  d'un 
peuple  entier,  et  sous  l'empire  d'une  idée  généralement  adop- 
tée. Ce  n'est  que  lorsque  les  nations,  parvenues  au  plus  haut  de- 
gré de  leur  développement ,  ont  la  pleine  possession  de  leur 
force,  que  s'élèvent  de  terre  ces  monuments  qui  gardent  à  ja- 
mais les  traces  de  leur  passage  et  la  marque  de  leur  civilisation. 
C'est  ainsi  que  les  temples  religieux  de  la  Grèce  et  du  moyen 
âge  ont  été  bâtis  aux  dernières  époques  de  la  foi ,  et.  au  milieu 
de  cette  universelle  adhésion  des  esprits  qui  annonce  la  pro- 
chaine aurore  du  doute.  Vilruve  avait  raison  de  dire  qu'il  fal- 
lait que  les  architectes  eussent  bien  étudié  la  philosophie;  car  il 
n'y  a  pas  de  grande  construction  qui  ne  soit  l'expression  d'une 
métaphysique  complète.  Le  paganisme  ne  respire-t-il  pas  tout 
entier  dans  le  Parthénon  ?  El,  sous  les  voûtes  de  la  cathédrale 
de  Cologne  ,  ne  sent-on  pas  s'élancer  vers  le  ciel  les  aspirations 
infinies  du  dogme  catholi'iue?  Où  vous  verrez  l'architecture  éle- 
ver ses  assises,  dites  qu'un  grand  système  de  civilisation  a  passé 
par  là  ;  et  si  vous  vivez  dans  une  époque  qui  ne  bâtit  rien,  dites 


P.EVUE  DE  PARIS.  S7 

aussi  sans  crainte  qu'elle  ne  pense  point  :  les  monuments  sont  la 
véritable  écriture  des  peuples. 

Mais  quoi  !  m'allez-voiis  dire  ,  pense-l-on  plus  à  Munich  qu'à 
Paris  ?  Je  m'adressais  aussi  cette  question  avec  effroi  durant  les 
premiers  instants  de  mon  séjour  dans  cette  ville;  et  voulant 
remonter  à  la  source  que  Vitruve  recommande  à  ses  disciples  , 
je  ne  voyais  personne  sans  le  mettre  sur  le  chapitre  de  la  i)hilo- 
sophie;  j'interrogeais  quelquefois  des  gens  pour  qui  j'étais  une 
cause  d'étonnement  extraordinaire  ;  mais  j'étais  bien  plus  étonné 
de  leurs  réponses  qu'ils  ne  l'avaient  été  de  mes  demandes.  Je 
me  figurais  volontiers  qu'on  parlait  métaphysique  aux  carre- 
fours de  la  rue  de  Brienne  ou  de  la  rue  Louis .  aussi  bien  qu'on 
parle  poésie  sous  les  ombres  de  votre  verger,  Tout  plein  encore 
du  souvenir  de  l'ardente  jeunesse  que  j'ai  vue  autrefois,  à  la 
Sorbonne,  penchée  sur  la  parole  de  ses  maîtres,  je  croyais  que 
de  l'autre  côté  du  Rhin  on  devait  poursuivre,  sans  désenchan- 
tement ,  ces  beaux  rêves  philosophiques  qui  ont  été  interrompus 
chez  nous.  Aussi  était-ce  pour  moi  une  bonne  fortune  que  de 
rencontrer  les  élèves  de  l'Université  de  Munich  et  de  redevenir 
étudiant  avec  eux.  Avide  d'apprendre,  je  me  hâtais  de  leur 
faire  savoir  que  les  formules  les  plus  cabalistiques  ne  m'effraye- 
raient pas;  mais,  dans  leurs  reparties,  dont  l'étourderie  était 
peut-être  plus  raisonnable  que  ma  curiosité,  je  trouvais  la  trace 
de  Montaigne  où  j'attendais  celle  des  successeurs  de  Kant.  Si  je 
les  priais  de  m'énumérer  les  forces  du  catholicisme  que  je  voyais 
poindre  partout,  ils  me  disaient  qu'il  commandait  partout ,  en 
effet,  mais  qu'il  n'était  cru  nulle  part.  Si  je  prononçais  les  noms 
de  Stollberg  ,  de  Bader  et  de  Gœrres  qui  vient  de  fulminer  son 
Athanasius  contre  le  luthéranisme  prussien ,  ils  m'avertis- 
saient de  prendre  garde  de  donner  le  nom  de  philosophe  à  des 
gens  qui  avaient  toujours  liasse  pour  des  fous  à  Munich.  Mais 
si  je  demandais  enfin  quelle  était  la  philosophie  dominante  ,  ils 
me  répondaient  que  chacun  se  faisait  la  sienne  à  son  gré.  Osl 
tout  ce  que  j'ai  pu  obtenir  des  plus  avancés.  J'ai  été  saluer 
Schelling  qui  conserve  encore  toute  la  majesté  de  sa  parole  ul 
de  son  regard  au  milieu  des  lents  et  continuels  déplacements 
de  son  ciel;  j'ai  admiré  en  sa  personne  le  dernier  de  ces  hardis 
géants  qui  s'efforcèrent  de  porter  le  monde  sur  leur  tête  ,  tan- 
dis que  la  hache  de  nos  tribuns  et  le  sabre  de  nos  soldats  en  sa- 


58  REVUE  DE  PARIS. 

paient  Ifis  anciens  foncîemenls.  Mais ,  auprès  de  lui,  je  n'ai  peiisé 
qu'à  jouir  du  spectacle  sublime  de  sa  grande  et  sloïque  intelli- 
gence, debout  sur  les  ruines  de  la  métaphysique  allemande;  et 
je  suis  resté  seul  pour  résoudre  tous  les  problèmes  qui  m'agi- 
taient. 

Que  Gœrres  rompe  le  silence  de  son  inquiète  solitude  pour 
pousser  un  cri  de  guerre  contre  l'esprit  protestant  du  Nord ,  il 
ne  pourra  pas  faire  que  le  midi  de  l'Allemagne  respecte  les  bornes 
que  l'électeur  Maximilien  voulait  lui  donner.  Il  a  une  manière 
de  plaider  la  cause  de  TÉglise  romaine  qui  eût  épouvanté  les 
vrais  croyants  qui  la  défendaient  au  xyi^  et  au  xyii"^  siècle.  La 
nouveauté  des  arguments  qu'il  emploie  en  sa  faveur  n'est  pas 
un -des  moindres  périls  qu'elle  coure  aujourd'hui;  et  il  a  beau  se 
parer  du  nom  qui  est  le  signe  de  l'orthodoxie  la  plus  pure ,  il 
laisse  voir  en  lui  plus  du  Danton  que  de  l'Alhanase.  Sans  doute 
la  Bavière  est  encore  catholique;  mais  qui  pourra  juger  les 
choses  au  fond  verra  qu'elle  conserve  bien  plus  les  formes  que 
la  substance  même  de  ses  vieilles  croyances.  Non;  ce  pays  ,  pas 
plus  que  les  autres,  n'a  pu  se  soustraire  aux  changements  que 
le  temps  traîne  après  lui,  et  qui  renouvellent  sans  cesse  la  vie 
de  notre  espèce.  Contraint,  par  l'effet  réuni  des  circonstances  et 
de  ses  propres  traditions,  à  supporter  les  chaînesde  lafoiantique, 
il  a  trouvé  ,  malgré  son  passé  et  ses  princes,  le  moyen  de  s'asso- 
cier aux  progrès  généraux  du  siècle;  et  c'est  par  le  panthéisme 
qu'il  a  échappé  au  catholicisme. 

Au  premier  coup  d'œil ,  l'Allemagne  paraît  partagée  en  deux 
camps  irréconciliables.  Le  protestantisme  règne  sur  le  bord  des 
neuves  qui  descendent  du  Hartz  pour  aller  se  jeter  dans  la  mer 
du  Nord  et  dans  la  Baltique  ,  au  delà  desquelles  il  a  trouvé  jadis 
ses  représentants  les  plus  élevés  ;  aujourd'hui  c'est  la  Prusse  qui 
réunit  dans  ses  seules  mains  toute  l'autorité  philosophique  et 
loute  la  puissance  politique  que  la  pensée  de  Luther  a  créées. 
Le  catholicisme  domine,  au  contraire  ,  au  midi  dans  le  vaste 
bassin  du  Danube ,  depuis  sa  source  jusqu'aux  lieux  où  ii  va 
ouler  sous  les  lois  d'une  religion  plus  dévote  encore  et  plus 
orientale;  ce  parti  est  moins  fort ,  parce  qu'il  est  divisé.  L'Au- 
triche s'en  est  réservé  le  commandement  politique;  mais  ne  sa- 
chant conserver  l'intégrité  de  sa  puissance  qu'en  aveuglant 
l'esprit  de  ses  peuples,  elles  les  a  réduits  de  son  mieux  à  l'insou- 


REVUE  DE  PARIS.  59 

ciante  mollesse  de  ses  voisins  de  l'Orient .  et  elle  a  abandonné  à 
la  Bavière  le  rôle  intellectuel  que  le  catholicisme  peut  encore 
jouer  au  nord  des  Alpes. 

Voilà  les  divisions  de  l'Allemagne;  mais  voici  son  unité.  Tous 
ses  habitants ,  si  on  en  excepte  la  condition  semi-orièntale  des 
Autrichiens  ,  sont  réunis  par  un  même  besoin  de  penser.  Sous 
ce  rapport,  tous  les  Allemands  sont  frères  ,  et  ceux  du  Danube 
ressemblent  à  ceux  de  TElbe.  Lorsque  la  Prusse  ,  réalisant  le 
vœu  de  tous  les  politiques  protestants  qui ,  depuis  trois  siècles , 
se  sont  efforcés  de  constituer  une  puissance  centrale  dans  le 
Nord ,  a  enfin  offert  au  luthéranisme  le  développement  qu'un 
giand  Élat  pouvait  seul  lui  donner,  la  Bavière  a  voulu  faire  tête 
au  dangereux  accroissement  de  ses  éternels  adversaires.  Mais , 
pour  défendre  contre  eux  la  cause  du  catholicisme  menacé,  elle 
n'a  point  pris  d'autres  moyens  que  ceux  qu'ils  employaient  eux- 
mêmes  ;  c'est  par  la  philosophie  qu'elle  a  voulu  parer  les  coups 
que  la  philosophie  lui  adressait.  Tandis  que  Kant,  Fichle  et 
Hegel ,  représentants  de  l'esprit  luthérien  du  Nord ,  mettaient 
toute  la  foi  dans  la  raison  ,  les  penseurs  du  Midi  ,  ayant  Schel- 
lingà  leur  tête,  n'excluaient  aucun  de  ces  deux  termes  et  met- 
taient toute  la  raison  dans  la  foi.  Ainsi,  la  nature  même  du 
génie  commun  à  tous  les  Allemands ,  les  rapprochait  encore  au 
moment  où  ils  croyaient  se  combattre. 

En  Bavière  ,  le  catholicisme  est  donc  une  forme  sous  laquelle 
la  philosophie  est  toujours  présente;  mais  cette  philosophie  est 
destinée  à  justifier  les  idées  accomplies  ,  et  non  point  à  en  pro- 
duire de  nouvelles.  Aussi  s'est-elle  perdue  dans  les  vagues  aspi- 
rations d'un  panthéisme  qui  ne  sait  remonter  que  vers  le  passé. 
Au  lieu  d'absorber  les  anciennes  traditions  du  genre  humain 
dans  un  système  qui  les  transfigurât ,  elle  a  dépensé  toutes  les 
ressources  de  la  science  pour  les  perpétuer  et  les  rendre  défi- 
nitives. Expliquer  ce  qui  a  été  fait  pour  aboutir  à  ce  (|u'on  ne 
fasse  jamais  autre  chose  ,  tel  est  le  dernier  mot  de  ce  panthéisme 
historique  qui  règne  à  Munich.  Il  s'est  arrangé  de  façon  à  ne  rien 
])roscrire  de  ce  que  les  hommes  ont  adoré;  l'antiquité  païenne, 
le  malérialism.e  moderne,  ne  lui  font  pas  ombrage  .  il  interprète 
l'une  par  le  spiritualisme  le  plus  exalté  ,  il  couvre  l'autre  sous 
les  allures  du  mysticisme;  il  se  donne  ainsi  une  latitude  qui  res- 
semble un  peu  à  l'anarchie,  et  qui  pprmet  à  chacun  de  trouver 


60  REVUE  DE  PARIS. 

place  pour  sa  liberté  dans  Timmense  réseau  qu'il  jette  sur  toutes 
les  opinions.  Mais  il  a  amolli  les  âmes  en  satisfaisant  les  intel- 
ligences ;  ce  qui  me  fait  connaître  ses  bornes ,  c'est  que ,  rendant 
compte  de  tout  jusqu'au  jour  présent ,  il  est  incapable  de  rien 
dire  ou  de  rien  penser  sur  ce  qui  sera  demain. 

Ainsi  enchaînée  par  le  catholicisme  et  par  la  philosophie  elle- 
même  ,  qui  a  affranchi  toutes  les  autres  nations  ,  vous  compre- 
nez maintenant  pourquoi  la  Bavière  reproduit  sans  cesse  l'image 
du  passé.  Quel  est,  en  effet,  le  caractère  général  des  œuvres 
que  j'ai  déjà  mises  sous  vos  yeux  ?  C'est  l'imitation.  Pour  vous 
expliquer,  même  d'une  manière  rapide  et  succincte,  les  con- 
structions du  palais  et  les  peintures  qui  les  décorent,  j'ai  été 
obligé  de  vous  rappeler  le  nom  de  toutes  les  écoles  qui  ont  mar- 
qué les  époques  fondamentales  de  l'art;  et  vous  devez  vous  être 
aperçus  que  pour  se  préparer  à  visiter  Munich  ,  il  faudrait  non- 
seulement  avoir  passé  par  Ulm  .  par  Augsbourg  ou  par  Nurem- 
berg, mais  encore  avoir  parcouru  l'Italie  entière  et  la  Grèce 
elle-même.  C'est  avec  les  débris  de  tous  ces  pays  que  la  capitale 
de  la  Bavière  a  composé  sa  couronne. 

En  France  on  se  donne  assez  familièrement  la  permission 
d'imiter;  mais  on  applique  du  moins  à  une  pensée  de  notre  pays 
et  de  notre  temps  les  formes  empruntées  aux  écoles  antérieures. 
A  Munich  on  imite  les  idées  et  leur  enveloppe  tout  ensemble. 
Vous  l'avez  vu  ,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  vases  étrusques  , 
les  procédés  monochromatique  et  polychiomatique,  les  marbres 
d'Athènes  et  ceux  d'Egine  ,  les  palais  de  Florence  et  ceux  de  Ve- 
nise, les  églises  de  Bysance  et  celles  de  Rome,  le  style  d'Albrecht 
Duerer  et  celui  d'Holbein  qu'on  s'efforce  de  reproduire.  A  quoi 
emploie-t-on  tous  ces  emprunts?  A  retracer  Thistoire  de  la  poésie 
grecque,  l'histoire  de  la  poésie  allemande,  l'histoire  du  moyen  âge 
allemand,  puis  l'Iliade,  puis  les  Niebelungen.  toujours  l'histoire 
elles  monuments  du  passé.  Parmi  cette  multitude  de  composi- 
tions, il  n'y  a  pas  une  seule  page  où  le  besoin  d'exprimer  une 
émotion  contemporaine  se  soit  fait  jour.  Toutes  les  pensées  se 
tournent  vers  les  siècles  écoulés  ,  parce  que  c'est  en  eux  ,  et  non 
dans  le  siècle  actuel  que  se  trouvent  la  vie  du  peuple  et  l'inspira- 
tion des  artistes.  On  dirait  que  le  présent  a  été  supprimé  et  qu'il 
n'y  a  ici  d'existence  que  pour  ce  qui  l'a  perdue  en  effet. 

Mais  en  voulant  résoudre  toules  les  difficultés ,  je  parais  en 


REVUE  DE  PARIS.  61 

soulever  une  inextricable.  Comment ,  me  direz-vous ,  l'archi- 
(ecture,  qui  vit  par  la  pensée  ,  a-t-elle  pu  asseoir  ses  fonde- 
ments sur  une  terre  qui  ne  nourrit  que  la  contemplation  du 
passé  sous  les  dehors  de  la  philosophie  .' 

XIII. 

Histoire  fie  rarcliîtectiire,  résumée  par 
les  monumeiiSs  de  Sluiiicli. 

L'érudition  est  un  des  principaux  caractères  du  génie  ger- 
manique ;  née  dans  les  universités  d'Italie  ,  elle  en  fut  apportée 
en  France  par  les  Scaliger;  mais  depuis  le  xYii^  siècle,  c'est  en 
Allemagne  qu'elle  a  trouvé  les  intelligences  les  plus  patientes  et 
les  plus  opiniâtres  ouvriers.  Aussi  elle  s'y  est  établie  en  souve- 
raine. C'est  elle  qui,  en  se  combinant  avec  le  catholicisme  ,  a 
produit  tous  les  monuments  qui  s'élèvent  aujourd'hui  à  Munich. 
Animée  par  les  passions  politiques  et  religieuses  de  ce  pays-ci , 
elle  est  parvenue  à  réaliser  à  sa  surface  ,  une  histoire  vivante  et 
à  peu  près  complète  de  l'architecture.  Voilà  justement  ce  qui  a 
piqué  ma  curiosité.  Je  pense  que  vous  trouverez  aussi  quelque 
intérêt  à  faire  en  un  jour,  dans  les  rues  de  Munich  ,  un  pèleri- 
nage où  toutes  les  formes  que  l'art  modernes  a  revêtues  dans 
toutes  les  contrées  du  monde  passeront  successivement  sous  vos 
yeux. 

La  basilique  de  Saint-Boniface  ,  qui  s'élève  à  l'entrée  du  fau- 
bourg Maximilien  ,  vis-à-vis  de  la  Glyptothèque  ,  est  le  dernier 
édifice  auquel  on  ait  mis  la  main.  Elle  a  été  fondée  en  1855  ;  son 
entier  achèvement  a  été  lixé  à  l'année  1842.  C'est  M.  Ziebland  , 
inspecteur  d'architecture  ,  qui  a  été  chargé  de  sa  construction. 
A  l'heure  où  je  vous  écris,  le  revêtement  extérieur  n'est  pas 
terminé  ;  et  rien  n'est  fait  à  l'intérieur,  si  ce  n'est  le  placement 
des  soixante-quatre  colonnes  de  granit,  chaussées  et  coiffées  de 
marbre  blanc  du  Tyrol ,  qui  partagent  l'édifice  en  cinq  nefs. 
Mais  si  c'est  la  plus  récente  des  églises  de  Munich,  c'est  celle 
dont  les  formes  sont  les  plus  anciennes  ;  elle  nous  reporte  im- 
médiatement aux  commencements  du  christianisme. 

Lorsque  les  chrétiens  sortirent  des  catacombes  et  qu'il  leur 
fut  permis  de  jouir  de  la  lumière  du  ciel,  ils  cherchèrent  sur  la 


6è  REVUE  DE  PARIS. 

lerrft  des  édifices  où  ils  pourraient  adorer  leur  Dleii  nouveau  5 
ils  ignoraient  trop  les  arts,  et  leur  dogme  lui-même  ne  s'était 
pas  encore  imprimé  assez  profondément  dans  les  esprits  pour 
qu'il  leur  fût  facile  d'inventer  tout  à  coup  une  forme  architec- 
turale en  rapport  avec  leur  foi.  Ils  ne  voulaient  pas  cependant 
placer  leur  tabernacle  dans  les  sanctuaires  païens;  outre  qu'ils 
avaient  horreur  d'assimiler  leur  culte  au  polythéisme ,  ils  ne 
pouvaient  pas  s'accommoder  de  ces  temples  étroits  dans  lesquels 
les  Grecs  et  les  Romains  cachaient  plus  facilement  les  indignes 
impostures  de  leurs  sacrifices  et  de  leurs  oracles  ;  ils  n'avaient 
ni  idoles,  ni  jongleurs,  à  cacher  aux  yeux  de  la  foule.  Leur  but, 
au  contraire,  était  de  rassembler  aux  pieds  sanglants  du  crucifié 
toute  la  multitude  des  fidèles  dont  sa  passion  avait  fait  un  peu- 
l)le  de  frères  ;  ils  cherchèrent  longtemps  quel  était  celui  de  tous 
les  monuments  anciens  qui  conviendrait  le  mieux  à  leur  religion; 
ils  choisirent  enfin  la  basilique. 

La  basilique,  c'était  une  bourse,  un  tribunal,  un  vaste  empla- 
cement où  s'agitaient  les  affaires  du  commerce  et  celles  de  la 
justice.  Autrefois  le  négoce  et  les  procès  se  traitaient  sur  la 
place  publique  ;  mais  on  les  avait  chassés  de  cet  asile  que  la  li- 
berté avait  rendu  orageux  et  redoutable  ;  on  les  avait  mis  à 
l'abri  sous  de  hautes  constructions  où  rien  ne  rappelait  les  tra- 
ditions de  la  vieille  république  aux  Romains  dégénérés.  Une 
large  enceinte  pour  les  affaires  solennelles  qui  se  discutaient  à 
haute  voix;  au  fond  ,  un  hémicycle  pour  les  juges  ou  pour  les 
détenteurs  privilégiés  de  la  fortune  publique  ;  tout  autour,  plu- 
sieurs galeries  accessoires,  accompagnées  quelquefois  de  balus- 
trades à  hauteur  de  la  tète,  pour  les  personnes  qui  voulaient 
nouer  des  relations  en  secret,  et  débattre  leurs  intérêts  particu- 
liers loin  de  la  foule;  au-dessus  de  tout  cela,  une  charpente 
posée  à  nu  sur  les  murailles,  et  qui,  s'inclinant  de  chaque  côté, 
rendait  les  nefs  latérales  d'autant  moins  élevées  qu'elles  étaient 
plus  éloignées  de  Taxe  central  de  l'édifice,  tel  était  le  plan  des 
basiliques  romaines.  Palladio  en  avait  tracé  le  dessin  d'après  le 
texte  de  Vitruve,  dessin  dont  les  fouilles  faites  à  Pompeïet  dans 
le  forum  de  Trajan  ont  démontré  l'exactitude.  Les  chrétiens 
chassèrent  les  marchands  de  ce  lieu  et  s'y  établirent  à  leur  place. 
L'hémicycle  devint  le  chœur,  les  galeries  devinrent  les  nefs;  et 
ainsi  fut  trouvée  la  forme  des  premières  églises. 


REVLE  DE  TAHIS.  65 

C'est  d'après  ce  plan  que  Constance  fonda  à  Rome,  au  w  siè- 
cle, la  fameuse  basilique  de  Saint-Paul-hors-les-Murs,  précieux 
raonument  du  premier  art  des  chrétiens,  qu'un  incendie  détrui- 
sit à  peu  près  complètement  en  1825.  Dans  cette  construction, 
on  fit  cependant  deux  changements  remarquables  au  dessin  des 
anciennes  basiliques.  Au  lieu  de  conduire  les  uefs  latérales  jus- 
qu'à l'abside,  on  les  en  sépara  par  une  double  nef  transversale, 
qui  figura,  avec  la  nef  principale  ,  la  forme  d'une  croix.  Quelle 
que  soit  la  cause  de  ce  changement,  il  fut  depuis  lors  universel- 
lement adopté,  et  devint  une  donnée  nécessaire  des  églises  chré- 
tiennes. Une  autre  altération  non  moins  importante  est  celle  des 
circades  ,  qui  furent  substituées  aux  architraves,  pour  unir  les 
unes  aux  autres  les  colonnes  qui  supportaient  les  différentes 
nefs.  Le  plein  cintre,  qu'elles  faisaient  succéder  aux  lignes 
droites  de  l'architecture  grecque,  s'altéra  lui-même  par  la  suite, 
et  engendra  à  son  tour  tout  un  ordre  distinct  d'architecture. 
Mais  les  temps  marchent  lentement,  et  avant  que  d'arriver  à 
l'architecture  gothique,  il  faudra  passer  par  la  byzantine. 

La  basilique  de  Saint-Boniface,  qui  s'é'.ève  à  Munich  ,  est  imi- 
tée de  la  basilique  de  Saint-Paul.  Mais,  soit  que  M.  Ziebland  ait 
eu  l'intention  expresse  de  se  rapprocher  de  la  pureté  des  baaiii- 
ques  antiques,  eu  supprimant  les  additions  que  le  christianisme 
leur  avait  faites,  soit  que,  borné  par  son  terrain  et  pur  sou 
budget,  il  ait  été  réduit  à  regret  à  les  sacrifier,  il  n'a  point 
donné  à  sa  basilique  la  forme  symbolique  et  postérieure  de  la 
croix.  Du  reste,  quoique  l'édifice  ne  soit  pas  très-vaste,  les  pro- 
portions m'ont  paru  prises  de  façon  à  donner  l'idée  d'une  gran- 
deur véritable.  Derrière  l'abside,  on  tourne  déjà,  dans  un  chan- 
tier, les  grosses  colonnes  d'un  monument  moitié  grec,  moitié 
romain,  dont  les  fondations  ne  sont  pas  encore  creusées,  mais 
qui  sera  élevé  dos  à  dos  avec  la  basilique ,  pour  faire  face  à  la 
Glyptothèque.  Dans  ce  monument ,  le  roi  placera,  dit-on,  un 
couvent  de  bénédictins  ,  si  ses  députés  le  lui  permettent.  Mais 
ce  ne  sont  pas  nos  affaires  ;  retournons  à  l'architecture  chré- 
tienne. 

Elle  fut  transportée  en  Orient  avec  l'empire ,  comme  je  vous 
l'ai  dit.  Les  empereurs,  qui  faisaient  leur  séjour  à  Byzance,  l'y 
cultivèrent  à  grands  frais.  Ils  y  élevèrent  donc  des  basiliques 
rivales  de  celles  de  Rome.  Mais  la  charpente  de  ces  édifices,  qui 


64  REVUE  DE  PARIS. 

était  encore  en  bois,  corarae  au  temps  où  les  ceutumvirs  et  les 
banquiers  romains  vociféraient  dans  leur  enceinte,  s'enflammait 
souvent  sous  le  feu  du  ciel,  ou  par  la  maladresse  des  ouvriers 
chargés  de  la  réparer.  Le  trésor  impérial  ne  suffisait  pas  à  ces 
désastres;  comme  on  cherchait  les  moyens  d'en  prévenir  le  re- 
tour, il  se  présenta  des  artistes  grecs  qui  avaient  étudié,  au  fond 
de  l'Orient,  des  formes  encore  inconnues  à  leurs  compatriotes, 
et  qui  offrirent  de  les  substituer  à  cette  ruineuse  charpente,  dé- 
truite si  facilement.  Ce  furent  eux  qui  suspendirent  au-dessus 
des  basiliques  grecques  ces  coupoles  hardies  dont  les  courbes 
imprimèrent  un  caractère  particulier  à  l'architecture.  Tandis 
qu'ils  faisaient  cette  conquête  sur  l'Asie,  celle-ci  leur  emprun- 
tait à  son  tour  les  lignes  de  l'arcade  romaine,  qui,  découpée 
avec  un  goût  capricieux,  et  ornée  par  une  floraison  luxuriante 
et  tonte  symbolique,  fonda  un  genre  nouveau  parla  main  des 
Arabes,  et  en  prépara  encore  un  autre  pour  les  peuples  septen- 
trionaux de  l'Occident.  Mais  la  coupole  ne  fut  pas  la  seule  in- 
novation des  Grecs  ;  soit  que  ces  constructions  aériennes  eussent 
besoin  d'un  plus  fort  appui,  soit  qu'on  ne  trouvât  point  assez 
de  colonnes  dans  cette  Constantinople  qui  n'était  pas,  comme 
Rome,  couverte  de  débris  anciens,  et  où  tout  était  neuf  au  con- 
traire, hormis  le  pouvoir  caduc  des  empereurs,  les  architectes 
byzantins  commencèrent  à  étayer  leurs  églises  sur  des  piliers 
qui  leur  permirent  en  même  temps  d'agrandir  les  arcades  de 
nefs.  Ainsi  s'éleva  Sainte-Sophie,  le  miracle  du  catholicisme 
oriental.  Bientôt  les  Vénitiens,  appelés  à  Byzance  par  les  inté- 
rêts de  leur  commerce  et  par  les  croisades,  virent  cette  mosquée 
chrétienne.  De  retour  dans  leurs  îles  ,  ils  voulurent  en  repro- 
duire l'éblouissante  image  dans  la  basilique  de  Saint-Marc.  Puis 
Venise,  après  avoir  été  admirer  les  merveilles  de  l'Orient,  de- 
vint à  son  tour  l'admiration  de  l'Italie  ;  et  Padoue,  qui  devait 
être  son  esclave,  voulant  rivaliser  avec  elle  ,  copia  les  coupoles 
de  Saint-Marc  en  bâtissant  celles  de  Saint-Antoine.  Ainsi ,  de 
proche  en  proche,  les  coupoles  passaient  les  terres  et  les  mers, 
pour  venir  jusqu'aux  portes  de  Florence  et  de  Rome  .  où  Brunel- 
leschi  et  Michel-Ange  devaient  leur  donner  toute  l'austère  éléva- 
tion du  goût  occidental. 

Il  y  a  à  Munich  deux  églises  qui  se  rapportent  à  cette  époque 
de  l'architecture  chrétienne.  L'une  est  la  nouvelle  chapelle  de  la 


REVUE  DE  PARIS.  Qo 

cour,  élevée  par  M.  de  Klenze;  Tautre  est  réalise  SaiiU-Louis  , 
bâtie  parM.  Gœrtner.LeroiLouis,se  trouvant  en  SicileavecM.de 
Klenze,  entendit  la  messe  de  minuit  à  Paleime ,  dans  une  église 
byzantine,  oîi  les  styles  divers  de  l'architecture  asiatique  avaient 
été  mêlés,  d'après  l'exemple  des  Sarrasins.  L'effet  de  ces  formes 
inusitées,  que  la  lumière  des  cierges  et  les  mille  reilets  insaisis- 
sables des  dorures  augmentaient  encore,  frappa  vivement  son 
imagination.  Devenu  maitre,  il  n'eut  pas  de  repos  qu'il  n'eût 
fait  construire  une  église  orientale  dansson  palais.  M.  deKlenze 
s'inspira  moins  de  celle  qui  en  avait  suggéré  l'idée  que  des 
types  mêmes  de  l'art  byzantin;  et  j'ai  quelque  raison  de  croire 
qu'il  aura  pensé  surtout  à  imiter  la  basilique  Saint-Marc  , 
qui  est .  en  Europe,  le  modèle  le  plus  parfait  de  ce  genre. 

Otez  à  Saint-Marc  sa  croix  grecque,  substituez  une  demi-cou- 
pole à  la  coupole  pleine  du  chœur,  réduisez  toutes  les  propor- 
tions dans  une  mesure  analogue,  supprimez  les  développements 
extérieurs  des  coupoles  et  du  portail,  qui  auraient  entraîné 
de  trop  grands  frais  ,  et  qui,  dans  cette  réduction,  n'auraient 
produit  qu'un  effet  mesquin  :  à  l'intérieur,  remplacez  les  mo- 
saïques par  des  peintures^  et  les  marbres  par  des  stucs,  et  vous 
aurez  une  idée  du  plan  que  M.  de  Klenze  a  exécuté.  Mais,  pour 
juger  de  Timpression  que  produit  sa  chapelle  ,  il  faut,  comme 
moi,  l'avoir  visitée  tous  les  jours  et  à  toute  heure;  il  faut  avoir 
vu  le  soleil  s'y  glisser  par  les  fenêtres  qui  sont  dérobées  dans 
l'enfoncement  des  tribunes,  et  qui.  complètement  invisibles  au 
spectateur,  lui  laissent  croire  que  la  lumière  vient  tout  entière 
de  l'or  qui  couvre  les  murs.  Il  faut  avoir  vu  les  peintures  que 
M.  Hess  a  tracées  sur  les  innombrables  courbes  des  coupoles  et 
des  arcades  s'animer  sous  les  rayons  de  cette  clarté  extraordi- 
naire, et  rayonner  au  milieu  de  l'or  et  des  légendes  qui  les  en- 
tourent. Il  faut  avoir  vu  le  jour  y  décliner  et  y  faire  un  crépus- 
cule hàlif.  comme  pour  rappeler  qu'eile  a  été  construite  pour 
une  solennité  nocturne.  11  faut  avoir  vu  la  simplicité  des  autels 
contraster  avec  la  splendeurdela  décoration,  les  teintes  sombres 
des  bas-côtés  avec  l'éclat  des  voûtes,  les  carrés  élevés  des  portes 
laléralesaveclesarcadesdes  colonnesetdestribunes.il  faut  avoir 
vu  enfin  comment  la  petitesse  des  nefs  latérales  ajoute  à  la  richesse 
de  la  chapelle,  et  comment  l'élancement  des  cintres  (jui  déter- 
minent la  forme  principale  de  la  voù'.e  ajoutent  à  sa  gi  andeur. 
3  6 


(>S  KtVUE  DE  PAKiS. 

Pour  élever  celle  église,  M.  de  Klenze  a  dérogé  à  son  style 
habituel,  qui,  comme  nous  le  verrons,  garde  des  formes  plus 
générales  et  plus  sévères.  Il  a  cependant  pour  elle  une  prédilec- 
tion particulière  que  je  comprends  bien.  Aussi  a-t-il  donné  tous 
ses  soins  pour  que  rien  n'en  pût  altérer  Tharmonie.  Le  roi  voulut 
mettre  un  orchestre  dans  la  tribune  qui  est  placée  au-dessus  de 
la  porte  j  mais  l'architecte  redoutait  Teffet  que  pourraient  pro- 
duire des  instruments  modernes  dans  un  monument  qui  est  l'imi- 
tation d'un  des  plus  anciens  symboles  de  la  foi.  Il  pria  le  roi  de 
ne  rien  ordonner  avant  qu'on  n'eût  fait  un  essai.  Au  premiei- 
coup  d'archet,  le  roi  arrêta  les  violons,  et  déclara  qu'il  ne  les  y 
laisserait  revenir  dé  sa  vie.  M.  de  Klenze  a  déjà  entendu  une 
messe  de  minuit  dans  sa  chapelle  orientale;  tout  modeste  qu'il 
est,  il  n'a  pu  s'empêcher  de  trouver  (ju'en  cette  circonstance  son 
chef-d'œuvre  avait  été  admirable.  Oh  !  quel  conte  fantastique 
Hoffmann  aurait  fait  sur  celte  ravissante  chapelle  ! 

L'église  Saint-Louis,  construite  par  M.  Gœrlner,  n'a  point  un 
caractère  aussi  absolu  ;  elle  se  rapporte  au  temps  où  Tarchitec- 
lure  byzantine  avait  été  altérée  par  les  contrefaçons  italiennes. 
C'est  à  peine  si  l'Orient  se  fait  sentir  dans  les  coupoles  qui  sont 
si  déprimées  et  si  basses,  que  je  ne  sais  si  on  peut  encore  leur 
donner  ce  nom.  Les  piliers  carrés  et  massifs  qui  supportent  im- 
médiatement les  voûtes  dans  lesquelles  ils  se  perdent,  ne  for- 
ment que  des  chapelles,  à  la  place  où  les  Romains  et  les 
Byzantins  perçaient  leurs  petites  nefs.  Du  reste,  les  deux  chapel- 
les latérales  les  plus  voisines  du  chœur  ,  font  une  saillie  exté- 
rieure, et  donnent  à  l'édifice  les  formes  de  la  croix  laline.  Le 
l)ortail  est  composé  de  trois  étages  ;  dans  le  bas  s'ouvre  un  por- 
tique supporté  sur  des  colonnes  ;  au-dessus  sont  pratiquées  de 
grandes  niches,  pour  lesquelles  L.  Schwanthaler  a  taillé  des 
statues  j  puis,  plus  haut  encore  s'épanouit  une  rosace.  Les  deux 
clochers  qui  s'élèvent  sur  la  façade,  en  dehors  des  alignements 
latéraux  de  l'église,  sont  semblables  et  terminés  en  pyramides. 
Le  toit  est  couvert  de  tuiles  émaillées  qui  lui  donnent  l'aspect 
d'un  tapis. 

Assurément  il  est  impossible  de  reproduire  plus  fidèlement  les 
églises  qu'on  élevait  en  Italie  au  moyen  âge,  non  pas  les  gran- 
es  églises,  comme  celles  que  bâtissaient  Buschelto,  Arnolfo  di 
Lapo  et  Gamodia,  qui  perfectionnaient  loub  les  moyens  de  cou- 


REVUE  DE  PARIS.  67 

struction  en  attendant  que  Brunelleschi  et  Bramante  parussent 
enfin,  mais  les  petites  églises,  comme  on  en  trouve  dans  les  vil- 
les inférieures,  et  qui,  réunissant  dans  un  aveugle  pêle-mêle 
toutes  les  formes  et  tous  les  débris  qu'on  avait  sous  la  main, 
comi)Osaient  néanmoins,  grâce  au  goût  naturel  du  pays,  sinon 
un  ouvrage  pur,  au  moins  un  monument  plein  de  fantaisie  et  de 
grâce.  Oh  !  que  vous  avez  dû  en  rencontrer  souvent  de  sembla- 
bles sur  votre  route,  mes  amis.  Les  colonnes  du  portail  avaient 
été  prises  à  quelque  temple  antique  ;  les  chambranles  des  niches 
à  quelque  palais  romain  ;  quelque  AHemand  avait  dessiné  la 
rosace  elles  feuillages  (jui  couraient  tout  le  long  des  corniches; 
c'était  un  Grec  qui  avait  donné  1  idée  de  la  coupe  générale;  c'é- 
tait un  maçon  qui.  en  plaçant  un  toit  naïf  sur  les  clochers  ju- 
meaux, leur  avait  donné  la  force  pyramidale;  c'était  la  nature 
verdoyante  des  collines  d'alentour  qui  avait  conseillé  de  mettre 
les  tuiles  du  toit  en  barmonie  avec  les  bois  au  milieu  desquels  il 
se  découpait.  Et  sans  doute  en  voyant  ce  curieux  et  grossier  as- 
semblable dans  son  lieu,  à  l'endroit  où  l'ingénieuse  nécessité 
d'un  sièclebarbare  le  forma,  vous  avez  pu  éprouver  une  sensa- 
tion qui  n'était  point  désagréable,  et  à  laquelle  se  mêlait  le  sou- 
venir de  toutes    les  grandes   choses   dont  il  était   composé. 
Mais  au  siècle  où  nous  sommes,  lorsqu'il  est  possible  de  jouir, 
dans  leur  pureté  .  des  formes  principales  du  génie  humain , 
refaire  à  plaisir  cet  amalgame  que  la  naïveté  seule  de  l'inven- 
tion pouvait  sauver,  c'est,  il  me  semble,  une  faute  que  l'amour 
le  plus   exalté  de  l'érudition  ne  saurait  justifier.  Le  nom  de 
M.  Cornélius,  qui  peint  son  grand  œuvre  dans  cette  église, 
fixera  peut-être  sur  elle  un  intérêt   particulier;  en  attendant 
elle  a  produit  sur  moi  l'effet  le  plus  triste  que  vous  puissiez 
imaginer. 

Ce  n'est  pas  la  seule  imitation  du  moyen  âge  italien  que 
M.  Gœrlner  ait  donnée  ;  et  je  dois  vous  dire  que,  dans  ses  autres 
ouvrages,  tout  en  retrouvant  le  même  style,  j'ai  reconnu  la  mar- 
que d'un  talent  éminent.  Les  monuments  nombreux  qui  entou- 
rent l'église  Saint-Louis  sont  de  la  main  de  M.  Gœrtner  ;  tous  ils 
sont  une  imitation  de  Tarchitecture  italienne  du  moyen  âge.  Au- 
dessous  de  l'église  Saint-Louis,  et  au  bas  de  la  rue  qui  porte  le 
même  nom,  le  séminaire  et  l'université  embrassent  une  place 
assez  vaste  dans  leur  double  fer  â  cheval.  Ces  bâtiments,  qui  se 


68  REVUE  DE  PARIS. 

correspondent,  affectent  toutes  les  allures  du  style  roman  qui 
régnait  encore  en  Italie,  tandis  que  le  gothique  avait  déjà  envahi 
le  nord  de  TEurope.  C'est  surtout  par  la  figure  de  leurs  fenêtres 
qu'ils  trahissent  l'imitation  ;  elles  sont  composées  de  deux  petits 
pleins  cintres  tendant  à  l'ogive,  séparés  par  une  petite  colonne; 
celles  du  séminaire  sont,  de  plus,  enveloppées  d'un  plein  cintre 
qui  rassemble  et  rapproche  les  deux  petites  ouvertures  latérales. 
A  moi,  qui  n'ai  pas  vu  l'Italie  , toutes  ces  coquetteries  d'un  style 
abandonné  en  France  dès  le  xii«  siècle,  me  donnent  un  étonne- 
mentqui  n'est  pas  sans  plaisir.  Mais  qu'allez-vous  penser  lors- 
que je  vous  dirai  que  les  colonnettes  qui  sont  tout  le  charme  de 
cette  architecture,  et  qui,  en  Italie,  étaient  taillées  dans  les  mar- 
bres romains,  ne  sont  faites  ici  que  de  brique  comme  le  reste  des 
constructions?  Vous  admirez  surtout,  dans  les  demeures  ita- 
liennes du  moyen  âge,  l'emploi  des  ruines  des  palais  antiques  , 
comme  dans  les  églises  les  débris  des  temples;  mais  peut-être  ne 
pouvez-vous  souffrir  qu'un  imitateur  donne  comme  modèle  un 
artifice  qui  a  été  enfanté  par  le  hasard  ? 

L'Institut  des  aveugles,  qui  fait  face  à  l'église  Saint-Louis,  est 
le  premier  bâtiment  de  ce  quartier  qui  ail  été  mené  à  terme  ;  il 
est  déjà  habité.  J'ai  souvent  entendu  les  sons  d'un  piano  s'envo- 
ler par  les  fenêtres  de  cette  maison  dont  les  habitants  sont  pri- 
vés de  la  jouissance  de  tous  les  autres  arts,  et  n'ont  que  la  mu- 
sique pour  interprèle  de  leurs  sentiments.  Laissez-moi  jeter 
encore  un  regard  aux  deux  portails  gothiques  qui  ornent  les 
deux  extrémités  de  ce  grand  édifice  et  qui  me  rappellent  de  loin 
le  fronton  élevé  et  les  statuettes  des  portes  latérales  de  Notre- 
Dame  de  Paris;  puis  je  vais  vous  fournir  de  nouveaux  sujets  de 
critique. 

L'Institut  des  aveugles  a  une  couleur  de  brouillard  qui  con- 
vient très-bien  à  sa  masse  austère.  Mais  pensez-vous  que  ce  soit 
la  pierre  qui  lui  ait  donné  cette  couleur  ?  Hélas  !  il  n'en  est  peut- 
être  pas  entré  un  morceau  dans  tout  l'édifice;  il  est  de  brique 
de  la  tête  aux  pieds  ;  et  le  séminaire  et  l'université  sont  aussi  de 
brique,  comme  je  vous  l'ai  dit.  Et  la  basilique  Sainl-Boniface? 
de  brique.  Et  la  chapelle  de  la  cour,  et  l'ancienne  résidence  et 
la  nouvelle?  toujours  de  brique.  Ici,  cependant,  on  est  plus  près 
des  montagnes  qu'on  ne  l'était  à  Ulm  ;  les  Alpes,  qu'on  aperçoit 
des  terrasses  du  palais,  et  du  haut  de  la  tour  chinoise  du  jardin 


REVUE  DE  PAKIS.  69 

anglais,  ne  sonl  guère  qu'à  vingt  lieues;  mais,  outre  que  les 
rivières  qui  viennent  de  ce  côté  ne  sont  pas  navigables,  la  Ba- 
vière n'est  pas  maîtresse  des  carrières  du  Tyrol  j  elle  les  a  per- 
dues, en  1814,  en  faisant  sa  paix  avec  rAutricbe.  Ce  dénûment 
complet  de  matériaux  a  peut-être  contribué  à  me  faire  trouver 
plus  merveilleux  le  développement  que  l'architecture  a  pris  à 
Munich  ;  car  elle  a  été  forcée  d'y  créer  toutes  choses  de  rien. 
Elle  s'est  donc  servie  de  la  brique  comme  d'une  cire  molle 
qu'elle  a  pétrie  de  toutes  les  façons  et  à  laquelle  elle  a  facile- 
ment donné  toutes  les  figures  ;  et  jusquici  je  n'y  trouve  pas 
trop  à  b  amer.  Mais,  au  lieu  de  s'enorgueillir  de  sa  pénurie  qui 
a  mis  à  jour  toutes  les  ressources  de  son  imagination,  elle  en  a 
eu  honte,  et  elle  a  voulu  la  déguiser  ;  elle  s'est  donc  mise  en 
quête  d'une  foule  de  préparatifs  et  d'enduits  qui  pussent  cacher 
ces  briques  dont  elle  rougissait.  Elle  en  a  inventé  de  toutes  les 
couleurs.  Les  façades  nouvelles  de  la  résidence  royale  étaient 
peintes  d'un  gris  d'ardoise  pour  imiter  les  pierres  de  Florence. 
L'Institut  des  aveugles  est  peint  d'un  gris  plus  vert.  On  m'a  as- 
suré que  la  façade  de  léglise  Saint-Louis  était  en  pierre  à  chaux 
blanche  qui  passe  pour  recevoir  du  temps  une  couleur  de  mar- 
bre de  Carrare.  Mais  je  ne  jurerais  pas  que  ce  ne  soit  là  quel- 
que nouvelle  sorte  de  badigeonnage.  Et  quelle  couleur  donnera- 
t-OD  au  séminaire  ,  à  l'université  et  à  la  basilique  de  Sainl- 
Boniface  ?  Quel  masque  mettra-t-on  sur  ces  beaux  visages  de 
brique  ? 

Toute  cette  hypocrisie  de  la  matière  et  de  la  forme  est  souve- 
rainement déplaisante.  Il  n'y  a  pas  d'art  auquel  la  sincérité  soit 
plus  nécessaire  que  l'architecture  ;  et  toutes  les  constructions 
italiennes  du  moyen  âge,  que  M.  Gœrtner  s'est  donné  la  mission 
de  reproduire  ;  auraient  dû  le  lui  apprendre.  Vous  m'avez  sou- 
vent rappelé  ces  charmants  palais  de  Vicence,  que  Palladio  a 
remplacés  par  des  bâtiments  plus  pompeux  et  plus  savant*, 
mais  dont,  sans  aucun  doute,  il  avait  lui-même  admiré  l'élé- 
gance, et  qui,  sans  fard,  comme  les  temps  où  ils  furent  élevés 
révèlent  par  le  désordre  plein  de  goût  de  leurs  façades,  non- 
seulement  tous  les  artifices  de  la  maçonnerie ,  mais  encore  le 
secret  des  distributions  intérieures.  Comme  les  autres  arts,  l'ar- 
chitecture n'est  vraiment  belle  qu'à  la  condition  d'être  expres- 
sive ;  mais  aujourd'hui  elle  vit  encore  sur  des  idées  entièrement 

G. 


70  REVUE  DE  PARIS. 

contrairtjs  :  c'est  dans  la  monolonie  et  dans  une  certaine  absti- 
nence de  toute  espèce  d'originalité ,  qu'elle  fait  consister  son 
mérite.  Elle  déguise  toutes  les  distributions  derrière  de  grandes 
lignes  uniformes  de  fenêtres,  et  la  nature  des  matériaux  sous 
une  épaisse  chemise  de  plâtre. 

M.  Gœrtner  a  senti  lui-même  les  inconvénients  de  ce  men- 
songe j  et  comme  s'il  voulait  prouver  combien  il  le  détestait,  il 
a  laissé  à  la  bibliothèque  qu'il  a  construite  au-dessus  de  l'église 
Saint-Louis ,  la  couleur  que  les  matériaux  lui  donnaient.  Sur 
les  briques  dont  elle  est  bâtie ,  il  a  passé  un  ciment  de  chaux 
hydraulique,  trempé  de  leur  nuance,  et  destiné  à  les  lier  et  non 
point  à  les  cacher.  Encore  le  couronnement  latin  qui  surmonte 
les  fenêtres  laisse-t-il  percer  à  nu  les  briques  elles-mêmes,  dont 
la  teinte,  plus  crue  que  celle  du  ciment,  fait  avec  lui  une  har- 
monie très-bien  entendue.  C'est  ce  qu'on  appelle  ici  une  déco- 
ration (lychromatique .  Du  reste ,  les  proportions  de  cet  édifice 
sont  tout  à  fait  grandioses.  Trois  grands  portails,  précédés  d'un 
double  escalier,  conduisent  au  rez-de-chaussée  qui  doit  recevoir 
les  archives  du  royaume  et  de  la  maison  royale.  Les  deux  étages 
supérieurs,  qui  sont  d'une  dimension  gigantesque,  recevront  la 
bibliothèque ,  qui  est  encore  aujourd'hui  dans  l'ancien  collège 
des  jésuites,  et  qui ,  en  livres ,  en  manuscrits  rares  et  en  auto- 
graphes précieux,  est  une  des  plus  riches  de  l'Europe.  Ce  bâti- 
ment a  une  mine  franche  et  décidée  qui  plaît  au  milieu  des  pou- 
pées fardées  qui  l'entourent  ;  en  le  voyant,  on  peut  prendre  une 
juste  et  excellente  idée  de  ces  hauts  palais  de  brique,  admira- 
blement caractérisés ,  que  les  Scaliger  faisaient  construire  au 
xive  et  au  xvc  siècle,  dans  leur  royale  seigneurie  de  Vérone. 

Mais  pendant  que  les  Italiens  construisaient  leurs  églises  et 
ornaient  leurs  palais  avec  les  débris  de  l'antiquité,  Tarchitec- 
ture,  qui  avait  émigré  vers  le  Nord  avec  la  foi,  ne  trouvant  pas 
sur  ce  sol  vierge  de  ruines,  des  colonnettes  qui  l'invitassent  à 
partager  son  plein  cintre  et  à  le  couper  en  deux ,  prit  le  parti 
audacieux  de  laisser  ses  arcades  s'élever  en  toute  liberté,  jus- 
qu'à ce  qu'elles  eussent  atteint  la  hauteur  et  imité  la  forme  des 
forêts  germaniques.  L'inspiration  du  génie  local,  la  connais- 
sance que  les  croisades  avaient  donnée  des  monuments  sarrasins, 
le  développement  même  de  la  science  des  constructions,  contri- 
buèrent à  cette  heureuse  corruption  de  l'arcade  romaine  ,  qui 


REVUE  DE  PARIS.  tl 

produisit  l'ogive,  sublime*  expression  du  christianisme  occiden- 
tal. Le.y  irnnslV.rmcilions  successives  ,  qui  précédèrent  dans  le 
Nord  i^ij-parilion  de  l'ogive,  consLiluèrentun  art  intermédiaire, 
centemporaindu  byzantin,  et  qu'on  appelle  roman.  Celui-ci  est 
pro])rii  aux  nations  se{)tentrionales  qui  avaient  subi  la  conquête 
des  Romains  et  les  bienfaits  de  leur  civilisation  ;  aussi  en  est-il 
peu  question  en  Allemagne,  et  Munich  n'a  pas  dû  songer  à  en 
reproduire  le  souvenir ,  qui  est  plus  vivant  dans  notre  patrie  que 
partout  ailleurs.  Mais  Togive .  qui  est  postérieure  au  style  by- 
zantin et  au  roman,  est  une  forme  i)lus  générale;  c'est  elle  qui 
a  changé  les  basili({ues  en  cathédr:iles.  et  Térudilion  architec- 
turale de  l'école  bavaroise  ne  pouvait  la  passer  sous  silence.  J'ai 
donc  encore  une  église  gothique  à  vous  faire  voir.  Prenez  bien 
garde  que  ce  n'est  pas  de  la  cathédrale  de  Munich  que  je  veux 
vous  parier  ;  je  vous  ai  dit  sur  ce  monument  médiocre  tout  ce 
que  j'avais  à  vous  en  dire.  Mais  comment  un  morceau  gothique 
a-t-il  pu  trouver  place  dans  celte  ville  italienne  que  vous  con- 
naissez ?  Dans  quel  carrefour  s'est-il  caché? 

Il  y  a  hors  de  Munich,  assez  loin  des  anciens  remparts,  de 
l'autre  côté  de  l'isar,  un  village  qu'on  appelle  Au;  on  a  fait  de 
ce  village  un  faubourg  de  la  ville  qui  a  étendu  ses  bras  vers  lui 
comme  pour  le  saisir.  C'est  dans  ce  faubourg  d'Au,  dont  je  ne 
vous  ai  point  encore  parlé,  et  au  milieu  des  pots  de  bière  que  les 
ouvriers  y  vident  en  abondance  .  que  la  tradition  de  l'art  alle- 
mand s'est  réfugiée,  M.  le  conseiller  d'architecture  Ohlmuller  y 
construit  en  ce  moment,  sous  l'invocation  de  Sainte-Marie-du- 
Siicours,  une  église  dans  le  style  gothique;  les  murs  sont  ù 
peine  achevés,  et  quand  j'y  suis  entré,  on  était  occupé  à  en  dis- 
simuler les  briques  sous  l'enduit  inévitable.  La  façade,  qui  n'est 
pas  encore  entièrement  découverte,  est  d'un  dessin  bien  carac- 
térisé; elli-  est  formée  de  trois  parties  verticales  dont  chacune 
est  ornée  d'une  rosace  ;  l'aiguille  qui  la  couronne  a  été  très-élé- 
g.immenl  brodée  et  rappelle  beaucoup,  en  miniature,  lemerveil- 
l(-tix  clocher  de  la  cathédrale  d'Anvers.  En  pénétrant  dans  l'in- 
térieur, on  est  vivement  frappé  par  l'abondance  avec  laquelle  le 
jour  y  a  été  prodigué,  et  par  le  jet  élancé  de  toutes  les  propor- 
tions qui  font  oublier  de  leur  mieux  la  petitesse  de  l'étendue. 
Dfux  rangs  de  sveltes  colonnes  partagent  toute  l'enceinte  en 
trois  nefsj  l'abside  est  arrondie,  et,  pour  mieux  tromper  l'œil 


72  REVUE  DE  PARIS. 

sur  la  véritable  dimension,  on  a  élevé  le  chœur  au-dessus  du 
niveau  de  l'église. 

Mais  ce  qu'il  y  aura  sans  doute  de  plus  remarquable  dans 
cette  cathédrale  en  raccourci,  c'est  ce  que  je  n'y  ai  point  vu. 
Ses  dix-neuf  fenêtres  seront  décorées  de  vitraux  coloriés  qui 
sont  un  des  plus  justes  sujets  d'orgueil  des  artistes  bavarois.  Au 
moment  où  je  vous  écris,  ces  vitraux  sont  emballés  pour  être 
transportés  de  la  salle  d'exposition  dans  l'église  qu'ils  doivent 
orner  ;  mais  s'il  m'a  été  impossible  de  les  apercevoir  jusqu'à  ce 
jour,  on  m'a  montré  des  échantillons  admirables,  qui  me  font 
penser  qu'on  n'a  plus  rien  à  envier  aux  coloristes  du  xiv»  et 
du  x\«  siècle.  C'est  à  Nuremberg  qu'on  a  renouvelé  le  procédé 
des  peintres  sur  verre  du  moyen  âge  ;  en  France,  nous  le  croyons 
encore  introuvable  j  je  ne  sais  pas  même  s'il  est  bien  juste  de 
dire  qu'il  ait  jamais  été  perdu.  La  peinture  des  verres  de  Bo- 
hème s'est  continuée,  sans  interruption,  depuis  le  xvi^  siècle 
jusqu'à  nos  jours  ;  et  si  nos  manufactures  ne  savent  pas  l'imiter, 
c'est  probablement  qu'elles  manquent  d'encouragements  ou 
d'industrie.  Mais  dans  les  plus  beaux  vitraux  gothiques  la  cou  - 
leur  évidemment  n'a  jamais  été  mieux  incorporée  au  verre  que 
dans  les  cristaux  qu'on  fabrique  encore  aujourd'hui  à  Prague, 
et  qu'on  proscrit  en  France,  par  l'excellente  raison  qu'on  ne  sait 
point  rivaliser  avec  eux.  Il  restait  à  savoir  nuancer  les  couleurs 
et  à  les  appliquer  sur  un  dessin  dont  la  finesse  fût  digne  d'elles. 
Eh  bien  !  aujourd  hui  on  sait  faire  tout  cela  à  Munich.  MM.  Bois- 
serée,  qui  se  sont  constitués  en  Bavière  les  protecteurs  de  tous 
les  travaux  qui  ont  pour  but  la  restauration  du  moyen  âge,  ont 
prodigué  à  ceux-ci  leurs  encouragements  et  leurs  soins,  et  les 
ont  poussés  à  une  perfection  vraiment  merveilleuse.  J'ai  vu  de 
la  sorte  des  vitraux  admirables,  oîi  l'énergie  des  tons  et  la  com- 
plète transfusion  de  la  couleur  s'allient  à  des  compositions 
pleines  de  caractère  et  de  style;  ils  étaient  destinés  à  être  enca- 
drés dans  les  fenêtres  du  château  que  le  prince  héréditaire  s'est 
fait  bàlir  au  pied  des  Alpes  du  Tyrol ,  sur  les  ruines  de 
Hohenschwangau ,  et  dont  on  parle  comme  d'une  demeure  fée- 
rique. 

C'est  ici  sans  doute  le  lieu  de  vous  faire  remarquer  avec  quelle 
sorte  de  scrupule  les  Bavarois  reproduisent  tous  les  monuments 
qu'ils  imitent;  il  est  vrai  qu'ils  vous  donneront  souvent  de  la 


REVUE  DE  PARIS.  75 

brique  pour  de  la  pierre  et  du  marbre  ;  mais  s'ils  vous  trichent 
au  fond  ,  ils  veulent  être  irréprochables  dans  l'apparence.  Nous 
autres,  nous  imitons  par  bribes  et  par  morceaux;  nous  faisons 
des  accouplements  qui  renversent  toutes  les  notions  historiques 
de  l'art  ;  mais  c'est  surtout  dans  la  partie  ornementale  que  nous 
sommes  froids  et  insufiBsants.  Tous  nos  monuments  sont  à  l'in- 
térieur comme  à  l'extérieur  d'une  nudité  glaciale  ;  quand  nous 
avons  élevé  des  murs  ,  nous  croyons  avoir  tout  fait ,  et  si  nous 
y  accrochons,  çà  et  là,  quelques  lambeaux  de  toile  peinte  ,  nous 
admirons  notre  luxe  et  notre  prodigalité.  Voilà  pourquoi  j'es- 
time que  la  mort  de  Chenavard,  qui  avait  renouvelé  et  enrichi 
tout  le  système  de  la  décoration,  est  une  perte  très-regrettable. 
Voilà  pourquoi  aussi  il  mesemble  que  M.  Dubanalaissébienloin 
derrière  lui  tous  nos  architectes  contemporains  ,  en  rassemblant 
dans  son  École  des  beaux-arts  tous  les  motifs  d'ornement  que  les 
débris  de  l'art  national  et  un  goût  rempli  de  délicatesse  pou- 
vaient lui  fournir.  Il  nous  est  très-facile  en  ce  genre  de  surpas- 
ser les  Allemands  ;  mais  il  faut  convenir  qu'ils  nous  y  ont  devan- 
cés. Vous  savez  que  leurs  palais  et  leurs  églises  sont  couverts  de 
peintures  du  haut  jusqu'en  bas  ;  et  vous  voyez  maintenant  qu'ils 
ne  se  sont  pas  permis  d'imiter  une  cathédrale  gothique  sans 
refaire  aussi,  non-seulement  ses  ogives  et  son  clocher  ciselé, 
mais  encore  ses  vitraux  peints.  Cela  s'explique  par  leur  érudi- 
tion qui  déteint  sur  leurs  monuments  et  qui  veut  s'y  satisfaire 
d'une  manière  complète.  L'art  allemand  est  savant  et  historique 
avant  tout  5  c'est  son  mérite  ,  puisqu'il  ne  saurait  rien  reproduire 
que  sous  la  condition  d'une  fidélité  scrupuleuse  ;  c'est  aussi  son 
tort,  puisque  c'est  la  cause  qui  lui  interdit  la  spontanéité  et 
l'invention. 

Me  voici  cependant  arrivé  à  l'endroit  oij  il  faut  que  je  vous 
parle  avec  détail  d'un  architecte  qui  a  tenté  de  constituer  à3Iu- 
nich  une  école  plus  large ,  plus  générale  et  plus  féconde.  Cet  ar- 
chitecte, que  je  vous  ai  déjà  nommé  plusieurs  fois.,  c'est  M,  de 
Klenze.  Voyez  la  singularité  de  la  situation  ;  si  on  le  jugeait  du 
point  de  vue  romantique,  on  le  prendrait  pour  le  promoteur  de 
toutes  les  imitations  qui  se  font  à  Munich;  et  pourtant  en  réa- 
lité, M.  de  Klenze  est  l'architecte  qui  représente  le  plus  sérieu- 
sement, en  Bavière,  la  liberté  et  l'inspiration.  Ceci  veut  être 
expliqué. 


74  REVLE  ïiE  PAHIS. 

La  Renaissance ,  qui  n'éclala  chez  nous  qu'au  milieu  du 
xvi«  siècle,  date  en  Italie  du  milieu  du  xv«.  Ce  fut  alors  que  l'art 
gothique  y  expira  ;  le  goût  de  Tarchitecture  romane  était  déjà 
perdu  ;  et  l'architecture  byzantine  avait  subi  des  transforma- 
tions qui  avaient  presque  entièrement  changé  son  caractère. 
Dans  le  désordre  des  lignes  gothiques,  on  voit  i)oindre,  au 
xve  siècle  ,  une  certaine  régularité  et  un  air  d'arrangement  et 
de  proportion  qui  révélèrent  les  premières  influences  de  l'étude 
des  anciens.  Le  moment  où  les  jets  démesurés  de  l'architecture 
introduite  par  les  Allemands  commencent  à  se  régler,  à  se  bor- 
ner, à  s'harmoniser  ,  est  un  moment  sans  pareil  dans  l'histoire 
de  l'art;  il  y  a  là  un  combat  de  la  liberté  et  de  l'ordre  qui  pro- 
duit les  effets  les  plus  gracieux  et  les  plus  piquants.  Buono  et 
Pierre  Lombart  sont  le  produit  naïf  de  ce  mélange  ;  Bramante, 
<iui  a  déjà  pris  toutes  les  formes  du  génie  antique  ,  leur  donne 
encore  un  accent  particulier  de  légèreté  et  de  finesse  qui  rap- 
pelle l'architecture  tudesque  ;  mais  ,  après  lui ,  il  n'y  a  plus  de 
Itarlage  ;  Michel-Ange,  Sansovino,  San-Gallo,  San-Micheli ,  Vi- 
gnole  et  Palladio,  achèvent  l'inauguration  de  l'antiquité  et  éta- 
blissent définitivement  son  empire. 

Maintenant  jugez  cette  grave  question  :  quelle  est  la  portée 
delà  Renaissance?  Cette  époque  a-t-elle  une  valeur  absolue 
pour  l'avenir ,  ou  bien  n'esl-elle  qu'un  retour  impuissant  vers 
des  formes  passées  que  la  fatalité  a  ranimées  ;  mais  qui  doivent 
périr  une  seconde  fois  ?  En  d'autres  termes,  l'antiquité  grecque 
ftt  romaine  ne  doit-elle  être  considérée  que  comme  une  ère  tran- 
sitoire ainsi  que  toutes  les  autres,  ou  bien  réellement,  comme 
on  l'a  cru  jusqu'au  jour  de  l'insurrection  romantique,  a-t-elle 
plus  que  toute  autre  le  droit  d'imposer  ses  formes  et  ses  idées  au 
genre  humain?  Il  est  beaucoup  plus  facile,  ce  me  semble,  de 
résoudre  cette  difficulté  pour  ce  qui  concerne  les  arts  que  pour 
ce  qui  appartient  à  la  poésie.  En  effet,  la  littérature  est  une 
expression  toute  immédiate  et  toute  spontanée  de  l'esprit  hu- 
main ;  et  je  comprends  qu'on  refuse  à  la  tradition  le  droit  de 
s'arroger  une  influence  trop  considérable  sur  ce  qui  doit  être 
l)lus  spécialement  le  produit  naturel  de  la  vie  contemporaine. 
Mais  ceux  que  nous  appelons  les  anciens  n'ont-ils  pas  reçu  de 
leur  civilisation,  de  leur  religion  et  de  leur  climat  heureux, 
une  initiation  particulière  des  arts  linéaires  et  des  formes  maté- 


HtVL't  Ijt;  t'Ai'.iS.  75 

rielles  ?  C>ui  pomra  dire  raisoimablemeiU  ,  et  soutenir  avec  une 
autorité  respectable  qu'on  fera  jamais  des  vases  plus  beaux  que 
les  vases  antiques ,  des  statues  plus  belles  (jue  celles  de  Phidias  , 
des  monuments  plus  beaux  que  ces  temples  qui  couronnent  les 
acropoles  de  la  Grèce  ?  Ce  sont  là  de  ces  incontestables  éviden- 
ces que  les  systèmes  peuvent  combattre,  mais  qui  ont  pour  elles 
le  cri  involontaire  de  Tenthousiasme.  Voici  la  conclusion  à  la- 
quelle elles  conduisent  inévitablement  :  les  lignes  de  l'art  grec, 
par  leur  beauté  simple  et  divine,  échappent  à  la  déchéance  qui 
a  atteint  successivement  toutes  les  formes  postérieures  de  l'art  j 
elles  sont  immortelles ,  comme  les  types  éternels  sur  lesquels 
notre  pensée  se  moule ,  et  dont  elles  sont,  dans  l'ordre  matériel, 
la  reproduction  la  plus  approximative  et  la  plus  parfaite  ;  elles 
ne  sont  pas  d'un  temps ,  mais  de  tous  les  temps  ;  elles  appar- 
tiennent à  l'humanité  tout  entière  plus  encore  qu'à  la  Grèce  qui 
l'en  a  dotée.  Elles  sont  donc  les  données  fondamentales  et  né- 
cessaires de  tout  art.  Mais  cela  veut-il  dire  qu'il  faille  se  res- 
treindre à  une  imitation  serviîe  et  extérieure  ?  Qui  pourrait  son- 
ger aujourd'hui  à  faire  la  théorie  de  l'esclavage  ? 

Les  Grecs  doivent  être  les  maîtres,  mais  non  pas  les  tyrans  de 
l'art;  eux-mêmes  ils  se  chargeront  d'apprendre,  à  qui  les  étu- 
diera consciencieusement,  qu'il  est  des  conditions  de  temps  et 
de  lieu  auxquelles  l'art  ne  peut  se  soustraire  ,  et  que,  selon  les 
circonstances,  ce  sera  encore  les  imiter  que  de  s'écarter  d'eux. 
Mais,  aussi  longtemps  que  la  pensée  humaine  aura  les  bornes 
qui  lui  ont  été  données  par  Dieu,  ils  seront  les  modèles  suprêmes 
de  la  beauté  extérieure. 

Que  faisaient  donc  les  artistes  de  la  Renaissance?  Ils  faisaient 
une  chose  sainte  en  relevant  les  débris  du  paganisme;  ils  re- 
vendiquaient les  traditions  générales  de  l'art  humain  et  les  ap- 
pliquaient ensuite,  selon  leur  goût,  avec  indépendance  et  diver- 
sité, aux  besoins  qu'ils  étaient  appelés  à  satisfaire.  Encore ,  res- 
treints aux  ruines  italiques ,  ne  purent-ils  remonter  qu'aux 
modèles  de  Tari  romain  ,  qui  n'était  lui-même  qu'un  pâle  dérivé 
de  l'art  grec.  Nous  sommes  plus  favoiisés  qu'ils  ne  le  furent; 
Mycène  ,  Corinthe  et  Athènes  nous  ont  laissé  admirer  leurs  mer- 
veilles ;  Pompéï  est  sorti  des  entrailles  de  la  terre  tout  exprès 
pour  nous  révéler  ce  que  les  ruines  qui  couvrent  sa  surface  ne 
nous  ajiprenaicnl  pa.^.  Nous  \oilà  donc   en  [;osseâsiun  de  la 


76  REVUE  DE  PARIS. 

source  même  de  l'art,  de  ses  moindres  secrets,  de  ses  plus  pures 
splendeurs.  Que  nous  manque-t-il  pour  donner  le  signal  d'une 
renaissance  plus  grande  encore  et  plus  vraie  que  celle  du 
xvie  siècle?  L'occasion  et  le  génie. 

En  vous  exposant  ces  idées,  je  fais  l'analyse  de  celles  de  M.  de 
Klenze.  Appelé  de  Cassel,  il  y  a  vingt  ans,  par  le  prince  qui 
règne  aujourd'hui  en  Bavière,  il  fut  le  premier  architecte  qui  mit 
le  pied  à  Munich  ;  et ,  dès  le  jour  où  il  y  entra  ,  il  se  proposa 
d'y  réaliser  ce  système.  Depuis  lors  il  en  a  vu  bien  d'autres  ap- 
paraître successivement  et  s'établir  à  côté  du  sien  ;  il  a  vu  le 
moyen  âge  italien  et  le  moyan  âge  allemand  lever  la  tête.  Il  ne 
s'est  point  ému  de  ces  protestations,  il  les  a  dominées  par  son 
intelUgence;  en  effet,  il  retrouvait  son  système  sous  celui  de  ses 
rivaux  ,  comme  je  vous  l'ai  fait  voir.  Qu'est-ce,  en  effet  que  le 
moyen  âge  italien  ?  C'est  la  réédificalion  des  matériaux  employés 
par  l'art  ancien.  Qu'est-ce  que  le  moyen  âge  allemand?  Ce  n'est 
qu'une  efflorescence  particulière  des  transformations  de  la  basi- 
lique antique.  Ses  rivaux  opéraient  donc  sur  des  formes  déri- 
vées ,  et  lui  sur  une  forme  simple.  Par  cela  même,  ils  étaient 
resserrés  dans  des  bornes  qu'ils  ne  pouvaient  étendre  sous  peine 
d'être  infidèles  à  leur  donnée,  tandis  qu'il  pouvait,  au  contraire, 
varier  à  l'infini  les  applications  de  ce  germe  qu'il  possédait,  et  le 
faire  même  servir ,  comme  il  l'a  montré  dans  la  résidence  et 
dans  la  chapelle  de  la  cour,  à  imiter  le  style  de  Florence  et  ce- 
lui de  Byzance  ;  car  toutes  les  formes  connues  et  toutes  les  for- 
mes possibles  seront  toujours  contenues  dans  ce  divin  embryon 
de  l'art  grec. 

Dans  le  premier  édifice  que  M.  de  Klenze  a  bâti  à  Munich,  il 
ne  s'est  pas  contenté  de  se  rattacher  aux  traditions  de  la  forme 
grecque,  il  l'a  reproduite  textuellement.  11  s'agissait,  il  est  vrai, 
d'élever  un  monument  à  la  sculpture ,  cet  art  grec  par  excel- 
lence; et  on  devait  y  placer  les  marbres  d'Égine,  l'un  des  tré- 
sors les  plus  précieux  de  cet  art  admirable.  Dans  cette  occasion, 
M.  de  Klenze  n'a  pu  résister  au  désir  de  fixer  d'une  manière 
éclatante  et  irrévocable  son  point  de  départ.  Ainsi  fut  fondée, 
en  1816,  cette  glyptothèque  dont  l'enveloppe  est  la  vivante 
image  des  chefs-d'œuvre  qu'elle  contient  ;  pour  mieux  se  rap- 
procher de  répoque  à  laquelle  ils  appartiennent ,  il  a  employé 
es  lignes  l'iimordiaîcs  de  l'art  grec;  son  édifice,  petit  et  carré, 


UE  DE  PARIS.  77 

porte  sur  sa  face  un  porli(iue  dont  les  douze  colonnes  ioniques 
soutiennent  un  fronton  dorien.  Le  jour  ne  pénètre  pas  à  travers 
les  murs  extérieurs  qui  sont  pourtant  isolés  ;  et,  une  fois  Tidée 
générale  du  monument  admise,  j'aime  à  voir  des  niches  là  où 
un  autre  aurait  ouvert  des  fenêtres  ;  ainsi  la  forme  antique  est 
conservée  dans  sa  pureté  ,  sans  compter  que  le  monument,  fermé 
de  toutes  parts,  semble  mettre  encore  plus  de  mystère  à  garder 
les  magnifiques  dépouilles  qui  lui  sont  confiées.  Les  salles  inté- 
rieures sont  éclairées  par  une  cour  carrée  autour  de  laquelle 
elles  tournent ,  et  qui  est  encore  une  imitation  des  atrium  de 
l'antiquité.  La  façade  est  entièrement  recouverte  de  marbre  blanc 
et  rouge,  de  manière  à  produire  l'effet  d'un  profil  grec  vu  par 
un  soleil  couchant.  De  grands  escaliers  conduisent  au  portique; 
et  une  porte  de  bronze  donne  l'entrée  du  seul  étage  dont  se  com- 
pose le  monument.  Les  jardins  qui  l'environnent  et  qui  l'isolent 
pour  toujours  achèvent  de  lui  donner  une  physionomie  antique. 
Quant  à  ce  qu'on  voit  dans  ce  sanctuaire  grec ,  ce  n'est  pas  au- 
jourd'hui que  je  pourrai  vous  le  dire. 

La  Pinacothèque  est  aussi  l'œuvre  de  M,  de  Klenze  ;  vous  sa- 
vez qu'elle  n'est  pas  éloignée  de  la  Glyplothèque.  Elle  s'élève 
pareillement  sur  un  sol  libre  ,  de  manière  à  ce  que  la  végétation 
lui  fasse  aussi  une  décoration  extérieure  ;  elle  forme  un  parallé- 
logramme fort  allongé,  terminé  par  deux  ailes  transversales. 
L'entrée  est  a  l'orient  ^sur  une  des  petites  faces.  La  grande  et 
véritable  façade  est  au  midi;  elle  se  compose  de  deux  grandes 
galeries  superposées  et  non  interrompues,  qui  révèlent  au  pre- 
mier coup  d'œil  la  destination  de  l'édifice.  La  différence  des 
deux  galeries  indique  bien  que  celle  du  premier  étage,  toute 
percée  de  pleins  cintres  séparés  par  des  colonnades,  est  la  prin- 
cipale, tandis  que  celle  durez-de-chaussée,  ornée  avec  moins  de 
luxe,  est  l'accessoire.  C'est ,  en  effet ,  au  premier  étage  que  se 
trouve  la  galerie  des  tableaux;  au  rez-de-chaussée,  on  a  classé 
seulement  les  appendices  ordinaires  des  arts  graphiques ,  une 
collection  de  vases  et  decoupesantiques,laplus  vasleet  la  plus  ri- 
che que  j'aie  vue ,  puis  les  collections  d'émaux,  de  cartons  et  de 
dessins.  Au-dessus  de  l'attique,  vingt-huit  statues  se  détachent 
dans  le  ciel;  ce  sont  des  portraits  de  peintres  qui  composent 
ainsi  une  histoire  complète  de  l'art  moderne  :  Louis  Schwantha- 
1er  en  a  modelé  la  plus  grande  partie. 

3  7 


78  REVUE  DE  PARIS. 

C'est  l'intérieur  clti  la  Pinacothèque  qu'il  faut  admirer.  Vou- 
lez-vous prendre  une  idée  de  la  distribution  de  ce  monument  ? 
La  description  de  ces  salles  est  la  meilleure  critique  qu'on  puisse 
faire  des  musées  dont  jouissent  les  plus  grandes  villes  de  l'Eu- 
rope. Le  premier  étage  de  la  Pinacothèque  est  partagé  ,  dans  le 
sens  de  sa  longueur,  en  trois  compi^rtiments  principaux,  celui 
du  milieu  double  des  deux  autres,  qui  sont  égaux.  Au  midi,  le 
long  de  la  façade  principale,  règne  une  galerie  qui  n'est  point 
destinée  à  recevoir  des  tableaux,  mais  à  servir,  en  quelque 
sorte,  de  préface  et  d'introduction  à  ceux  qui  sont  placés  dans 
les  autres  parties.  Chaque  fenêtre  de  cette  galerie  donne  nais- 
sance à  une  loge  dont  la  coupole  ,  les  lunettes  et  les  arcs  sont 
ornés  de  fresques  qui  représentent  l'histoire  d'un  peintre  célè- 
bre; l'école  allemande  et  l'école  italienne  se  partageront  ces 
stanze  destinées  à  faire  connaître  l'un  des  grands  artistes  dont 
les  œuvres  sont  contenues  dans  les  galeries  adjacentes.  La  sec- 
tion principale  ,  qui  occupe  le  milieu  du  plan,  est  elle-même 
divisée  en  plusieurs  salles,  dans  lesquelles  les  tableaux  sont 
rangés  par  école  et  par  ordre  de  date.  Rien  de  plus  charmant 
que  l'aspect  qu'elles  présentent;  la  lumière  qui  vient  par  le 
haut  est  si  bien  tamisée  qu'aucun  rayon  éclatant  ne  trouble  par 
ses  reflets  le  jour  harmonieux  et  calme  dont  on  y  jouit.  Des 
tentures  de  soie  fort  riches ,  encadrées  dans  des  baguettes  do- 
rées ,  sont  jetées  sur  les  murs  que  les  tableaux  couvrent  sans 
les  faire  disparaître;  elles  sont  aussi  de  diverses  couleurs,  de 
manière  à  ce  que  Tattention  soit  soutenue  et  rafraîchie  sans 
cesse,  dans  une  si  longue  suite  de  pièces ,  par  la  variété  de  léi 
décoration.  A  droite  de  cette  grande  galerie,  et  dans  toute  son 
étendue,  règne  une  galerie  plus  petite  ,  qui  est  le  pendant  de  la 
galerie  des  loges ,  dont  je  vous  ai  parlé.  Celle-ci  est  composée 
d'une  multitude  de  petits  cabinets ,  décorés  comme  les  salles , 
beaucoup  plus  bas  qu'elles,  éclairés  de  face  ,  mais  avec  tous  les 
ménagements  nécessaires.  Vous  comprenez  leur  destination. 
K'avez-vous  pas  été  choqués  de  voir  au  musée  de  Paris  les  peti- 
tes toiles  de  Ruysdaël  et  de  Rembrandt  écrasées  sous  les  pages 
gigantesques  de  Rubens?  Et  ne  vous  souvient-il  pas  que,  dans 
la  galerie  italienne ,  nous  avons  cherché  tout  un  jour  un  ravis- 
sant paysage  de  Giorgione  ,  qui  était  perdu  au-dessus  des  grands 
cadres  de  l'Espagnolei?  Ici  on  n'a  pas  à  craindre  ces  contrastes 


REVUE  DE  PARIS.  '9 

(,ul  blessent  le  goût  et  déroutent  raltcntion.  Les  tableaux  de 
,te  d  mens  on  oceupent  les  salles  qui  sont  vastes  et  qu.  rem- 
Ï^   sennoute  l'élévation  du  premier  étage;  dans  les  petits  cab,- 
s  sont  les  pages  dont  les  fines  ^''^"^'^^^^^'^^ 
rate  veulent  être  considérées  de  près  et  séparément.  Lordie 
établi  dans  les  salles  se  trouve  aussi  dans  les  cahmets  qu.  en 
sont  •aimendice  ;  et  les  issues  ont  été  distribuées  de  manière  a 
ce  qu'oi 'puisse  errer  en  tout  sens  à^  travers  toutes  ees  p.eees  où 
Ton  est  s   admirahlemeni  prédisposé  aux  sensations  exquises  de 
Part  Les  portes  qui  font  communiquer  les  salles  entre  e  les  sont 
ni    ées  dans  le  eentre  de  leur  axe;  les  cabinets  sont  perces 
d'une  suite  d.  portes  analogues;  mais  ,  indépendamment  de  ces 
ouverlùr  s  qui  se  présentent  ainsi  en  face  du  spectateur  d'un 
bou      l'autre  du  bâtiment ,  chaque  salle  en  a  de  latérales  qui 
c"  uisent  à  droite  et  à  gauche,  dans  les  '-'Gf;;'.^f"'  ^^.^^^^ 
nets.  Tout  cela  est  si  varié ,  si  orné ,  si  confortable ,  qu  on  ne 
voudrait  iamais  en  sortir. 

ces  monuments  et  ceux  dont  je  vous  ai  parlé  precedemmen  , 
la  chapelle  de  la  cour  et  les  deux  nouvelles  conslruclions  de  la 
rés  denc   ,   suffiraient ,  sans  doute  ,  à  la  réputation  d'un  autr 
artiste  M;is  ce  n'est  pas  dans  ees  travaux  si  remarquables  que 
M.  de  Kienze  a  mis  le  principal  espoir  de  son  nom  ;  c  es  dans  e 
WaU  alla  qu'il  a  pu  dcpioyer  avec  plus  de  liberté  la  richesse  de 
ses  idées,  vous  le  savez  ,  le  Wallialla  est  le  paradis  "es  Scandr- 
naves-  le  roi  Louis  a  donné  ce  nom  à  une  sorte  de  temple,  qu  il 
a  voulu  élever  à  toutes  les  gloires  de  la  pairie  germanique 
Ainsi  cette  pauvre  Allemagne  ,  partagée  en  mille  P'^f  '  P"  .^ 
féodalité  dont  elle  a  été  'e  berceau  et  dont  elle  est  la  d    nie  e 
victime    trouvera  du  moins  dans  un  panthéon  l'unite  que  1  en- 
thousiasme de  quelques-uns  de  ses  enfants  a  rêvée  P°»^  '■l'^- 
C'est  auprès  de  Ralisbonne,  sur  le  faite  d'une  coilm. ,  qtie 
s'élève  cette  acropole  des  morts.  Le  Danube,  qu.  coule  a  se. 
nieds  '  marque  l'axe  de  l'Allemagne  méi-idiouaie  que  le  teinp.e 
Somln'era.  De  vastes  constructions  couvriront  la»"-e;   roi 
Ripanlesques  lerrassemenls  en  marbre  conGUiront  de  la  rive  mi 
fleuve  national  aux  portes  du  temple  de  la  nation.  Ln  pens    te 
de  marbre  décore  la  face  du  ^Valhalla  ;  l'intérieur  e     fo  ine 
d'une  seule  salle,  coui-ée  en  t.ois  eomparl.mei.ls  P"  •'f"^^^^^^^^^ 
les  saillies  que  les  colon.cd.s  latér.ales  font  dans  son  étendue. 


SO  REVUE  DE  PARIS. 

Mais  au-dessus  de  Tentablement  des  colonnes ,  s'élève  un  second 
entablement,  qui  est  soutenu  par  des  Walkiries,  les  Amazones 
du  ciel  d'Odin;  ce  double  étage  de  décoration  donne  à  toute  la 
salle  une  magnificence  incomparable.  L'étage  inférieur  sera 
orné  des  bustes  des  grands  hommes  que  l'Allemagne  a  produits; 
rétage  supérieur  sera  enrichi  d'une  frise  sculpturale  qui  repré- 
sentera l'histoire  primitive  des  Germains,  depuis  leur  migration 
du  pied  du  Caucase  jusqu'à  l'établissement  du  christianisme,  el 
qui,  par  une  relation  bien  établie,  tracera  eu  même  temps  sur 
les  quatre  faces  de  la  salle  le  souvenir  des  guerres ,  de  la  politi- 
que, de  la  poésie  et  de  la  religion  des  ancêtres.  Cette  frise  a  été 
composée  par  un  artiste  inconnu  ,  M.  Wagner ,  homme  de 
soixante  ans,  quia  donné,  pour  ainsi  dire,  une  révélation 
subite  de  son  talent.  Vous  pouvez  juger  par  ce  seul  fait  de  l'en- 
thousiasme que  l'érection  du  \S'alhalla  excite  dans  les  âmes  des 
vieux  Germains  !  Les  Walkiries  auront  leurs  pieds  sur  cette 
frise;  leur  tête  soutiendra  le  plafond  qui,  ainsi  que  les  portes, 
sera  de  bronze  doré.  Tout  le  reste  de  la  décoration  est  en  mar- 
bre. Dans  une  salle  particulière,  ménagée  au  fond  de  ce  temple, 
seront  déposés  tous  les  ouvrages  des  hommes  admis  au  Wal- 
halla,  ou  les  noms  de  leurs  travaux,  lorsque  les  monuments  de 
leur  gloire  ne  pourront  y  être  transportés;  ce  seront  les  archi- 
ves de  ce  Panthéon. 

Je  n'ai  point  encore  été  visiter  le  \S'alhalla  qui  ne  sera  pas 
achevé  avant  plusieurs  années  ;  mais  j'en  ai  vu  le  dessin  qui  m'a 
donné  une  haute  idée  de  la  richesse  de  la  décoration  intérieure. 
Vous  vous  figurez  quel  effet  produira  son  profil  grec  que,  de 
tous  les  points  d'une  plaine  immense  ,  on  verra  se  détacher  dans 
le  ciel  sur  la  crête  d'une  colline  magique.  L'architecture  hu- 
maine emprunte  à  celle  de  la  nature  une  beauté  ineffable,  lors- 
qu'elle se  greffe  sur  elle  ,  et  que,  dans  un  monument  complet, 
elle  condense  et  transfigure  les  formes  ébauchées  que  l'autre  lui 
a  fournies.  Les  Grecs  avaient  le  sentiment  le  plus  exquis  de  ce 
mélange  des  lignes  de  l'art  avec  celles  de  la  terre.  Ils  ont  bâti 
leurs  plus  beaux  temples  sur  des  collines;  les  cathédrales  du 
moyen  âge  s'élèvent  toutes ,  au  contraire  ,  du  milieu  des  plaines. 
Cette  différence  est  à  remarquer.  C'est  peut-être  une  des  raisons 
pour  lesquelles  les  premiers  sont  l'idéal  le  plus  élevé  de  toutes 
les  formes  terrestres.  tnndi>  que  les  secondes  en  sont  l'assem- 


REVUE  DE  PARIS.  81 

blage  et  l'image  plus  prochaine;  les  uns  sont  le  couronnement 
du  monde  qu'ils  tiennent  à  leurs  pieds  ;  les  autres  en  sont  l'a- 
brégé et  renferment  dans  leurs  flancs. 

Indépendamment  du  panthéon  allemand,  le  roi  Louis  veut 
faire  élever  un  panthéon  bavarois;  il  en  a  choisi  l'emplacement 
à  Theresienwiese,  sur  une  pelite  hauteur  voisine  de  Munich 
dans  la  direction  du  village  de  Sendling;  et  c'est  aussi  M.  de 
Klenze  qu'il  a  chargé  de  dresser  le  plan  de  celte  construction. 
J'ai  entendu  des  hommes  sages  s'étonner  qu'on  songe  à  bâtir 
un  second  temple  pour  les  morts  dans  un  pays  oîi  les  vivants  ne 
jouissent  pas  encore  d'une  halle  au  blé.  Je  ne  vous  transmets 
pas  toutes  les  réflexions  que  ces  paroles  m'ont  fait  naître.  Nous 
autres  étrangers ,  il  nous  plaît  de  trouver  au  milieu  des  plaines 
de  la  Bavière  une  ville  où  l'on  a  refait  toute  l'histoire  de  l'art. 
Mais  représentez-vous  la  gêne  d'un  peuple  de  cinq  à  six  millions 
d'âmes,  qui  est  obligé  de  payer  tant  de  dépenses;  il  est  vrai  que 
le  roi  jouit  en  propre  ,  outre  sa  liste  civile  ,  du  fief  de  la  poste 
et  de  celui  de  la  loterie.  Cependant,  si  vous  appreniez  un  jour 
que  les  députés  bavarois  ont  refusé  de  voter  le  budget ,  n'en 
soyez  point  trop  étonnés.  Les  arts  y  perdraient  sans  doute;  mais 
il  serait  possible  néanmoins  que  la  nation  s'en  réjouît. 

Je  n'ai  pu,  dans  celte  analyse  rapide,  vous  donner  qu'une 
idée  bien  incomplète  des  travaux  de  M.  de  Klenze.  Cet  artiste 
est  l'un  des  plus  remarquables  qui  soient  aujourd'hui  en  Europe; 
il  manie  le  pinceau  avec  beaucoup  de  talent;  et  ce  goût  qu'il  a 
pour  la  peinture  à  laquelle  il  consacre  les  courts  loisirs  d'une 
vie  pleine  d'affaires ,  explique  la  prédilection  qu'il  a  pour  la 
couleur,  comme  ornement  architectural.  Les  Grecs  avaient 
donné  l'exemple  de  la  coloration  appliquée  à  l'architecture  ;  le 
moyen  âge  les  avait  imités  en  cela.  L'art  allemand  est  trop  éru- 
dit  pour  avoir  négligé  cette  tradition  ;  M.  de  Klenze  en  a  fait  des 
essais  dans  la  plupart  des  constructions  qu'il  a  élevées ,  et  il 
reproche  aux  architectes  français  de  redouter  cet  embellisse- 
ment que  le  goût  épuré  des  Grecs  n'avait  point  repoussé.  Il 
abonde  ainsi  en  théories  ingénieuses  et  savantes  ,  qui  s'appuient 
toujours  sur  des  monuments  authentiques  et  curieux.  Il  n'y  a 
probablement  pas  d'homme  aujourd'hui  qui  possède,  comme 
lui,  l'histoire  de  l'art,  et  qui  lut  mieux  en  état  de  l'écrire.  11  a 
voyagé  en  Grèce,  et  il  dit  qu'il  en  a  plus  appris  dans  ce  pays 


^  REVUE  DE  PARIS. 

que  dans  tous  les  livres  qu'il  avait  feuilletés  avec  tant  de  persé- 
vérance. Son  rêve,  ce  serait  de  construire  un  palais  grec  ù 
Athènes,  pour  le  roi  que  la  Bavière  y  a  envoyé;  au  reste  ,  cet 
Athénien  a  une  des  plus  belles  constitutions  germaniques  que 
j'aie  vues  ;  et  on  lit  sur  sa  tigure  cette  sévérité  de  la  pensée  et 
celte  noble  candeur  de  l'âme  qui  sont  les  marques  distinctives 
du  caractère  allemand. 

Son  idée  de  considérer  rarchilecture  grecque  comme  un 
motif  fondamental  dont  le  xvie  siècle  nous  a  remis  en  posses- 
sion, et  que  nous  devons  transformer  en  le  développant,  est 
Topinion  la  plus  raisonnable  qu'on  ait  émise  jusqu'à  nos  jours  ; 
elle  donne  une  explication  convenable  de  la  Renaissance  qui  est 
un  des  mouvements  les  plus  extraordinaires  et  les  plus  violents 
de  l'esprit  humain  ,  et  que  tous  les  autres  partis  sont  forcés  de 
condamner  absolument.  Cette  théorie  dégagée  des  imitations 
formelles ,  dont  M.  de  Klenze  s'est  peut-être  quelquefois  trop 
préoccupé,  peut  satisfaire  les  besoins  et  les  goûts  de  l'Europe, 
qui  ne  saurait  retrancher  de  sa  vie  ni  les  trois  derniers  siècles, 
ni  ceux  qui  ont  précédé  l'art  chrétien  ;  à  Munich  ,  elle  seule  peut 
tirer  l'art  des  pérégrinations  historiques  où  il  s'est  plongé  sans 
réserve  ,  et  le  pousser  en  avant. 

H.  FORTOUL. 


LE 


VOYAGE  D'UAE  REINE. 


Par  une  froide  et  pluvieuse  joiiruée  du  mois  d'avril  1791 ,  une 
chaise  de  poste  ,  attelée  de  quatre  chevaux  ,  courait  sur  la  roule 
de  Lons-le-Saulnier  à  Besançon.  Deux  femmes  étaient  dans 
cette  voiture  :  l'une,  grande,  belle  ,  d'une  tournure  élégante, 
d'un  visage  plein  de  noblesse,  occupait  seule  le  fond;  et  sur  le 
devant,  était  assise  une  jeune  personne,  dont  la  toilette  et  le 
ton  annonçaient  une  femme  de  chambre  ou  une  demoiselle  de 
compagnie. 

—  Quelle  heure  est-il?  demanda  la  maîtresse  à  la  suivante. 

—  Quatre  heures. 

—  Nous  n'arriverons  jamais  !  Ces  postillons  sont  d'une 
lenteur  ! 

—  La  route  est  affreuse. 

—  Maudit  retard  !  J'étais  sûre  que  mes  nerfs  me  joueraient 
quelque  mauvais  tour  !  Retenue  trois  jours  à  Lons-le-Saulnier, 
malade  et  hors  d'état  de  continuer  ma  route ,  moi  qui  suis  si 
pressée  et  qui  ai  de  si  graves  motifs  pour  me  hâter!  Et  pour 
comble  de  malheur,  être  si  mal  menée.  Je  crois  vraiment  qu'à 
chaque  relais  on  nous  choisit  exprès  les  plus  détestables 
chevaux. 

—  Mais,  madame,  nous  allons  au  galop  ,  par  malheur  !  car 
à  chaque  instant  ce  sont  de  rudes  cahots  que  votre  inquiétude 
et  votre  impatience  vous  empêchent  peut-être  de  sentir.  Ce 
pays-ci  doit  être  renommé  pour  ses  ornières;  et  avec  cela  ,  le 


84  REVUE  [)E  PARIS. 

temps  est  fâcheux;  il  pleut  à  verse.  Je  suis  bien  sûre  que  ce 
jeune  homme  qui  nous  suit  trouve  encore  que  nous  allons  trop 
vite. 

—  Comment  !  ce  jeune  homme  est  toujours  là? 

—  Oui,  madame,  à  une  très-petite  dislance  de  la  berline , 
et  ne  perdant  pas  un  pouce  de  terrain.  C'est  un  fort  bon  ca- 
valier ! 

—  II  faut  que  ce  garçon  soit  bien  désœuvré,  pour  faire  ainsi 
une  promenade  de  sept  ou  huit  lieues  avec  cet  abominable 
temps. 

—  Dites  plutôt,  madame,  qu'il  est  bien  amoureux. 

—  Il  est  fou.  Se  mettre  ainsi  à  la  poursuite  d'une  femme  qu'il 
n'a  fait  qu'entrevoir,  à  laquelle  il  n'a  jamais  parlé  ! 

—  Cela  prouve  que  nous  avons  en  province  quelques  bons 
restes  de  l'ancienne  chevalerie  :  des  têtes  romanesques ,  des 
jeunes  gens  aventureux.  Je  voudrais  bien  voir  nos  galants  sei- 
gneurs de  Versailles  et  de  Paris  galoper  de  la  sorte,  par  une 
pluie  battante  et  sur  un  chemin  à  se  rompre  le  cou.  Ma  foi ,  leur 
passion  ne  se  donne  pas  tant  d'exercice  !  Ils  sont  experts  à  dé- 
biter des  fadeurs,  et  à  conduire  à  l'aise  une  intrigue  habilement 
ourdie  ;  mais  assurément  ils  ne  feraient  pas  ce  que  fait  cet  hon- 
nête provincial. 

—  Et  ils  auraient  bien  raison;  car  à  ce  jeu  notre  beau  cava- 
lier ne  peut  gagner  qu'une  courbature  ou  une  fluxion  de  poi- 
trine. 

—  Pauvre  garçon  ! 

^ —  Vous  le  plaignez ,  Suzanne  !  vous  aurait-il  mise  dans  ses 
intérêts  ? 

—  Vous  me  connaissez  trop  bien,  madame  ,  pour  concevoir 
un  pareil  soupçon.  Le  chevalier... 

—  Ah  !  c'est  un  chevalier? 

—  Ne  vous  l'ai-je  pas  dit?  Et  d'ailleurs,  avant  de  déchirer 
les  lettres  qu'il  a  osé  vous  écrire,  vous  les  avez  lues,  et  elles 
étaient  signées.  Il  se  nomme  Des  Maillettes ,  et  il  tient  à  ce  qu'il 
y  a  de  mieux  dans  la  province. 

—  Peste  !  voilà  une  conquête  qui  n'est  pas  médiocrement 
flatteuse  ! 

—  Il  vous  a  vue  entrer  dans  l'auberge  de  Lons-le-Saulnier;  il 
était  toujours  là  quand  vous  mettiez  la  tète  à  la  fenêtre,  et  le 


REVUE  DE  PARIS.  85 

premier  regard  Ta  rendu  amoureux.  Que  voulez-vous,  madame  ! 
il  existe  encore  de  ces  cœurs  prompts  à  s'enflammer,  et  vous  ne 
devez  être  ni  offensée  ni  surprise  d'avoir  inspiré  une  passion 
subite. 

—  Mais,  du  moins ,  tu  as  été  discrète?  Tu  ne  lui  as  pas  dit 
qui  je  suis?  Tu  sais  que  j'ai  de  bonnes  raisons  pour  gardei*  le 
plus  strict  incognito  dans  ce  voyage.  C'est  pour  cela  que  je  n'ai 
voulu  être  accompagnée ,  ni  du  duc  de  L.,  ni  du  marquis  de  C, 
ni  d'aucun  de  mes  fidèles  serviteurs. 

—  Rassurez-vous;  il  n'en  sait  pas  plus  que  les  autres,  et  ce 
n'est  pas  sa  faute  ,  car  il  ne  m'a  guère  épargné  les  questions.  Je 
lui  ai  répondu  simplement ,  comme  à  tout  le  monde,  que  vous 
vous  appelez  M™e  de  Pryné  et  que  vous  voyagez  pour  votre 
agrément.  Mais  cela  ne  lui  suffisait  pas,  et  il  a  poussé  la  curio- 
sité jusqu'à  faire  sonner  une  bourse  pleine  d'or,  espérant  que 
cette  musique  me  rendrait  plus  communicative.  Quand  il  a  vu 
que  ses  offres  blessaient  ma  délicatesse  et  que  ma  discrétion 
était  intraitable,  il  s'est  rejeté  sur  les  conjectures.  Sans  doute, 
a-t-il  dit,  c'est  une  grande  dame  que  les  malheurs  des  temps  et 
les  troubles  qui  agitent  la  France  forcent  à  se  cacher  et  à  fuir; 
mais  je  la  suivrai  jusqu'au  bout  du  monde  ! 

—  Vous  verrez  que  cet  écervelé  finira  par  me  compromettre! 
On  s'arrêta  pour  changer  de  chevaux ,  et  après  un  moment 

de  silence  Suzanne  reprit  la  conversation  : 

—  Voilà,  dit-elle,  ce  pauvre  chevalier  qui  rôde  autour  du 
carrosse,  et  qui  se  mouille  avec  une  insouciance  bien  tou- 
chante ! 

—  Il  pleut  donc  toujours?  répondit  M^e  de  Pryné. 

Puis  elle  ôla  son  gant ,  et  d'une  main  admirablement  blan- 
che ,  faite  à  ravir  et  chargée  de  diamants ,  elle  arrangea  les 
boucles  de  ses  blonds  cheveux,  rajusta  la  dentelle  de  son  bon- 
net ,  et ,  malgré  la  pluie  ,  pencha  un  peu  la  tête  hors  de  la  voi- 
ture ;  tant  il  est  vrai  que  le  zèle  ,  le  dévouement  et  rupiniâtrelé 
finissent  toujours  par  avoir  leur  récompense. 

—  Où  sommes-nous?  demanda  la  belle  voyageuse  au  pos- 
lUlon. 

—  A  Vaux. 

—  EL  le  prochain  relais  ? 

—  .longue. 


86  REVUE  DE  PAIUS. 

—  Est-ce  un  bon  endroit? 

—  Certes  !  une  ville  de  sept  mille  Ames ,  et  rauberj^e  du  Lion 
d'argent,  où  l'on  est  comme  dans  un  palais. 

—  Fort  bien. 

Dans  ce  petit  dialogue ,  la  parile  avait  été  pour  le  postillon  et 
le  regard  pour  le  chevalier .  car  M™'^  de  Pryné  n'était  pas  une 
femme  impitoyable.  Après  avoir  accompli  cet  acte  de  charité, 
elle  releva  la  glace  de  la  portière. 

—  Madame  veut  donc  p^îsser  la  îuiit  à  Jougne,  dit  Suzanne. 

—  Du  tout:  nous  continuerons  notre  voya;je  cette  nuit,  "^'ous 
savez  que  je  dois  être  rendue  diinain  malin  à  Besançon.  Nous 
nous  arrêterons  seulement  })Our  souper  au  Lion  d'argent ,  où 
Ton  est  comme  dans  un  palais  .  et  puis  nous  nous  remettrons  en 
route.  Ma  foi!  tant  pis  pour  le  chevalier  ! 

A  peine  les  deux  voyageuses  étaient-elles  installées  à  table 
dans  cette  fameuse  aubeige  du  Lioji  d'argent .  qu'un  fonc- 
tionnaire, ceint  de  Técharpe  tricolore ,  entra  dans  la  salle  à 
manger,  fixa  sur  M^^  de  Pryné  wn  regard  attentif,  et  sembla 
comparer  les  traits  de  la  belle  voyageuse  avec  un  signalement 
écrit  sur  une  feuille  de  papier  (ju'il  tenait  à  la  main.  Après  cet 
examen,  qui  paraissait  le  préoccuper  vivement,  le  fonction- 
naire, qui  n'était  rien  moins  que  le  maire  de  Jougne,  enjoignit 
aux  voyageuses  de  lui  montrer  leur  passe-port. 

M"^e  (]e  Pryné  parut  embarrassée. 

—  Kepourriez-vous  pas,  monsieur,  dit-elle,  nous  épargner 
cette  formalité  ?  Tous  nos  papiers  sont  enfermées  dans  une  de  nos 
malles. 

—  J'.'u  suis  fâché ,  répondit  sèchement  le  municipal ,  mais 
personne  ne  peut  être  exempté  de  se  soumettre  à  une  formalité 
très-importante  dans  le  temps  et  dans  le  pays  où  nous  sommes. 
On  défera  vos  malles. 

Et  malgré  les  instances  et  la  mauvaise  humeur  des  deux  da- 
mes .  les  malles  furent  détachées  delà  voilure  et  apportées  dans 
la  grande  salle  du  Lion  d'argent.  On  ouvrit  d'abord  la  plus 
grande,  et  quel  ne  fut  pas  réionnemcnt  du  maire  de  Jougne, 
en  trouvant  sous  sa  main  un  sac  passablement  volumineux  , 
plein  de  pièces  d  or. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  s'écria  l'autorité  stupéfaite. 

—  Mais  ,  monsieur,  répondit  Yi^'^  de  Pryné  en  souriant,  vous 


ntVLE  DE  IWRIS.  .  87 

le  voyez  bien  :  ce  sont  des  louis  et  des  doubles  louis.  N'esl-il 
plus  permis  d'en  porter  en  voyage  ? 

—  C'est  selon.  La  somme  me  paraît  un  peu  forte. 

—  Bah!  Une  trentaine  de  mille  livres  ,  tout  au  plus. 

—  Trente  mille  livres  !  Cela  sent  furieusement  l'émigration  ! 

—  Vraiment?  Vous  avez  le  nez  fin  ,  monsieur  le  municipal  ! 
--  Oh  !  vous  avez  beau  ;ifiFecter  l'insouciance  et  parler  sans 

façon  ,  je  ne  suis  pas  de  ceux  que  Ton  trompe  aisément. 

—  En  effet,  je  vois  qu'il  n'est  pas  besoin  de  s'en  mêler,  et 
que  vous  vous  en  acquittez  fort  bien  de  vous-même. 

—  Trêve  de  raillerie,  s'il  vous  plaît,  madame;  je  dois  faire 
respecter  le  caractère  et  les  insignes  dont  je  suis  revêtu. 

—  Je  vous  prie  de  croire  que  je  respecte  tout  cela  très-pro- 
fondément. 

—  Fort  bien  ;  mais  avec  votre  permission ,  je  vais  continuer  à 
visiter  cette  malle. 

—  A  votre  aise  ,  citoyen  inquisiteur  ! 

Le  maire  de  Jougne  allait  répliquer,  lorsqu'en  soulevant  une 
couche  de  linge ,  il  vit  briller  de  riches  broderies  ,  et  il  tira  de 
la  malle  deux  robes  couvertes  de  dorures,  et  un  manteau  de 
velours  fourré  d'hermine  et  orné  d'une  agrafe  en  diamants. 

—  Voilà,  dit-il,  des  ajustements  qui  habillent  à  merveille 
mes  soupçons. 

—  Et  me  ferez-vous  du  moins  le  plaisir  de  m'apprendre  ce  que 
vous  soupçonnez  ? 

—  Convenez  d'abord  que  le  nom  de  Pryné,  que  vous  avez 
fait  inscrire  sur  le  livre  de  l'auberge,  est  un  nom  d'emprunt? 

—  Je  l'avoue. 

—  Cela  me  suffit,  et  je  n'ai  pas  besoin  que  vous  m'en  disiez 
davantage. 

—  Où  est  le  mal  à  voyager  sous  un  nom  supposé ,  lorsque 
l'incognito  ne  cache  aucun  coupable  projet? 

—  C'est  ce  qu'il  faudra  voir. 

—  Terminons  cetle  scène,  monsieur,  je  vais  vous  montrer 
mon  passe-port. 

—  Ah  !  ce  n'est  pas  la  peine.  Votre  passe-port  ne  signifie  plus 
rien  pour  moi ,  et  je  vous  dispense  de  me  le  montrer.  Il  vous  a 

sans  doute  été  facile  de  vous  procurer  de  faux  papiers Mais, 

tenez ,  voici  de  quoi  confondre  toute  dissimulation ,  et  détruire 


58  REVUE  DE  PARIS. 

le  mystère  dont  vous  essayez  encore  de  'vous  environner. 
Et  le  municipal ,  qui  tout  en  parlant  n'avait  pas  cessé  de  fouil- 
ler le  bagage  des  voyageuses ,  leva  triomphalement  ses  deux 
bras  en  Tair.  Il  tenait  d'une  main  une  couronne  et  de  l'autre  un 
sceptre  d'or. 

—  Plus  de  doute  maintenant!  Je  sais  qui  vous  êtes. 

—  Dites-le  moi  donc  ? 

—  Vous  êtes  Marie-Antoinette  d'Autriche. 

—  La  reine  ! 

—  Oui ,  madame  ;  et  vous  vouliez  émigrer  en  Suisse  ;  mais  je 
vous  attendais. 

—  En  vérité?  Vous  saviez  que  la  reine  Marie-Antoinette  de- 
vait fuir  et  passer  par  ici? 

—  Certainement.  On  soupçonnait  votre  dessein  à  Paris;  on 
m'avait  fait  parvenir  de  bons  avis,  et  vous  voyez  que  ma  sur- 
veillance ne  s'est  pas  trouvée  en  défaut.  Ah  !  vous  pensiez  peut- 
être  nous  échapper  facilement?  Mais  je  faisais  bonne  garde ,  et 
j'accomplirai  mon  devoir  jusqu'au  bout.  Au  nom  de  la  loi ,  ma- 
dame ,  je  vous  arrête  ! 

—  Sans  autres  preuves  ? 

—  Celles  que  j'ai  ne  sont-elles  pas  complètes  ? 

—  Et  si  je  vous  réitérais  la  prière  d'examiner  mon  passe- 
port? 

—  Laissez  donc  !  Un  passe-port  d'emprunt  comme  le  nom  de 
Pryné. 

—  Ainsi ,  rien  ne  saurait  ébranler  votre  certitude. 

—  Absolument  rien. 

—  En  ce  cas ,  monsieur,  je  n'ai  plus  qu'à  me  soumettre. 

Suzanne  avait  plus  d'une  fois  tenté  de  se  mêler  à  la  conversa- 
tion; mais,  d'un  geste  impérieux,  sa  maîtresse  lui  avait  com- 
mandé le  silence. 

La  reine  et  sa  suivante  furent  logées  dans  le  plus  bel  appar- 
tement du  Lion  d'argent ,  avec  deux  sentinelles  à  leur  porte.  On 
battit  le  rappel ,  on  convoqua  tous  les  personnages  influents  de 
l'endroit,  la  garde  nationale  prit  les  armes  ,  et  les  autorités  lo- 
cales s'établirent  en  permanence  dans  la  grande  salle  de  l'au- 
berge. Dès  que  les  notabilités  de  Jougne  furent  réunies,  on  dé- 
libéra sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  dans  une  circonstance  politique 
aussi  grave.  Un  fougueux  démagogue ,  le  chef  du  parti  des 


REVUE  DE  PARIS.  80 

exagérés ,  prit  le  premier  la  parole,  et  s'exprima  en  ces  termes  : 

«  Citoye:vs, 

»  Nous  venons  de  faire  une  superbe  capture;  mais,  comme 
le  disait  un  fameux  général  de  Tanliquité,  ce  n'est  pas  tout  de 
vaincre,  il  faut  encore  savoir  profiter  de  la  victoire.  Dans  peu 
de  jours,  les  regards  de  la  France  entière  seront  fixés  sur  nous, 
car  désormais  Jougne  est  rangée  au  nombre  des  cités  illustres 
dont  le  nom  appartient  à  Ihlstoire.  Élevons-nous  donc  à  la  hau- 
teur de  notre  nouvelle  position,  et  sachons  mériter  les  applau- 
dissements de  la  nation  qui  nous  contemplera  bientôt.  Que  la 
sagesse  de  Caton  et  le  patriotisme  de  Brutus  nous  inspirent ,  et 
que  notre  décision  soit  jugée  digne  d'être  mise  en  parallèle  avec 
les  sublimes  sentences  de  l'aréopage  grec  et  du  sénat  romain  !... 
Voici  ce  que  je  propose  :  Les  patriotes  de  Jougne  se  formeront 
en  bataillon  sacré  ;  nous  placerons  Marie-Antoinette  d'Autriche 
au  milieu  des  rangs  ,  et  nous  la  conduirons  à  la  barre  de  l'as- 
semblée nationale.  Chacun  de  nous  portera  un  des  insignes  de 
cette  royauté  que  nous  avons  arrêtée  dans  sa  fuite  ;  ce  sceptre  , 
cette  couronne,  ce  manteau  royal  et  tous  ces  oripeaux  dorés, 
qui  blessent  nos  regards  républicains.  Nous  déposerons  ces  dé- 
pouilles opimes  sur  l'autel  de  la  patrie,  et  nous  reviendrons 
glorieusement  dans  nos  foyers,  après  avoir  reçu  les  félicita- 
tions de  nos  frères  et  les  remercîments  de  la  liberté.  De  plus,  afin 
qu'il  n'en  coûte  rien  à  la  nation,  je  demande  que  les  trente 
mille  livres  saisies  sur  la  fugitive,  soient  employées  aux  frais 
de  notre  voyage.  » 

Cediscours  produisit  une  vive  sensation,  mais  les  modérés,  qui 
gâtent  toujours  les  plus  beaux  élans  ,  firent  prévaloir  un  autre 
avis.  On  décida  séance  tenante,  à  la  majorité  des  voix,  qu'il 
fallait  attendre  les  ordres  de  l'assemblée  nationale. 

Sur  ces  entrefaites,  le  chevalier  Des  Maillettes  ,  que  deux  ou 
trois  chutes  avaient  retardé  ,  entra  mouillé,  crotté,  défait  et 
moulu  à  l'auberge  du  Lion  d'argent.  Son  premier  mot  fut  pour 
demander  si  l'on  n'avait  pas  vu  passer  deux  dames  dans  une 
berline  jaune.  A  celte  question,  l'aubergiste  le  saisit  au  collet 
et  le  conduisit  devant  le  comité  ;  le  président  procéda  immédiate- 
ment à  son  interrogatoire  : 

—  Qui  es-tu  ?  Quel  est  ton  nom  ? 

3  8 


UU  RtVUli  Dt  PARIS. 

—  Isidore  des  Maillettes. 

—  En  quelle  qualKé  es-lu  allaché  aux  personnes  que  tu  as 
demandées  en  entrant  ici? 

—  Je  ne  les  connais  pas. 

—  Tu  ne  les  connais  pas ,  et  tu  cours  après  elles  à  franc- 
élrier  ?  Tu  ne  les  connais  pas  et  tu  les  cherches?  Mauvaise  dé- 
faite qui  équivaut  à  des  aveux  positifs. 

—  Je  ne  comprends  pas  ce  que  vous  voulez  dire. 

—  Sans  doute,  s'écria  le  chef  des  jacobins  de  Jougne,  cet 
homme  cache  son  véritable  nom  et  sa  condition.  Ce  doit  être 
({uelque  grand  seigneur  de  Versailles  ,  le  prince  de  Laraballe ,  un 
Polignac,  qui  sait!  peut-être  même  le  comte  d'Artois,  traîtreu- 
sement rentré  en  France.  Fouillez-le  ! 

On  trouva  sur  le  chevalier  quatre  louis ,  une  montre  et  une 
lettre  d'amour,  pliée,  cachetée  et  sans  adresse.  Cette  lettre  fut 
l'objet  d'un  protond  examen;  on  chercha  le  sens  politique  et 
mystérieux  des  phrases  galantes  qu'elle  contenait,  mais  ce  fut 
une  peine  perdue  ,  car  le  gouvernement  de  Jougne  n'entendait 
rien  à  la  science  des  interprétations. 

—  Nous  enverrons,  dit  le  président,  ce  billet  à  l'assemblée 
nationale,  qui  probablement  sera  plus  heureuse  que  nous,  et 
saura  trouver  la  clef  de  ces  tendres  hiéroglyphes.  Car  le  soi- 
disant  Des  Maillettes  ne  peut  nier  que  ce  ne  soit  une  missive 
dont  il  est  chargé  pour  la  reine. 

—  Quelle  reine? 

—  Inutile  de  feindre  :  nous  venons  d'arrêter  ici  même  Marie- 
Antoinette  d'Autriche. 

—  Arrêtée?...  Ici!...  la  reine  Marie-Antoinette?... 

—  Oui.  Aussi ,  vous  le  voyez ,  la  dissimulation  est  hors  de 
propos,  et  ce  que  vous  avez  de  mieux  à  faire  dans  votre  propre 
intérêt,  c'est  de  ne  rien  nous  déguiser.  Qu'avez-vous  à  nous 
dire  sur  le  compte  de  notre  captive? 

—  Moi?  je  ne  l'ai  jamais  vue! 

—  Vous  persistez  donc  dans  votre  absurde  système?  et  vous 
déclarez  de  nouveau  ne  pas  connaître  la  personne  que  vous  de- 
mandiez en  entrant  dans  cette  auberge  ? 

—  Quoi?...  la  voyageuse  delà  berline  jaune  !...  cette  dame 
blonde  que  je  suivais  depuis  Lons-le-Saulnier  !...  la  reine  de 
France!...  Ah  !  mon  Dieu! 


REVUE  DE  PARIS.  91 

—  Citoyen,  reprit  le  président  d'une  voi^:  formîda1)le,  jeté 
soupçonne  de  vouloir  te  moquer  de  nous  !  Sais-tu  bien  que  c'est 
là  une  prétention  dont  nous  pourrions  te  faire  repentir? 

Le  chevalier  n'entendit  pas  cette  menace  :  avant  qu'elle  fût 
prononcée,  l'émotion  lui  avait  ôté  l'usage  de  ses  sens.  L". 
comité  décida  que  ,  puisque  l'on  ne  pouvait  rien  tirer  de  cet 
homme,  il  fallait  se  contenter  de  le  retenir  prisonnier. 

Quand  le  sort  du  chevalier  fut  ainsi  réglé,  le  maire,  suivi 
de  ses  conseillers ,  se  rendit  auprès  de  la  reine  pour  lui  faire 
savoir  la  détermination  prise  à  son  égard. 

—  Notre  secrétaire ,  dit  l'orateur,  rédige  en  ce  moment  une 
lettre  pour  l'assemblée  nationale.  Tous  resterez  ici  prisonnière 
jusqu'au  retour  de  l'estafette  qui  partira  dans  une  heure. 

—  C'est  bien,  répondit  la  reine;  moi  aussi  j'ai  écrit  à  l'as- 
semblée nationale.  Voici  ma  lettre  que  vous  aurez  l'obligeance  , 
messieurs,  de  faire  porter  avec  la  vôtre. 

—  Volontiers.  .  D'ici  à  ce  que  nous  recevions  une  réponse  de 
Paris  ,  trente-six  livres  par  jour  seront  prélevées  pour  votre 
dépense  particulière  sur  les  dix  mille  écus  trouvés  en  votre  pos- 
session ,  et  vingt-quatre  livres  pour  la  demoiselle  qui  vous  ac- 
compagne et  le  jeune  homme  qui  est  venu  vous  rejoindre. 

—  Un  jeune  homme,  dites-vous?...  Je  gage  que  c'est  ce 
malheureux  chevalier  Des  3Iaillettes  ! 

—  Tel  est ,  en  effet,  le  nom  sous  lequel  il  se  présente  ;  mais 
nous  ne  sommes  pas  dupes  de  ce  pseudonyme  qui  cache  sans 
doute  un  des  grands  officiers  de  la  couronne.  Du  reste,  rien  ne 
s'oppose  à  ce  que  ce  personnage  soit  introduit  auprès  de  vous, 
et  si  vous  le  désirez,  on  le  fera  monter  dans  votre  apparte- 
ment. 

—  Je  le  veux  bien  ,  répondit  la  reine  ;  et  elle  ajouta  avec  un 
geste  plein  de  noblesse  :  Allez,  messieurs  ! 

Un  instant  après ,  Des  Maillettes  entra  ,  pâle  et  tremblant.  La 
reine  le  reçut  avec  une  dignité  toute  gracieuse  ;  il  se  mit  à  ge- 
noux ,  prit  la  belle  main  qu'on  lui  tendit ,  et  la  toucha  respec- 
tueusement de  ses  lèvres. 

—  Votre  Majesté  ,  dit-il ,  daignera-l-elle  me  pardonner  la 
témérité  de  ma  poursuite?...  Mon  ignorance  doit  me  servir 
d'excuse. 

—  Je  vous  pardonne ,  monsieur,  et  je  ne  veux  voir  dans  votre 


92  REVUE  DE  PARIS. 

conduite  qu'un  dévouement  exalté  pour  ma  personne  royale. 

—  Mettez  ce  dévouement  à  l'épreuve ,  madame ,  et  je  bra- 
verai les  plus  grands  dangers  pour  me  rendre  digne  de  votre 
clémence. 

—  Eh  bien  !  chevalier  ,  vous  n'attendrez  pas  longtemps  l'oc- 
casion de  déployer  votre  zèle.  La  ville  est  en  émoi ,  et  la  foule 
se  presse  sous  les  fenêtres  de  cette  auberge  5  faites  éloigner  ces 
gens  qui  m'incommodent  avec  leurs  rumeurs. 

Le  chevalier  sortit  et  revint  au  bout  d'un  quart-d'heure  en 
disant  : 

—  Reine ,  vous  êtes  obéie  ;  l'attroupement  est  dissipé  ,  et  ce 
n'a  pas  été  sans  peine  ;  mais  enfin ,  avec  l'appui  des  autorités 
soutenues  par  la  garde  nationale,  je  suis  venu  à  bout  de  ces 
mutins  ,  et  j'en  ai  été  quitte  pour  quelques  bourrades. 

—  Voilà  un  service  que  je  n'oublierai  pas ,  reprit  la  reine  ;  et 
j'espère  qu'un  jour  je  pourrai  le  reconnaître,  lorsque,  rendue  à 
la  splendeur  de  mon  rang  ,  il  me  sera  permis  de  vous  donner 
une  place  à  ma  cour.  En  attendant,  je  vous  institue  mon  premier 
gentilhomme  d'honneur,  et  à  ce  titre  ,  je  vous  prie  d'aller  com- 
mander que  l'on  me  serve  à  souper  le  plus  promptement  possible, 
car  je  me  sens  un  appétit  prodigieux, 

—  Quoi!  dans  un  moment  pareil ,  et  après  de  si  cruelles  émo- 
tions, Votre  Majesté  a  le  courage  d'avoir  faim?  Quelle  grandeur 
d'âme  ! 

—  L'âme  n'est  pour  rien,  je  crois,  dans  cette  affaire.  Vous  ferez 
mettre  trois  couverts  :  un  pour  moi,  un  pour  ma  fidèle  Suzanne, 
et  un  pour  vous.  Nous  soupeions  tous  les  trois  ensemble.  La 
différence  des  rangs  doit  s'efFacer  dans  le  malheur;  l'étiquette 
de  Versailles  ne  serait  pas  de  saison  aujourd'hui,  à  l'auberge 
du  Lion  d'argent.  Ayez  soin  ,  surtout ,  que  l'on  n'oublie  pas  le 
vin  de  Champagne. 

Le  repas  fut  charmant  ;  la  reine  mit  ses  convives  à  l'aise  en 
leur  déclarant  qu'elle  prétendait  bannir  toute  cérémonie  et  se 
distraire  par  de  joyeux  propos.  Suzanne  pria  le  chevalier  de  ra- 
conter son  histoire,  ce  que  le  jeune  Franc-Comtois  fit  avec  beau- 
coup de  naiveté  : 

—  Je  suis  de  ce  pays  ,  dit  le  chevalier,  et  j'ai  eu  vingt-deux 
ans  le  lundi  de  Pâques.  Mon  père  est  mort  au  service  du  roi , 
et  ma  mère  m'avait  élevé  pour  l'Église  j  car  j'avais  un  frère  aîné, 


REVUE  DE  PARIS.  90 

mon  frère  Achille  ,  qui  devait  soutenir  dans  les  armes  Thonneur 
et  le  nom  de  la  famille.  Par  malheur,  le  pauvre  garçon,  qui 
était  passablement  querelleur,  s'est  fait  tuer,  il  y  a  quatre  ans, 
dans  un  duel.  Alors  ,  je  suis  sorti  du  séminaire  ;  on  m'a  ouvert 
le  monde  ,  et  mon  oncle  Robert  de  Valbraye  m'a  conseillé  de  me 
lancer  dans  toutes  sortes  d'équipées  et  de  devenir  aussi  mauvais 
sujet  que  je  le  pourrais,  afin  de  réparer  le  temps  perdu  et  de 
me  défaire  de  la  mine .  des  idées  et  des  façons  que  j'avais  prises 
en  étudiant  la  théologie  et  en  servant  la  messe.  —  «  Si  tu  ne 
changes  pas,  me  disait-il  quelquefois,  je  te  déshérite.»  Moi, 
j'ai  fait  de  mon  mieux,  j'ai  oublié  le  peu  de  science  et  de  sa- 
gesse que  l'on  m'avait  enseigné  ;  je  me  suis  accoutumé  à  monter 
achevai,  à  chasser,  à  boire  ,  à  blasphémer  et  à  violer  tous  les 
commandements  de  Dieu.  Chacun  de  mes  péchés  m'affermissait 
dans  les  bonnes  grâces  de  mon  oncle  qui  est  mort  en  me  don- 
nant sa  bénédiction  et  en  me  laissant  ses  dix  mille  livres  de  rente. 
Mais  alors  il  était  trop  tard  pour  revenir  à  la  vertu;  j'ai  con- 
tinué à  marcher  dans  la  mauvaise  voie  ,  et  j'ai  fini  par  m'attirer 
de  méchantes  affaires  dans  mes  domaines,  à  propos  de  quelques 
paysans  que  j'avais  battus  et  de  (juelques  filles  que  j'avais  enle- 
vées. Aujourd'hui,  depuis  que  les  droits  féodaux  sont  abolis , 
les  gens  des  campagnes  sont  devenus  intraitables  ;  se  sentant  sou- 
tenus ,  ils  lèvent  la  tète  ;  que  dis-je  !  ils  lèvent  la  main  sur  ceux 
qui  les  auraient  fait  pendre  ,  il  y  a  dix  ans  ,  pour  un  mot  de  tra- 
vers. Pouvais-je  résister  à  une  révolution  qui  force  le  roi  lui- 
même  à  plier  sous  sa  loi?  J'ai  quitté  mes  terres,  et  je  suis  allé 
m'élablir  à  Lons-le-Saulnier  ;  mais  comme  je  m'ennuyais  dans 
cette  petite  ville,  j'avais  résolu  de  partir  pour  Paris,  lorsque 
vous  avez  paru,  mesdames;  alors,  mes  projets  se  sont  évanouis, 
je  n'ai  plus  pensé  qu'à  une  seule  personne  dont  j'ignorais  le 
rang;  vous  êtes  montées  en  voiture  ,  et  je  suis  monté  à  cheval  ; 
je  vous  ai  suivies  ,  et  je  suis  ici  prisonnier  avec  vous. 

Le  lendemain  matin,  à  l'heure  où  la  reine  se  réveilla,  Suzanne 
vint  l'avertir  que  l'antichambre  était  pleine  de  visiteurs. 

Ils  sont  là  depuis  la  pointe  du  jour,  dit-elle,  et  ils  veulent  as- 
sister à  votre  petit  lever. 

—  Vraiment,  Suzanne?  Mais  ont-ils  qualité  pour  cela? 

—  Voyez  ;  voici  la  liste  de  leurs  noms. 

C'était  la  fleur  de  la  noblesse  du  canton  qui  venait  courageu- 

8. 


9i  REVUE  DE  PARIS. 

sèment  rendre  hommage  à  la  royauté  captive  et  persécutée.  La 
reine  i  tçut  ct,s  bons  serviteurs  avec  une  bienveillance  touchante  ; 
elle  leur  reprocha  doucement  de  s'être  compromis  par  une  dé- 
marche imprudente  qui  pouvait  ameuter  contre  eux  les  ennemis 
du  trône. 

—  Je  vous  remercie,  leur  dit-elle,  et  je  me  sens  attendrie  par 
l'expression  de  vos  sentiments  généreux;  je  n'attendais  pas 
moins  de  la  loyauté  bien  connue  de  ma  brave  noblesse  franc- 
comtoise.  Mais  je  ne  veux  point  abuser  de  votre  dévouement,  et 
je  ne  souffrirai  pas  que  vous  vous  exposiez  à  un  véritable  dan- 
ger en  restant  plus  longtemps  auprès  de  moi,  ou  en  revenant  me 
voir. 

La  reine  eut  beau  dire,  elle  ne  put  résister  au  zèle  et  à  l'en- 
thousiasme qui  l'environnaient;  il  y  avait  là  dix  hobereaux  et 
leurs  femmes  qui  voulaient  absolument  s'attacher  à  son  infor- 
tune, et  lui  constituer  une  cour  dans  l'auberge  du  Lion  d'argent. 
Bon  gré,  mal  gré,  il  fallut  entrer  en  accommodement  avec  ces 
opiniâtres  courtisans  du  malheur,  et  pour  se  débarrasser  des 
autres,  la  reine  en  choisit  quatre  qu'elle  devait  garder  auprès 
d'elle  jusqu'à  son  départ  pour  Paris  :  l'abbé  de  Blanzy,  prêtre 
dissident;  le  baron  de  Moiret,  vieux  gentilhomme  campagnard  ; 
In  présidenle  Du  Ribois,  veuve  d'un  président  à  mortier  au  par- 
lement de  Besançon,  et  M"c  de  Casterville,  nièce  de  l'abbé.  Ces 
quatre  personnages,  avec  Suzanne  et  le  chevalier  Des  Maillettes, 
lormèrenl  la  société  de  la  reine  qui  excita  leur  admiration  par 
une  grâce,  une  sérénité  constante  et  une  gaieté  bien  remarqua- 
ble et  bien  étonnante  dans  les  circonstances  critiques  où  Sa 
Majesté  se  trouvait  placée. 

Cependant  le  maire  et  le  comité  de  salut  public  de  Jougne 
avaient  soin  d'envoyer  chaque  jour  à  l'assemblée  nationale  un 
bulletin  détaillé  rendant  un  compte  exact  de  l'emploi  que  leur 
I  risonnière  avait  fait  de  son  temps  : 

«  Aujourd'hui,  disait  le  bulletin,  la  reine  s'est  levée  à  dix  heu- 
res—  A  midi,  elle  a  dîné  de  fort  bon  appétit  avec  les  personnes 
qui  composent  sa  maison.  —  Après  avoir  diné,  la  reine  a  voulu 
être  seule;  elle  s'est  promenée  dans  sa  chambre  avec  agitation, 
on  prononçant  des  paroles  dont  nous  n'avons  pu  saisir  le  sens. 
L'ancien  receveur  des  tailles,  qui  est  un  homme  lettré,  prétend 
que  ce  sont  des  vers.  —  A  trois  heures,  la  reine  a  fait  venir  son 


REVUE  DE  PARIS.  95 

monde  auprès  d'elle,  et  a  joué  une  partie  de  reversis  avec  l'abbé 
de  Blanzy,  la  présidente  du  Ribois  et  M"«  de  Caslerville.  —  A 
cinq  heures,  la  reine  a  quitté  le  jeu  et  elle  s'e«t  entretenue  à  voix 
basse  avec  le  prétendu  chevalier  Des  Maillettes,  puis  la  conver- 
sation est  devenue  générale,  ou  a  parlé  de  choses  frivoles  assez 
gaiement.  —  A  huit  heures,  le  citoyen  de  Moiret  a  fait  une  lec- 
ture à  haute  voix.  —  A  neuf  heures  on  a  servi  le  souper  qui  s'est 
prolongé  jusqu'à  minuit.  —  A  minuit,  la  reine  s'est  retirée  dans 
son  appartement.  » 

Cet  état  de  choses  durait  depuis  cinq  jours,  lorsque  le  baron 
de  Moiret,  qui  passait  une  partie  de  son  temps  hors  de  l'auberge 
du  Lion  d'argent,   prit  la  reine  à  part,  et  lui  dit  : 

—  Tout  est  prêt  pour  votre  évasion.  ^'03  amis  se  sont  réunis 
secrètement,  et  cent  raille  écus  ont  été  mis  à  ma  disposition  : 
j'ai  gagné  vos  gardiens,  et,  à  minuit,  une  chaise  de  poste  vous 
attendra  au  bout  de  la  rue;  mes  mesures  sont  prises  pour  que 
lions  puissions  sortir  de  la  ville  sans  encombre  et  passer  la  fron- 
tière impunément.  Demain  Votre  Majesté  pourra  dîner  à  Fri- 
bourg. 

—  Non.  répondit  la  reine,  demain  je  partirai  pour  Besançon 
ou  pour  Paris,  car  c'est  demain  que  doit  arriver  la  réponse  de 
l'assemblée  nationale,  et  mon  sort  sera  décidé.  J'ai  confiance 
dans  l'événement ,  et  je  ne  veux  pas  fuir.  Ce  serait  d'ailleurs 
amasser  de  nouveaux  périls  sur  la  tète  de  mes  amis ,  et  vous 
avez  déjà  bien  assez  fait  ppur  moi. 

Un  courrier  extraordinaire  étant  arrivé  de  Paris,  porteur  de 
drpèches  pour  les  autorités  de  Jougne,  le  comité  s'assembla  et 
manda  la  reine,  qui  devait  assister  à  l'ouverture  de  la  lettre 
écrite  par  l'assemblée  nationale.  Cette  lettre,  adressée  au  maire 
de  Jougne,  était  ainsi  conçue  : 

a  Citoyen,  nous  vous  faisons  savoir  que  Marie -Antoinette 
d'Autriche  n'a  pas  quitté  Paris,  et  nous  vous  engageons  à  laisser 
circuler  librement  votre  prisonnière,  M^'^  Sainval,  actrice  du 
Théâtre-Français,  qui  est  attendue  à  Besançon,  où  elle  doit  don- 
ner des  représentations.  » 

—  M"e  Sainval!  s'écrièrent  les  notables  de  Jougne Eh 

(juoi  !  madame,  vous  nous  avez  mystifiés  en  vous  laissant  pren- 
dre pour  la  reine  ! 

—  Mt^ssieurs,,  répondit  M"*  Sainval,  je  suis  reine  en  effet, 


96  REVUE  DE  PARIS. 

reine  de  Pont,  de  Palmyre,  de  Babylone,  de  Carthage,  de  Tyr,  et 
de  vingt  autres  royaumes  tragiques.  Est-ce  ma  faute  si  le  maire 
de  Jougne  a  pris  le  diadème  de  Melpomène  pour  la  couronne  de 
France  ?  Vous  vous  êtes  mystifiés  vous-mêmes.  Rien  ne  pouvait 
dissiper  votre  erreur  passionnée;  je  m'y  suis  soumise.  Vous 
vouliez  faire  de  l'hisloire  à  votre  profit ,  et  vous  n'avez  fait 
qu'une  balourdise  :  voilà  tout.  Je  vous  invite  à  être  plus  cir- 
conspects à  l'avenir,-  et,  avec  la  permission  de  l'assemblée  na- 
tionale, je  vais  faire  demander  des  chevaux  de  poste.  Renonçant 
à  un  rôle  que  j'ai  joué  malgré  moi,  je  reprendrai  demain  mon 
répertoire,  et  raffiche  de  Besançon  expliquera  les  causes  de  mon 
retard.  Adieu,  messieurs. 

Après  avoir  débité  cette  vive  apostrophe  au  comité  révolu- 
tionnaire de  Jougne,  M^'e  Sainval  retourna  auprès  de  ses  cour- 
tisans. 

—  Je  vous  dois,  leur  dit-elle,  la  justification  de  ma  conduite. 
En  me  laissant  revêtir  d'un  titre  que  j'aurais  vainement  re- 
poussé, je  pouvais  rendre  service  à  l'auguste  personne  qui  seule 
a  le  droit  de  le  porter;  si  la  reine  veut  fuir,  comme  on  le  sup- 
pose, et  si  elle  passe  par  ici,  ai-je  pensé,  elle  ne  sera  pas  in- 
quiétée par  des  argus  qui  ne  la  chercheront  plus ,  croyant  la 
tenir....  Du  reste,  mesdames,  vous  n'avez  pas  dérogé  en  me  fai- 
sant compagnie.  Bien  que  j'appartienne  au  théâtre,  un  noble 
sang  coule  dans  mes  veines  :  je  me  nomme  Alziari  de  Roquefort, 
et  ma  famille  est  une  des  plus  considérables  de  la  Provence. 

Puis,  s'adressant  à  Des  Mailletles ,  elle  ajouta  : 

—  Quant  à  vous,  chevalier,  pris  au  piège  avec  moi,  vous  ap- 
prendrez ce  qu'il  en  coûte  de  courir  étourdiment  les  aventures 
de  grand  chemin.  Je  vous  ai  promis  une  place  à  ma  cour  dès  que 
je  serais  remontée  sur  mon  trône:  je  tiendrai  parole.  Ma  cour 
est  la  Comédie-Française,  et,  lorsque  vous  viendrez  à  Paris,  je 
vous  ferai  placer  aux  premières  loges. 

Eugène  Gctnot. 


LES 


CHATEAUX  DE  FRANCE. 


VOISENON. 


On  ne  compte  pas  deux  heures  de  marche  entre  le  marquisat 
de  Brunoy  et  le  Jard  de  Voisenon ,  entre  la  demeure  de  ce  fou 
illustre  auquel  nos  recherches  ont  fait  une  seconde  immortalité 
et  le  petit  château  du  célèbre  abbé  qui  fut  Tami  de  Voltaire,  ce- 
lui de  madame  Favart  et  du  duc  de  la  Vallière  ;  entre  la  cave  de 
ce  fils  d'une  haute  famille  de  financiers  qui  mourut  à  trente  ans 
après  avoir  déshonoré  tout  ce  que  la  richesse  donne  de  puissance, 
la  noblesse  de  considération,  et  le  monastère  du  représentant  le 
plus  orgueilleusement  né  des  abbés  de  cour  au  xviiie  siècle; 
Brunoy  et  Voisenon  ont,  comme  on  le  voit,  plus  d'un  lien  de 
parenté  morale  qu'il  ne  faut  aucun  effort  paradoxal  pour  saisir. 
Le  marquis  et  l'abbé  sont  du  même  temps  et  tous  les  deux  l'ex- 
priment parfaitement  sous  deux  faces  caractéristiques;  et,  re- 
marque vraie  autant  que  surprenante  ,  l'espace  où  s'élèvent  les 
deux  demeures  à  jamais  historiques  revendique  ^  au  nom  de  la 
même  curiosité,  des  centaines  d'autres  demeures  toutes  égale- 
ment marquées  au  coin  du  cynique,  du  frivole,  du  dévo- 


98  REVUE  DE  PARIS. 

rant  xviiie  siècle.  La  province  de  Brie,  que  le  cadastre  a  décou- 
pée en  départements,  en  arrondissements ,  en  cantons^  regorge 
de  châteaux  habités  ,  sous  le  règne  de  Louis  XV  ,  par  ces  mar- 
quis pailletés  ,  ces  abbés  paresseux,  ces  financiers  obèses,  dont 
les  mémoires  secrets  de  Grimra,  de  Bachaumont,  les  correspon- 
dances du  marquis  de  Lauraguais,  ont  fait  leur  railleuse  pâture. 
Cette  laiteuse  et  fromagère  Brie,  cette  loi  inépuisable,  le  dirait- 
on  ?  fut  une  caverne  de  plaisirs  dans  toute  l'impure  acception  du 
mot,  à  l'époque  du  régent  et  de  son  déplorable  successeur:  tout 
château  que  la  bande  noire  n'a  pas  démoli  est  un  demi-volume 
de  mémoires ,  un  boudoir  dédoré,  un  pavillon  d'ivresse.  Là, 
c'est  l'endroit  où  fut  le  château  de  Samuel  Bernard ,  prodigue 
d'un  âge  antérieur,  mais  digne  du  suivant;  là,  c'est  le  pavillon 
Bourei ,  autre  financier ,  autre  Jupiter  de  toutes  les  Danae  du 
Théâtre-Italien  ;  là  ,  c'est  Vaux  ,  ce  château  presque  biblique  où 
la  flamme  vengeresse  de  Dieu  a  passé  et  où  elle  n'a  laissé  qu'un 
chien  pour  tout  gardien  et  maître  ;  là ,  c'est  le  château  de  Law, 
ce  voleur  trigonométrique  ;  enfin ,  partout  où  le  pied  se  pose,  il 
en  sort  un  gémissement  du  xviiie  siècle,  que  nous  ne  circonscri- 
vons pas  à  des  limites  chronologiques  comme  les  entendent  les 
astronomes  ,  mais  que  nous  rattachons  au  déclin  du  règne  de 
Louis  XIV  pour  l'étendre  au  moins  jusqu'à  Barras^  dont  l'impu- 
dique château  déploie  encore  aujourd'hui  ses  fondations  réhabili- 
tées par  l'honneur  et  la  gloire  sur  le  sol  où  Vaux,  Brunoy  et 
Voisenon  brilièrent  si  fatalement. 

Le  petit  château  abbatial  du  Jard  existe  encore,  mais  ce  n'est 
pas  celui  où  tout  prouve  que  l'abbé  résidait  quand  il  venait  se 
reposer  dans  sa  seigneurie  après  quehpie  pèlerinage  un  peu 
agité  chez  ses  amis  de  Paris  et  de  Monlrouge.  Celui-là, qui  porte 
le  nom  de  château  de  Voisenon,  a  été  également  conservé  en 
devenant  une  maison  bourgeoise  d'une  magnifique  apparence. 
D'empiétements  en  empiétements ,  la  commune  a  rongé  les  an- 
ciennes limites  des  deux  propriétés  ,  et  il  serait  difficile  aujour- 
d'hui d'en  tracer  la  figure  générale  sans  s'exposer  à  de  graves 
erreurs  de  formes  et  de  proportions.  Elle  n'a  pas  cependant 
assez  dévasté,  ou  plutôt  assez  envahi,  pour  qu'il  ne  soit  possi- 
ble, à  l'aide  des  fragments  de  constructions  restées,  de  s'assurer 
de  l'espace  que  couvraient  le  château  du  Jard  et  ses  dépendances 
religieuses.  Ainsi  .  par  les  fractions  du  petit  fossé  tracé  le  long 


REVUE  DE  l'ÀhlS.  99 

du  mur  où  s'ouvre  la  principale  entrée ,  on  suppose  aisément 
qu'il  était  fort  étroit ,  et  cernait  par  conséquent  une  maison  sei- 
gneuriale moins  luxueuse  ou  hostile  que  grave  et  sérieuse.  A  plus 
d'un  titre,  les  fossés  des  châteaux  sont  aux  châteaux  mêmes  ce 
que  les  cordons  sont  aux  médailles.  On  n'oserait  pas  affirmer 
d'abord  que  la  grille  fût  autrefois  où  elle  est  maintenant;  à  la 
jjremière  vue  il  semblerait  qu'elle  s'ouvrait  à  l'extrémité  d'un 
axe  qui  n'est  pas  celui  d'aujourd'hui ,  car  elle  fait  face  au  cou- 
vent et  non  absolument  au  petit  château  du  Jard,  laissé,  au  con- 
traire, dans  un  coin  de  la  grande  cour,  et  comme  posé  à  terre 
et  au  hasard.  Cette  opinion  serait  fautive.  Le  couvent,  qui  était, 
à  n'en  pas  douter,  le  corps  principal  des  bâtiments,  avait  quatre 
côtés.  D'abord  celui  qui  reste  en  totalité,  et  auquel  la  grille 
s'oppose,  était  la  façade;  quant  aux  trois  autres  ,  il  est  de  ri- 
gueur de  les  mentionner  ainsi  :  celui  de  droite,  en  regardant  la 
grille,  a  été  démoli,  dans  je  ne  sais  quel  but,  par  le  propriétaire 
actuel  ;  celui  de  gauche  n  existe  qu'au  tiers  final  de  sa  longueur, 
et  ce  tiers  est  une  chapelle  que  la  révolution  a  transformée  ,  au 
moyen  d'un  mur  de  clôture,  en  deux  écuries;  le  quatrième  et 
dernier  côté  ,  celui  qui  est  parallèle  au  mur  de  la  grille,  com- 
prend le  château  qu'habitait  l'abbé  de  Yoisenon ,  et  les  corps  de 
logis  ordinairement  désignés  dans  la  distribution  des  châ- 
teaux sous  le  nom  collectif  de  communs.  Un  des  deux  pavil- 
lons des  communs  détruits  s'éiève  encore  à  la  droite  de  la 
grille. 

Il  est  très-facile  de  ne  pas  confondre  le  château  du  Jard  et  le 
château  de  Yoisenon ,  qu'un  simple  mur  de  terre  a  séparés  à 
l'époque  des  perturbations  violentes  subies  par  les  propriétés. 
Le  château  de  Yoisenon  était  celui  que  tenait  de  ses  aïeux  l'abbé 
de  ce  nom,  et  le  château  du  Jard  celui  dont  la  possession  lui  fut 
acquise  en  devenant  abbé  de  l'abbaye  du  Jard.  L'un  était  un  hé- 
ritage, l'autre  un  usufruit.  Il  pouvait  vendre  le  premier  ;  il  n'a- 
vait pas  le  droit  d'aliéner  l'autre ,  qui  appartenait  au  clergé. 
Chaque  abbaye  un  peu  considérable,  personne  ne  l'ignore,  avait 
son  château,  où  était  le  seigneur  abbé  titulaire. 

Le  petit  château  du  Jard  existe  donc,  mais  il  n'est  pas  habité , 
le  propriétaire  du  domaine  ayant  préféré  s'arranger  un  loge- 
ment dans  le  couvent.  J'ignore  qu'elles  sont  les  raisons  de  con- 
venance ou  d'écononiie  qui  ont  dicté  ce  choix. 


100  REVUE  DE  PARIS. 

Ne  demandez  pas  au  pelit  castel  abbatial,  btiqueté  à  la  façon 
riante  de  la  place  Royale  ,  tigré  autour  des  croisées  de  ses  trois 
étages  par  le  moellon  rougeâtre ,  si  cher  aux  temps  d'Henri  IV 
et  de  Louis  XIII,  ne  demandez  pas  un  vestibule  spacieux  ,  orné 
de  colonnes,  comme  celui  de  Vaux.  Il  n'y  a  qu'un  pas  du  seuil 
de  la  porte  à  la  première  marche  de  l'escalier  intérieur,  et  cet 
escalier  n'est  ni  froissé  et  contourné  en  coquille,  à  la  manière 
du  xyc  siècle,  ni  enrichi  de  revêtements  de  marbre.  C'est  un 
escalier  très-lourd,  fait  de  larges  et  courtes  marches ,  au  bord 
desquelles  s'élève  une  rampe  grossière,  en  bois  peint  en  gris.  A 
chaque  étage,  le  palier  se  déploie  en  deux  ailes  dont  il  n'est 
pas  difficile  d'inventorier  les  distributions  ,  car  on  ne  connais- 
sait guère  autrefois  l'art  de  subdiviser  un  appartement  en  une 
foule  de  pièces  inconnues  les  unes  aux  autres ,  et  réunies  par 
des  couloirs  circulaires.  On  ignorait  ces  détours  ingénieux  qui 
isolent,  comme  dans  un  autre  pays  ,  la  vie  privée  ,  aujourd'hui 
si  amoureuse  du  recueillement  et  du  silence.  Trois  ou  quatre 
pièces  donnant  l'une  dans  l'autre,  composent  le  travail  architec- 
tural de  chaque  étage.  Au  plafond  ,  des  poutres  de  châtaigniers 
en  saillie  ,  et  pour  croisées  de  hautes  meurtrières  garnies  de 
petits  carreaux  soudés  avec  du  plomb.  Des  cheminées  fuyant 
sous  des  manteaux  de  toute  hauteur  achèvent  d'imprimer  aux 
appartements  des  anciens  châteaux,  et  particulièrement  à  celui 
du  Jard,  celte  couleur  de  naïveté  qui  en  fait  le  charme  un  peu 
triste.  Trait  caractéristique  d'un  âge  encore  grossier,  des  so- 
lives énormes,  perpendiculairement  posées,  prêtent  leur  appui 
aux  plafonds,  trop  longs  ou  trop  pesants  pour  se  soutenir  d'eux- 
mêmes.  L'opulence  seigneuriale  les  dorait  avec  goût  d'emblèmes 
mythologiques  ;  mais  depuis  que  le  temps  et  les  mutilations 
ont  enlevé  cette  parure,  chaque  pièce,  ainsi  hérissée  de  bâtons 
nus,  ressemble  à  nos  entreponts  de  vaisseaux. 

Le  mobilier  ayant  complètement  disparu  du  petit  château  du 
Jard,  on  ne  peut  parler  que  des  localités  telles  quelles.  Le  pre- 
mier étage  est  le  modèle  du  second  ,  et  le  troisième  n'est,  ainsi 
que  dans  tous  les  châteaux  de  la  même  époque,  qu'une  suite  de 
petites  pièces  destinées  à  loger  la  nombreuse  domesticité  de  la 
seigneurie.  On  se  ligure  sans  peine  l'ennui  qu'aurait  eu  à  végéter 
toute  l'année ,  dans  cet  amas  de  chambres  froides  et  sans  agré- 
ment, le  voluptueux  abbé  de  Voisenon.  Aussi  habita-l-il  peu  le 


REVUE  DE  PARIS.  lOl 

château  du  Jard  dans  sa  jeunesse;  il  n'y  séjourna  avec  assiduité 
que  lorsque  l'âge  lui  eut  fait  une  nécessité  de  vivre  loin  des 
échauffants  petits  soupers  de  Paris  et  de  respirer  l'air  gras  de 
la  Brie. 

Il  n'était  pas  le  moins  du  monde  l'homme  des  jouissances  ru- 
rales ,  quoique  sa  seigneurie  fût  une  des  plus  riches  de  France 
par  les  dîmes  nombreuses  qu'elle  touchait;  on  lui  en  apportait 
de  plus  de  quarante  lieues  à  la  ronde.  Bestiaux,  volailles  ,  lai- 
tages, légumes,  fruits  ,  bois,  poissons,  gibiers,  abondaient  chez 
lui  sans  qu'il  détachât  un  liard  de  ses  revenus.  Outre  les  dîmes, 
il  pouvait  imposer  la  corvée  quand  il  avait  besoin  de  remuer  ses 
champs,  couper  son  bois ,  faire  ses  vendanges  et  ses  moissons. 
Heureuse  opulence  qu'il  avait  trouvée  toute  faite  en  naissant  : 
roi  dans  son  château,  tout  ce  qu'il  apercevait  de  sa  croisée  était 
à  lui.  Ces  grasses  fermes ,  qui  sont  aujourd'hui  telles  qu'elles 
étaient  alors  ,  se  liaient  à  son  domaine  ,  et  versaient  leurs  tré- 
sors dans  ses  caves  et  ses  greniers.  Ces  incommensurables  tapis 
de  blé  et  d'orge  étaient  à  lui  comme  ces  moulins  aux  larges 
ailes,  ces  bois  d'ormes,  ces  ruisseaux,  et  tout  ce  qu'enferme 
l'horizon. 

Ainsi  est  racontée  l'origine  du  château  du  Jard.  Un  jour  d'été 
que  Louis  le  Jeune  ,  marié  depuis  peu  en  troisièmes  noces  avec 
la  belle  Alix  de  Champagne ,  se  promenait  à  travers  champs 
dans  les  environs  deMelun,  il  fut  émerveillé,  ainsi  que  la  reine, 
delà  richesse  du  paysage.  Leur  désir  fut  aussitôt  d'avoir  une 
habitation  dans  un  endroit  si  beau,  si  fleuri,  si  tranquille  et  si 
rapproché  de  Mclun,  où  était  l'abbaye  du  Mont-Saint-Pierre, 
résidence  aimée  du  roi.  Les  maçons  accoururent,  et  la  maison 
royale  du  Jard  fut  entièrement  construite  quelques  années 
après.  Ce  vœu  étant  réalisé,  les  royaux  époux  en  formèrent 
bientôt  un  autre,  parfois  plus  difficile  à  être  exaucé,  celui  d'avoir 
un  enfant  ;  car  le  roi  se  faisait  vieux,  et  il  ne  voulait  pas  mou- 
rir sans  un  héritier  de  son  sang.  Courbé  sous  le  poids  de  cette 
pensée  ambitieuse,  il  s'achemina  à  pas  de  pèlerin  vers  le  saint 
monastère  de  Cîteaux ,  célèbre  à  tous  les  titres,  mais  peu  re- 
nommé jusqu'alors  dans  l'art  aventureux  de  procurer  à  volonté 
des  héritiers  aux  vieux  rois  de  France.  D'abord  les  religieux  se 
récusèrent  renvoyant  à  Dieu  la  faculté  de  faire  naître  des  héri- 
tiers tardifs.  Cependant  le  roi  pria,  pleura  tant,  que  les  moines 


10i>  REVUE  DE  PARIS. 

cruroit  de  leur  devoir  de  promettre  un  fils  ù  Louis  le  Jeune, 
qui  se  réjouit  dans  le  fond  de  son  âme,  remercia  comme  un  roi 
généreux  remercie  des  moines,  et  rentra  plein  d'ésperances  nou- 
velles dans  son  château  du  .lard.  La  même  année  (1165),  la 
l)elle  Alix  lui  donna  un  fils  qui  fut  Philippe,  du  surnom  de 
Dieu-Donné,  le  même  à  qui  de  hauts  faits  d'armes  valurent 
plus  tard  le  titre  non  moins  légitime  d'Auguste.  Ainsi  Philippe- 
Auguste  est  né  au  .lard. 

Quand  le  roi  fut  mort,  Alix  ralentit  ses  visites  au  château,  et 
en  1199  elle  résolut  enfin  de  ne  jamais  plus  revoir  un  séjour  où 
elle  n'avait  qu'à  répandre  des  pleurs  au  souvenir  de  son  mari. 
En  recevant  ses  adieux,  les  moines  lui  exposèrent  humblement 
qu'ils  seraient  bientôt  obligés  de  l'imiter  si  la  Providence  ne 
leur  assurait  un  logement  plus  convenable  que  celui  qu'ils  oc- 
cupaient. Touchée  de  leurs  représentations,  Alix  leur  offrit  son 
château  du  Jard,  que  cinq  ans  après  seulement  (1204)  Inno- 
cent III  érigeait  en  abbaye.  Le  palais  se  transforma  en  cloître, 
et  sans  coûter  de  fortes  dépenses  aux  moines,  si  l'on  songe  à 
l'uniformité  des  constructions  au  xiii^  siècle.  A  l'abbaye  ils  ajou- 
tèrent une  église,  qui  fut  terminée  en  1287  et  détruite  en  95.  Il 
ne  reste  de  cet  -édifice,  classé  comme  un  souvenir  somptueux 
dans  la  mémoire  des  plus  vieux  habitants  de  Yoisenon,  qu'une 
statue  de  saint  Jean,  oubliée  au  milieu  du  potager  du  proprié- 
taire actuel.  Grotesque  relique!  les  oiseaux  n'en  ont  même  plus 
peur,  tant  elle  ressemble  peu  à  une  statue  et  surtout  à  un  saint. 

Trois  siècles  de  libéralités  royales  et  de  dons  émanés  de  la 
générosité  pieuse  des  vicomtes  deMelun,  élevèrent  très-haut  le 
trésor  de  l'abbaye  et  de  l'église   du  Jard  (1). 

C'est  à  l'archevêque  de  Sens  que  les  abbés  du  Jard  juraient 

(1)  De  son  côté,  Téglise  fut  reconnaissante  envers  les  vicomtes  de 
Melun  ;  elle  gardait  les  tombeaux  de  Louis  1er,  mort  sous  le  règne  de 
Louis  le  Jeune  ;  de  Guillaume,  mort  eu  1221  ;  de  Jean  II ,  qne  Louis  X 
appelait  notre  cousin,  et  qui  fit  les  fonctions  de  chambellan  sous 
Philippe  le  Long,  Charles  le  Bel  et  Philippe  de  Valois,  sous  le  règne 
duquel  il  mourut,  en  lo47.  Elle  avait  aussi  les  restes  d'Adam  de 
Melua,  chambellan  des  rois  Jean  et  Charles  IV,  mort  en  1362  ;  de 
Jean  III,  fait  prisonnier  avec  le  roi  Jean  à  la  bataille  de  Poitiers,  et 
de  Guillaume  IV,  tué  à  la  bataille  d'Azincourt,  et  ceux  d'autres  mem- 
bres de  cette  illustre  famille  ,  éteinte  eu  1759. 


REVUE  DE  PARIS.  103 

• 
solennellement  obéissance  dans  l'abbaye  de  Saint-Pierre  de 
Melun.  Quelques-uns  méritent  d'être  cités,  entre  autres  Pierre 
de  Coibeil,  archevêque  de  Sens,  et  Philibert  Babou,  l'un  des 
ancêtres  de  Gabrielle  d'Estrées  par  les  femmes.  Le  prédécesseur 
de  l'abbé  de  Voisenon  fut  Chaumont  de  la  Galaisière,  et  lui 
Claude-Henri  Fusée  de  Voisenon,  qui  fut  le  dernier  des  abbés 
commendataires.  fut  nommé  en  avril  1742.  11  esta  remarquer 
ici  que  le  Jard,  ce  lieu  autrefois  consacré  par  une  abbaye  royale 
et  deux  églises,  n'a  pas  même  aujourd  hui  un  curé  pour  dire  la 
messe.  Voisenon  n'est  desservi  par  personne. 

Nous  avons  dit  que  l'abbaye  du  Jard,  où  l'abbé  de  Voisenon 
était  censé  remplir  les  fonctioiis  de  chef  de  la  communauté  , 
n'avait  pas  été  entièrement  sacrifiée  aux  nécessités  d'une  nou- 
velle destination.  Une  aile  reste  encore.  C'est  une  longue  con- 
struction d'un  seul  étage,  éclairépar  quatorze  croisées,  nombre 
égal  à  celui  des  croisées  des  salles  basses.  Tout  ce!a  n'est  plus 
qu'un  tombeau,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste  au  monde,  un 
tombeau  vide.  Les  pyramides  d'Égyple  ne  sont  pas  plus  éloi- 
gnées de  nous,  comme  antiquité,  qu'un  monastère  sans  le  bruit 
perpétuel  des  cloches  sur  les  toits,  sans  la  chapelle  dont  les 
vitraux  rougissent,  flambent  et  bleuissent  au  soleil,  couleuvres, 
flammes,  roses  et  ruisseaux  de  pourpre;  sans  vassaux  appor- 
tant dans  la  cour,  et  de  bien  loin,  les  fruits,  les  gerbes,  les  pois- 
sons dans  la  nasse  et  les  outres  de  vin.  Il  y  a,  dans  le  couvent  du 
Jard,  beaucoup  d'écho  ,  beaucoup  d'humidité,  beaucoup  de  si- 
lence, et  quelque  chose  de  plus  douloureux  encore  :  une  salle 
l\  manger  au  plein  pied,  celle  du  propriétaire,  sans  doute. 

Claude-Henri  Fusée  de  Voisenon  était  abbé  du  Jard  et  mi- 
nistre plénijjotentiaire  du  prince-évêque  de  Spire;  son  titre  no- 
biliaire domanial  lui  venait  de  la  terre  de  Voisenon  ,  où  il  na- 
quit le  8  juin  1708.  On  a  trop  insisté  peut-être  sur  la  débilité 
de  la  constitution  qu'il  apporta  en  naissant  et  qu'il  tenait,  dit-on, 
de  sa  mère,  femme  excessivement  délicate.  Depuis  Fonlenelle  et 
Voltaire,  l'un  mort  presque  à  cent  ans,  l'autre  à  quatre-vingts 
ans  passés,  tous  deux  cependant  venus  au  monde  avec  des 
chances  fort  douteuses  d'existence,  il  est  devenu  très-hasar- 
deux de  déterminer  la  longévité  par  la  naissance.  On  ajoute 
qu'une  nourrice  malsaine,  aggravant  la  faiblesse  héréditaire  de 
l'enfant,  mit  dans  son  sang  les  germes  de  l'asthme  dont  il  eut  à 


104  REVUE  DE  PARIS. 

souffrir  toute  sa  vie  et  dont  il  mourut.  Ces  faits  acceptés,  une 
mère  maladive,  une  mauvaise  nourrice,  un  asthme,  de  conti- 
nuels crachements  de  sang,  il  n'en  serait  prouvé  que  plus  étroi- 
tement qu'on  peut  vivre  encore  jusqu'à  soixante-huit  ans, 
malgré  ces  graves  désavantages.  Que  d'hommes  bien  constitués 
se  contenteraient  d'atteindre  à  cet  âge  !  Et  si  l'abbé  de  Voisenon 
ne  dépassa  pas  les  bornes  d'une  vieillesse  déjà  fort  raisonnable, 
il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  se  joua  conlinuellemenl  de  sa  santé, 
avec  l'imprudence  d'un  homme  vigoureux;  mangeant  sans  me- 
sure, présidant  tous  les  petits  soupers,  sans  doute  appelés  ainsi 
par  antiphrase;  courant  la  nuit  de  salon  en  salon  ;  ne  se  cou- 
chant qu'au  matin,  en  digne  élève  de  l'Hercule  de  la  débauche, 
de  Richelieu,  son  maître  et  son  bourreau.  Effrayé  de  son  ra- 
chitisme, son  père  n'osa  pas  confier  son  éducation  aux  établis- 
sements spéciaux  ;  il  le  lit  élever  sou  ses  yeux  avec  la  patience 
d'un  père  et  la  sollicitude  d'un  médecin.  Cinq  années  de  soins 
suffirent  au  développement  de  son  intelligence,  vive,  claire, 
merveilleusement  propre  à  recevoir  et  à  garder  les  leçons  de 
science  et  de  goût  de  ses  professeurs.  A  onze  ans,  il  adressa  une 
épîlre  à  Voltaire  qui  lui  répondit  :  «Vous  aimez  les  vers;  je 
vous  le  prédis,  vous  en  ferez  de  charmants.  Soyez  mon  élève,  et 
venez  me  voir.  »  Si  Voisenon  justifia  la  prédiction,  il  n'alla 
guère  au  delà  du  sens  favorable  qu'elle  enfermait.  Verbeux, 
incorrects,  pauvres  de  formes,  pâles  et  minces  comme  de  l'encre 
de  Chine  mal  délayée,  ses  vers  ont  quelquefois  de  l'esprit,  parce 
que  tout  le  monde  en  avait  au  xviiime  siècle;  mais  à  les  classer 
avec  indulgence;  et  s'en  occuper  c'est  en  avoir  beaucoup,  ils 
méritent  d'être  considérés  comme  de  la  limonade  faite  avec  des 
citrons  dont  Voltaire  aurait  exprimé  tout  le  jus. 

A  beaucoup  d'égards,  la  prose  du  xviiie  siècle  n'étant  pas  un 
art,  mais  une  ressource  ménagée  aux  esprits  repoussés  de  la 
poésie,  elle  se  prêta  mieux  aux  fantaisies  paresseuses  de  l'abbé 
de  Voisenon.  Ses  facéties,  ses  historiettes;  ses  nouvelles  orien- 
tales, réunies  plus  tard,  du  moins  en  grande  partie,  aux  œuvres 
du  comte  de  Caylus  et  en  compagnie  des  contes  libertins  de 
Duclos  et  de  Crébillon  fils,  prouvent  encore  la  facilité  qu'il  avait 
à  ressembler  à  Voltaire  et  à  s'en  tenir  immensément  éloigné. 
La  plupart  trop  libres,  trop  indécentes,  pour  se  montrer  à  côté 
des  quelques  morceaux,  à  grand'peine  sérieux,  qui  forment  ce 


REVUE  DE  PARIS.  105 

qu'on  appelles  ses  œuvres ,  elles  figurent  dans  l'ouvrage  que 
nous  venons  de  citer,  sous  le  titre  de  Recueil  de  ces  messieurs, 
Aventures  des  bals  des  bois,  Étrennes  de  la  Saint-Jean, 
les  Ecosseusesj  les  OEufsde  Pâques.  On  sait  par  les  mémoires 
du  temps  qu'une  société  de  gens  de  lettres,  formée  par  M'ie  Qui- 
naut  du  Frêne,  et  composée  de  quatorze  personnes  choisies  par 
elle,  s'était  proposé  la  haute  et  difficile  mission  de  bien  souper, 
d'avoir  beaucoup  d'esprit  et  beaucoup  de  gaieté.  A  la  fin  du  se- 
mestre ou  de  l'année,  on  imprimait,  en  manière  de  cotisations 
collectives,  l'esprit  des  convives,  et  je  suppose,  un  peu  aux 
dépens  de  leur  gaieté.  Privés  de  la  joie  des  lumières,  du  pétille- 
ment des  yeux,  du  cliquetis  des  verres  et  du  bien-être  si  indul- 
gent du  dessert,  ces  libertinages  de  table  ne  sont  que  grossiers 
à  quatre-vingts  ans  de  distance.  Les  lectures  et  par  conséquent 
les  dîners  avaient  lieu,  tantôt  chez  M^i^  Ouinaut,  tantôt  chez  le 
comte  de  Caylus. 

Le  motif  qui  fit  renoncer  Voisenon  au  métier  des  armes  pour 
lequel  il  avait  d'abord  déclaré  son  penchant,  malgré  l'avis  de 
son  père,  décidé  à  le  vouer  aux  ordres,  mérite  d  être  rappelé 
au  souvenir  de  ceux  qui  aiment  à  s'expliquer  l'origine  de  la  con- 
duite des  hommes  de  quelque  valeur.  Une  expression  inconve- 
nante l'expose  à  souscrire  à  la  réparation  que  lui  demande  un 
officier.  11  se  bat  avec  lui  et  le  blesse.  La  désolante  idée  d'avoir 
été  sur  le  point  de  tuer  un  homme  offensé  par  lui,  trouble, 
change  le  cours  de  ses  projet  d'avenir;  il  ne  veut  plus  être  mi- 
litaire; il  court  s'enfermer  dans  un  séminaire  d'où  il  écrit  à  son 
père  sa  ferme  résolution  d'entrer  dans  la  carrière  ecclésiastique. 
Ce  fut  l'évêque  de  Boalogne  qui  l'ordonna  prêtre  et  qui  le 
choisit  pour  son  grand  vicaire,  fausse  vocation  par  laquelle  la 
France  perdit  peut-être  un  excellent  officier  sans  acquérir  un 
bon  ministre  de  la  religion.  On  l'a  loué  avec  raison  et  justice  de 
deux  faits  extrêmement  honorables.  Un  auteur  avait  écrit,  dans 
un  libelle,  des  injures  contre  sa  personne  et  parlé  avec  une  pro- 
fonde moquerie  du  style  épigrammalique  de  ses  sermons.  D'un 
signe  l'abbé  de  Voisenon  pouvait  le  faire  enfermer  dans  une 
prison  d'État  pour  vingt  ans.  Il  court  chez  les  juges,  car 
l'homme  était  déjà  arrêté;  il  obtient  sa  grâce  et  sa  liberté. 
Quand  celui-ci  veut  le  remercier,  Voisenon  l'interrompt  pour 
lui  dire  :  Vous  ne  me  devez  aucun  reniercîmenl  ;   c'est  A  moi  à 

9. 


106  REVUE  DE  PARIS. 

vous  en  faire  de  m'avoir  averti  que  les  vérités  de  rÉvangile 
exigent  de  ceux  qui  les  annoncent  un  style  plus  simple,  un  ton 
plus  noble  et  plus  grave;  je  n'aurais  pas  dû  roublier,  et  je  vous 
promets  de  faire  usage  de  vos  conseils.  «  Il  n'écrivit  plus  de 
mandements. 

Quelques  années  plus  tard,  il  apprend  que  les  habitants  de 
Boulogne  ont  demandé  pour  lui  au  ministre  la  chaire  de  l'évêque 
Henriot  auprès  duquel  il  était  vicaire.  Il  court  en  poste  à  Ver- 
sailles et  dit  au  cardinal  Fleury  :  «  Et  comment  veulent-ils  que 
je  les  conduise  lorsque  j'ai  tant  de  peine  à  me  conduire  moi- 
même?»  Touché  du  bon  sens  exquis  de  ses  répugnances,  le 
ministre  Fleury  lui  donna  l'abbaye  royale  du  Jard  ,  gouverne- 
ment facile  dont  le  siège  était  dans  son  château  même  de 
Voisenon. 

Dès  qu'il  fut  réellement  une  sommité  ecclésiastique,  il  ne 
songea  plus  qu'au  théâtre.  Le  nouvel  abbé  du  Jard  écrivit, 
d'après  le  vœu  de  M'^e  Quinaut,  la  Coquette  fixée  ^  le  Réveil 
de  Thalie ,  les  Mariages  assortis ,  la  Jeune  Grecque ,  comé- 
dies de  salon  que  le  théâtre  n'a  pas  gardées  et  que  la  littérature 
ne  sait  oîi  placer  aujourd'hui,  tant  elles  sont  loin  d'offrir  une 
seule  qualité  recommandable.  Le  seul  genre  où  l'abbé  de  Voise- 
non se  serait  peut-être  distingué  ,  c'eût  été  l'opéra,  s'il  eût  été 
secondé  par  un  musicien  intelligent.  Dans  son  talent  baladin,  il 
y  avait  le  mouvement  et  la  verve  dégingandée  des  abbés  italiens. 
Pourtant  l'abbé  de  Voisenon  a  joui  pendant  sa  vie  d'une  grande 
célébrité.  Dans  l'impossibilité  de  la  justifier  par  ses  œuvres , 
nous  la  faisons  découler  de  son  caractère  aimable ,  de  sa  con- 
versation épigrammatique  ,  beaucoup  de  sa  position  dans  le 
monde.  En  fallait-il  davantage  autrefois  quand  le  succès  s'éta- 
blissait non  par  la  publicité  des  journaux  ,  mais  au  courant  de 
la  parole  et  sur  un  mot  vite  su,  longtemps  répété?  On  aurait 
tort  de  protester  contre  ce  genre  d'illustration  ;  chaque  époque 
a  les  siens  :  on  est  grand  homme  à  présent  par  les  journaux  ; 
on  l'était  autrefois  par  les  salons.  En  général ,  on  écrit  mieux 
maintenant;  mais  où  est  Técrivain  de  trente  ans  capable  de 
créer  et  de  soutenir  un  sujet  de  conversation  au  milieu  de  cent 
personnes  distinguées?  Les  laquais  de  M.  de  Boufflers  étaient 
probablement  mieux  à  leur  place  dans  un  salon  que  ne  le  se- 
raient les  plus  fiers  écrivains  de  nos  jours. 


REVUK  DE  PARIS.  107 

Ceux  qui  ont  attrihiié  les  pièces  de  Favart  à  Tabbé  de  Voise- 
non  ou  (lui  lui  ont  fait  une  large  part  de  collaboration,  n'ont 
lu  ,  avec  quelque  aîlenlion  ,  ni  Van  ni  Tautre  de  ces  deux  au- 
teurs. Favart  était  un  esprit  réfiéchi ,  jjénétré  des  nécessités  de 
son  art  d'écrivain  dramatique ,  et  le  possédant  à  un  degré  qui 
n'a  été  surpassé  que  par  M.  Scribe.  Entre  Favart  et  l'abbé  de 
Voisenon  ,  il  y  a  la  différence  qu'il  importe  de  reconnaître  entre 
un  bon  mot  et  un  bon  ouvrage.  Le  bon  mot  emprunté  se  trouve 
quelquefois  dans  le  bon  ouvrage  ;  mais  c'est  le  volé  qui  doit  se 
glorifier.  Du  reste  ,  l'abbé  de  Voisenon  ne  prétendit  jamais  aux 
succès  de  son  ami  Favart;  il  rei)0ussa  toujours,  au  contraire, 
des  éloges  que  la  jalousie  lui  envoyait.  Une  seule  fois,  et  il  ne 
s'agissait  pas  de  Favart,  il  se  permit  de  dire  à  la  représentation 
du  Cercle,  comédie  de  Poinsinet  :  «  Ah  !  le  fripon,  il  a  écouté 
aux  portes.  »  Raillerie  fine  et  sentant  son  véritable  gentil- 
homme. 

L'abbé  de  Voisenon  et  U"'^  Favart  sont  deux  personnages  si 
habitués  à  se  trouver  ensemble  dans  les  mémoires  contempo- 
rains ,  que  parler  de  l'un  sans  s'arrêter  un  instant  à  l'autre, 
c'est  presque  mentir  à  l'histoire. 

Le  xviiie  siècle  eut  une  illustration  charmante  dans  cette 
spirilueile  et  gracieuse  M"'"  Favart,  amie  fidèle  de  l'abbé  de 
Voisenon ,  qui  fut  son  confident ,  son  guide  dans  quelques  com- 
positions littéraires  ,  et  mieux  que  cela  ,  à  en  croire  les  mémoi- 
res du  temps,  impitoyables  mémoires  dont  le  jour  est  venu  de 
se  méfier  un  peu.  S'il  n'est  pas  commandé  d'avoir  une  foi 
aveugle  dans  la  vertu  des  hommes  et  des  femmes  immolés  dans 
ces  petits  papiers  impudents ,  il  n'est  pas  de  rigueur  non  plus  de 
ne  jamais  mettre  en  doute  la  véracité  des  Bachaumont  ou  des 
Pidansat  de  Mairobert,  des  Grimm  et  autres  fiiies  commères  de 
l'époque.  Quoi  ({u'il  en  soit,  le  mari  de  M™^  Favart  était  le  fils 
d'un  pâtissier  dont  la  boutique,  fort  en  vogue,  avoisinait  le 
collège  d'Harcourt  ;  un  homme  de  lettres,  fils  d'un  pâtissier , 
était  un  phénomène  à  étonner  les  biogiaphes  d'autrefois,  tan- 
dis que  de  nos  jours  il  sera  bientôt  prodigieux  d'avoir  en  litté- 
rature une  ascendance  aristocratique;  nous  nous  lasserions  s'il 
nous  fallait  citer  tous  les  chapeliers ,  tous  les  négociants  et 
même  les  épiciers  dont  les  fils  se  sont  fait  un  nom  ,  soit  dans  les 
arts ,  soit  dans  les  sciences;  moins  d'un  siècle  a  fait  tomber  le 


108  REVUE  DE  PARIS. 

Parnasse ,  si  Parnasse  il  y  a  encore,  en  pleine  roture  ;  je  ne  sais 
qui  aurait  droit  de  s'en  plaindre. 

Après  avoir  fait  d'excellentes  études  ,  avantage  qu'on  a  un 
peu  trop  déprécié  depuis,  à  ce  même  collège  d'Harcourt  dont 
son  père  était  le  fournisseur  d'échaudés,  Charles-Simon  Favarl, 
sans  tourner  le  dos  au  four  honorable  de  la  famille,  s'essaya 
dans  les  lettres  par  un  genre  d'ouvrage  dramatique,  excessive- 
ment neuf,  qui  fut  plus  tard,  et  presque  tel  qu'il  fut  créé, 
l'opéra-comique.  Son  meilleur  début,  fut  la  Chercheuse  d'es- 
prit,  chef-d'œuvre  pour  le  temps  ,  et  dont  le  souvenir  ne  s'est 
pas  affaibli  dans  la  mémoire  de  la  génération  qui  a  suivi.  Nous 
ne  dédaignerions  pas  de  nous  arrêter  sur  le  mérite  particulier 
des  productions  de  cet  écrivain  ,  le  i)remier  en  tète  des  auteurs 
d'opéra-comique  ,  si  nous  pouvions  nous  éloigner  de  l'épisode  de 
sa  vie  que  marqua  un  malheur  dont  son  adorable  femme  fut 
l'occasion  et  le  maiéchal  de  Saxe  la  cause  infAme.  Ce  n'est  pas 
franchir  les  lignes  du  sujet  que  de  parler  de  cet  événement;  car 
la  famille  de  Favart  fut  celle  de  l'abbé  de  Voisenon  qui  appelait 
avec  toute  la  sensibilité  de  l'amitié  ,  et  celle-là ,  il  la  possédait , 
Favart  son  neveu,  et  M'"^  Favart  sa  nièce  Pardine ,  petit  nom 
de  tendresse  tiré  d'une  interjection  familière  à  M"^e  Favart. 

En  1727  était  née  à  Avignon,  à  (joelques  lieues  du  berceau 
de  la  Laure  de  Pétrarque,  d'un  père  musicien  et  d'une  mère 
cantatrice,  Benoîte-Justine  de  Roncerey,  intelligence  franche, 
de  son  siècle  par  sa  pétulante  légèreté,  et  de  tous  les  siècles 
honnêtes  par  sa  fidélité  réfléchie  aux  devoirs  de  la  famille  et  de 
l'épouse  ;  à  cause  de  son  nom  ,  d'origine  noble ,  on  ra|)pela  du 
surnom  de  Chantilly.  De  main  en  main,  la  petite  Chantilly , 
fêtée  partout,  traversa  l'Allemagne,  alors  plus  qu'aujourd'hui 
encore  passionnée  pour  la  musique,  pour  les  livres,  pour  les  opé- 
ras français.  Quand  M"e  de  Roncerey  ou  plutôt  la  petite  fée  du 
nom  de  Chantilly  eut  tari  tous  les  baisers  des  souverains  du 
Nord  et  particulièrement  les  caresses  des  ducs  de  Lorraine,  son 
étoile,  une  étoile  étincelante  et  à  facettes,  comme  son  joli  génie, 
la  conduisit  à  Paris  et  jusqu'à  la  porte  de  l'Opéra-Coraique.  Elle 
commença  à  figurer  sur  ce  théâtre  en  qualité  de  danseuse;  c'est 
aussi  comme  danseur,  je  crois ,  que  Talma  débuta  quelque  part  : 
on  voit  qu'il  ne  faut  qu'à  demi  se  fier  aux  étoiles.  Peu  de  temps 
après  ses  premiers  débuts,  Favart.  qui  écrivait  pour  l'Opéra- 


REVUE  DE  PARIS.  109 

Comique,  devint  passionnément  amoureux  d'elle;  on  n'a  pas 
d'idée  des  précautions  délicates  dont  il  s'entoure  pour  adresser 
l'expression  de  son  amour  à  M"e  Chantilly ,  une  simple  et  ob- 
scure actrice  sous  le  règne  de  Louis  XV,  époque  oii  l'on  ne 
choisissait  guère  ses  tournures  de  phrases  en  cultivant  une 
tendresse  de  coulisses  ;  comme  il  soupire  à  la  lueur  des  quiu- 
quets  !  comme  il  l'aborde  avec  respect  quand  le  rideau  est 
baissé  !  comme  il  va  sinueusement  à  elle  à  travers  les  épaules 
déployées ,  les  bras  nus ,  les  fronts  altiers  de  ces  dames  !  Ses 
premières  lettres  d'amour,  que  nous  avons  lues  avec  autant  de 
charme  au  moins  que  celles  de  Rousseau  à  son  idéale  Héloïse, 
sont  des  modèles  de  simplicité  et  de  candeur.  Favart  n'eût  pas 
été  plus  réservé  en  écrivant  à  une  fille  de  robe  ,  cloîtrée  dans 
un  couvent  des  minimes;  ses  intentions  sont  pures ,  ses  vues  , 
ses  espérances  sont  honnêtes.  Dès  qu'on  le  voudra  ,  il  s'ouvrira 
à  M*nc  de  Roncerey,  à  M.  de  Roncerey  :  plutôt  mourir  que  de 
tramer  une  séduction  î  et  Crébillon  fils  avait  déjà  écrit  l'Écu- 
7noire  et  le  Sofa  ,  ces  livres  que  vous  connaissez  ,  ou  que  pour 
votre  honneur  vous  ne  connaissez  pas.  Enfin  ,  il  épouse  M"e  de 
Chantilly  qui  prend  pour  ne  plus  le  quitter  le  nom  de  ]M"»e  pa- 
varl.  Je  ne  sais  point  si  les  philosophes  rirent  beaucoup  de  ce 
mariage;  cela  dut  être;  le  mariage  était  un  acte  trop  sérieux 
pour  que  les  philosophes  ne  s'en  amusassent  pas  à  leurs  petits 
soupers  ;  ce  que  je  sais  ,  c'est  que  M.  de  Roncerey,  qui  ne  crut 
pas  avoir  donné  son  consentement  à  ce  mariage,  trouva  fort 
mauvais  plus  tard  ,  lui ,  homme  de  race,  et  par  occasion  musi- 
cien ambulant,  d'avoir  pour  gendre  le  fils  d'un  pâtissier  de  la 
rue  de  la  Harpe  ;  seulement,  il  s'aperçut  de  cette  tache  de  farine 
à  son  écusson,  dans  une  circonstance  où  il  fut  soupçonné 
d'avoir  moins  songé  à  la  dignité  de  son  nom  qu'aux  intérêts 
privés  et  fort  privés  du  maréchal  de  Saxe. 

Il  est  temps  de  dire  que  le  héros  de  Fontenoy,  qui  n'était  en 
amour  ni  timide  comme  Turenne,  ni  continent  comme  Bayard  , 
n'avait  pu  voir  sans  envie  l'actrice  dont  Paris  raffollait;  rien  ne 
pouvait  résister  à  un  désir  de  ce  grand  vainqueur  ;  il  prenait  des 
Tilles  ,  des  provinces  ,  battait  les  plus  grands  généraux  étran- 
gers, allait  à  la  cour  en  bottes  ;  il  eût  été  plaisant,  ma  foi  !  que 
la  Favart  lui  eût  coûté  plus  de  souci  qu'une  province. 

Pour  la  rareté  du  fait,  le.maréchal  voulut  se  persuader  qu'on 


ilO  REVUE  DE  PARIS. 

lui  résisterait.  Au  lieu  de  commander  l'assaut  tout  de  suite,  il 
traça  ,  sans  doute  pour  s'amuser ,  des  cireonvallalions  fort 
étendues  autour  de  la  gentille  chanteuse  de  l'Opéra-Comique; 
car  elle  jouait  et  chantait  les  opéras  de  son  mari ,  de  Sédaine  et 
d'autres,  et  elle  ne  dansait  presque  plus. 

Voici  l'historique  des  préparatifs  militaires  que  fit  Maurice  de 
Saxe,  pour  s'emparer  du  cœur  de  M™e  Favart. 

De|)uis  le  cardinal  de  Richelieu  ,  les  grandes  expéditions  mi- 
litaires traînaient  toujours  à  leur  suite,  et  traîner  est  le  mot 
propre,  des  bandes  de  comédiens  ,  chargés  d'amuser  la  maison 
du  roi  ou  celle  de  Monsieur;  déplorables  campagnes  pour  les 
pauvres  comédiens  !  et  que  Scarron  et  Lesage  ont  omis  d'écrire 
avec  leur  admirable  plume  un  chapitre  qui  est  encore  à  faire  ! 
comme  ils  étaient  traités  !  payés  fort  peu  ;  nourris  encore  moins; 
prisonniers  souvent;  tués  quelquefois. 

Cependant,  sous  le  maréchal  de  Saxe,  on  commençait  à 
avoir  pour  eux  un  i)eu  plus  de  considération,  on  les  traitait 
déjà  comme  des  chevaux.  Touché,  ainsi  qu'il  a  été  dit,  des 
grâces  et  du  talent  de  M™« Favart, le  héros  comprit  qu'il  fallait 
trancher  du  magnifique  envers  le  mari  dont  il  convoitait  la 
femme.  Lisons  la  première  lettre  qu'il  lui  écrivit  du  quartier 
général  :  , 

«  Sur  le  rapport  que  l'on  m'a  fait  de  vous ,  monsieur,  je 
vous  ai  choisi  de  préférence  pour  vous  donner  le  privilège  ex- 
clusif de  ma  comédie.  Ne  croyez  pas  que  je  la  regarde  comme 
un  simple  objet  d'amusement;  elle  entre  dans  mes  vues  poli- 
tiques et  dans  le  plan  de  mes  opérations  militaires  ;  je  vous 
instruirai  de  ce  que  vous  aurez  à  faire  à  cet  égard  ,  lorsqu'il  en 
sera  besoin.  Je  compte  sur  votre  discrétion  et  sur  votre  exac- 
titude. 

«  M.  DE  Saxe.  « 

Qu'on  se  figure  le  juste  orgueil  dont  fut  pénétré  le  bon  Fa- 
vart en  recevant  une  lettre  du  maréchal  de  Saxe  où  on  le  faisait 
entrer,  lui,  auteur  de  pièces  de  la  foire,  dans  des  vues  politi- 
ques et  un  plan  d'opérations  militaires.  De  plus  fortes  têtes 
auraient  vacillé.  On  devine  sa  réponse.  Il  ne  répondit  pas,  il 
partit  pour  l'armée;  il  se  rendit  à  Bruxelles ,  plein  de  la  haute 
mission  dont  l'illustre  maréchal  allait  le  charger. 


RKVUfc  Db  PAP.IS.  111 

Arrivé  au  camp,  il  écrivit  à  sa  mère  les  ligues  suivantes ,  un 
peu  moins  pompeuses  que  ses  premières  espérances  ;  on  y  voit 
ce  qu'en  parlant  à  f  avart ,  le  maréchal  entendait  par  vues  poli- 
tiques et  opérations  militaires. 

tt  J'étais  obligé  de  suivre  l'armée  et  d'établir  mon  spectacle 
au  quartier  général  ;  lé  comte  de  Saxe,  qui  connaissait  le  ca- 
ractère «le  notre  nation  ,  savait  qu'un  couplet  de  chanson  ,  une 
plaisanterie,  faisaient  plus  d'effet  sur  l'âme  ardente  du  Français 
que  les  plus  belles  harangues.  « 

Ils  sont  connus  maintenant,  ces  plans  militaires  auxquels 
Favart  était  appelé  à  participer  :  il  devait  faire  des  chansons 
pour  les  mousquetaires  rouges ,  et  des  plaisanteries  pour  les 
mousquetaires  noirs.  ÎVéanmoins  il  jouissait  de  tout  le  crédit 
du  à  sa  position ,  et  son  influence  ,  il  est  vrai  de  le  dire ,  n'était 
pas  arrivée  au  degré  où  il  lui  était  donné  d'aspirer  avec  le  con- 
cours de  sa  femme  ,  toujours  et  plus  que  jamais  sollicitée  par  le 
maréchal.  Quand  celui-ci  se  fut  assuré  le  maii  et  le  comédien  , 
il  put  faire  comprendre  à  Favart,  sans  se  laisser  deviner,  qu'une 
troupe  comique  comme  la  sienne ,  la  première  à  la  suite  du  pre- 
mier corps  d'armée  du  monde  ,  serait  trop  fière  de  posséder  la 
merveille  de  Paris,  la  charmante  M'ne  Favart.  Ce  n'était  là  qu'un 
vœu  inspiré  par  un  profond  mérite  j  mais  un  vœu  du  maréchal 
n'était  pas  une  parole  vaine  pour  son  excellent  ami  Favart.  Fa- 
vart n'eut  pas  le  bon  sens  de  voir  un  ordre  dans  ce  désir,  et  il 
écrivit  à  sa  femme  en  février  1748. 

«  Ma  chère  petite  femme ,  j'arrive  de  l'armée,  où  j'ai  obtenu 
de  M.  le  maréchal  la  direction  de  sa  troupe,  conjointement  avec 
M.  Parmentier,  malgré  une  foule  d'envieux.  Il  ne  me  manque 
que  la  présence  de  Justine  ;  dans  tous  les  objets  qui  ont  droit  de 
plaire,  je  ne  verrai  jamais  que  M^'^  de  Chantilly.» 

Quelques  jours  après,  Justine  de  Chantilly,  M"'«'  Favait,  rom- 
pait son  engagement  avec  l'Opéra-Comique  ,  montait  en  voilure 
el  descendait  à  Gand  dans  les  bras  de  son  mari.  Jusqu'ici ,  on 
le  voit ,  le  maréchal  avait  parfaitement  réussi  ;  il  avait  réuni  la 
femme  au  mari ,  et  il  les  tenait  tous  deux  dans  les  limites  de 
son  camp,  et  le  bon  Favart  se  croyait  le  plus  heureux  des 
hommes,  directeur  de  la  troupe  de  M.  le  maréchal  de  Saxe, 
poète  des  vainqueurs  !  aimé  d'une  jolie  femme  de  vingt  ans  ! 
Par  moment  il  écrivait  à  ses  amis  de  Paris,  tant  sa  joie  le  trou- 


112  REVUE  DE  PARIS. 

blait  :  nous  avons  pris  une  ville  ;  nous  avons  fait  trois  mille 
prisonniers  ;  nous  avons  perdu  cinq  cents  hommes.  M.  le  ma- 
réchal disait  :  Palsambleu!  Tamour  est  un  fat  ;  et  le  bonheur 
s'il  vous  plaît. 

Ce  n'est  pas  au  moment  où  M™e  Favart  élait  près  de  lui, 
que  la  maréchal  se  serait  montré  moins  généreux  envers  le 
mari ,  son  directeur  si  habile.  Il  ne  mit  pas  de  terme  à  sa  mu- 
nificence ;  Favart  n'en  revenait  pas  ;  il  disait  à  sa  mère  dans  une 
lettre  : 

«  Je  suis  à  Louvain  depuis  huit  jours ,  où  je  ne  fais  rien  à 
présent.  Toute  l'armée  est  en  mouvement  et  marche  du  côté  de 
Tongres  pour  s'opposer  aux  ennemis.  Notre  maréchal  sait  trop 
bien  son  métier  pour  laisser  le  succès  douteux;  en  parlant  il 
m'a  envoyé  deux  très-beaux  chevaux  pour  mettre  à  mon 
carrosse.  » 

Voilà  donc  Favart  en  carrosse  et  M™«  Favart  aussi. 

II  continue  : 

«  M.  le  maréchal  me  donne  tous  les  jours  de  nouvelles  mar- 
ques de  sa  bonté  ,  il  vient  encore  de  m'envoyer  un  lit  de  camp 
de  satin  rayé  ,  de  la  couleur  de  celui  qui  tapisse  ma  chambre  à 
Paris;  c'est  la  plus  jolie  chose  du  monde.  » 

On  remarque  sans  peine,  à  propos  de  ce  nouveau  cadeau  du 
maréchal ,  que  la  couleur  de  la  chambre  de  Favart  était  présu- 
mablement  la  couleur  de  la  chambre  de  sa  femme.  La  distinc- 
tion ne  pouvait  être  faite  par  Favart,  qui,  applaudi ,  fêté , 
comblé  de  présents ,  de  chevaux  et  de  tapisseries,  écrivait  en- 
core à  sa  mère  ,  dans  l'excès  d'une  reconnaissance  trop  grande 
pour  ne  pas  être  expansive  : 

«Ma  chère  mère, 

«  Je  n'ai  pas  un  quart  d'heure  pour  me  livrer  au  sommeil  ; 
cependant,  je  me  porte  bien  et  je  ne  dois  rien  appréhender.  M.  le 
maréchal  m'encourage  ;  il  m'a  envoyé  à  Lière  vingt-cinq  bou- 
teilles de  son  vin,  marchandise  fort  rare  en  ce  pays  à  cause  du 
séjour  des  troupes.  » 

Et  quand  le  vin  aurait  été  encore  plus  rare ,  et  quand  il  n'y 
aurait  eu  qu'une  seule  bouteille  de  vin  dans  le  pays  ,  Favart  pou- 
vait-il manquer  de  l'avoir,  lui,  l'ami  du  maréchal,  lui ,  le  mari 
de  M^ie  Favart  ? 


REVUE  DE  PARIS,  113 

Le  maréchal,  d'ailleurs,  ne  se  croit  pas  encore  quitte  avec 
Favarl  qui  lui  est  si  utile  dans  ses  plans  militaires  ,  ce  serait  de 
l'injjratitude.  Le  maréchal  n'a  été  que  juste  envers  lui  ;  il  tient 
à  se  montrer  injuste  pour  les  autres;  il  est  prohable  que  ce  fut 
une  injustice  indirectement  commise  au  profit  de  Favart ,  que 
l'acte  dont  il  se  réjouit  dans  la  même  lettre  à  sa  mère. 

«  Je  suis  maintenant  maître  absolu  de  toute  la  direction  ;  tous 
mes  intérêts  sont  arrangés  ;  il  ne  reste  plus  qu'à  calculer  pour 
mon  profit.  Si  chaque  mois  de  l'année  me  produit  autant  que  le 
dernier  et  le  commencement  de  celui-ci ,  je  retournerai  à  Paris 
avec  cinquante  mille  francs  de  bénétices.  » 

Enfin,  ajoute  Favart,  et  ceci  peint  combien  il  avait  chaude- 
ment servi  le  maréchal ,  et  combien ,  pour  mieux  dire ,  ils 
étaient  liés  et  liés  à  un  point  au  delà  duquel  il  n'y  a  rien. 

«  J'ai  encore  pour  ressource  la  bourse  de  M.  le  maréchal ,  qui 
m'a  engagé  d'y  puiser  toutes  les  fois  que  mes  besoins  le  com- 
manderaient. » 

Toutes  ces  choses  ayant  eu  lieu  ,  politesses,  confidences ,  ca- 
deaux ,  prêts  d'argent,  voici  ce  que  le  maréchal  de  Saxe  écri- 
vait à  Mine  Favart  : 

«  Mademoiselle  de  Chantilly,  je  prends  congé  de  vous  ;  vous 
êtes  une  enchanteresse  plus  dangereuse  que  feue  M"»  Arraide. 
Tantôt  en  pienot ,  tantôt  travestie  en  amour  et  puis  en  simple 
bergère,  vous  faites  si  bien  que  vous  nous  enchantez  tous.  Je 
me  suis  vu  au  moment  de  succomber  aussi ,  moi  dont  l'art  fu- 
neste effraye  l'univers  ;  quel  triomphe  pour  vous  si  vous  aviez 
pu  me  soumettre  à  vos  lois  !  je  vous  rends  grâce  de  n'avoir  pas 
usé  de  tous  vos  avantages;  vous  ne  l'entendez  pas  mal  pour  une 
jeune  sorcière  ,  avec  votre  houlette  qui  n'est  autre  que  la  ba- 
guette dont  fut  frappé  ce  pauvre  prince  des  Français,  que  Re- 
naud l'on  nommait,  je  pense.  Déjà  je  me  suis  vu  entouré  de 
fleurs  et  de  fleurettes ,  équipage  funeste  pour  tous  les  favoris 
de  Mars.  J'en  frémis;  et  qu'aurait  dit  le  roi  de  France  et  de  Na- 
varre, si,  au  lieu  du  flambeau  de  sa  vengeance,  il  m'avait 
trouvé  une  guirlande  à  la  main?  Malgré  le  danger  auquel  vous 
m'avez  exposé,  je  ne  puis  que  vous  savoir  gré  de  mon  erreur, 
elle  est  charmante.  Mais  ce  n'est  qu'en  fuyant  que  l'on  peut 
éviter  un  péril  si  grand. 

»  Pardonnez ,  mademoiselle ,  à  un  reste  d'ivresse  cette  prose 
3  10 


114  REVUE  DE  PAHIS. 

rimée  que  vos  talents  m'inspirent;  la  liqueur  dont  je  suis 
abreuvé  dure  souvent ,  dit-on  ,  plus  longtemps  qu'on  ne  pense. 

»  M.  DE  Saxe.  » 

Tel  fut,  répétons-nous  ,  le  premier  résultat  des  présents  faits 
à  Favart  :  carrosse,  chevaux ,  tentes  ,  direction  de  tliéàlre,  bou- 
teilles de  vin,  et  argent  prêté. 

Effrayée  avec  raison  de  cette  charge  de  grosse  prose,  qui 
fondait  sur  elle ,  sabre  nu ,  mèche  allumée  ,  M™e  Favart  s'é- 
chappa du  camp  du  maréchal  pour  se  réfugier  à  Bruxelles  sous 
la  protection  de  M'"^  la  duchesse  de  Chevreuse.  Toute  négocia- 
tion pacifique  était  désormais  rompue.  Maurice  de  Saxe  ,  en  ap- 
prenant cette  fuite,  se  mit  dans  une  colère  épouvantable i  il  la 
considéra  comme  une  désertion  sous  les  drapeaux  :  oser  ainsi 
s'enfuir  au  moment  oii  il  croyait  tenir  la  victoire  !  Il  parlait 
d'envoyer  un  détachement  à  la  poursuite  de  la  chaste  évadée. 
Son  indignation  tomba  sur  le  mari ,  qui,  ne  commençant  pas 
encore  à  voir  clair  dans  les  galanteries  du  maréchal ,  écrivait 
à  sa  femme  avec  sa  tendresse  ordinaire. 

«  Mon  cher  petit  bouffe  !  ta  santé  m'inquiète  beaucoup.  En- 
voie-moi le  certificat  du  chirurgien  pour  le  faire  voir  à  M.  le 
maréchal.  On  doit  écrire  à  M.  de  la  Grolet  pour  savoir  si  tu  es 
en  état  de  partir  pour  l'armée  -,  on  m'a  même  menacé  de  te 
faire  venir  de  force  par  des  grenadiers  ,  et  de  me  punir  si  j'en 
imposais  sur  ta  maladie.  Nous  sommes  ici  fort  mal  ;  je  ne  suis 
pas  encore  logé  ,  et  j'ai  couché  sur  la  paille  à  la  belle  étoile  , 
depuis  que  je  t'ai  quitté.  Quoique  ta  présence  soit  ici  nécessaire 
pour  le  bien  du  spectacle,  quoique  je  brûle  d'impatience  de  te 
revoir,  ta  santé  doit  être  préférée  à  tout.  » 

Ainsi,  comme  on  le  voit  par  cette  lettre,  le  maréchal  de  Saxe 
songeait  à  s'emparer  du  cœur  de  M^^e  Favart  à  l'aide  de  ses  grena- 
diers. Il  ne  croyait  pas  à  la  maladie  qui  lui  avait  fait  inopinément 
abandonner  le  camp  ;  personne  n'y  croyait  d'ailleurs,  excepté 
Favart,  si  aveugle,  si  crédule,  si  confiant  dans  l'amitié  de  son 
héroïque  ami,  le  maréchal,  qu'il  ne  devinait  pas  la  cause  pour 
laquelle  lui,  si  fêté  d'abord,  couchait  maintenant  sur  la  paille,  à 
la  belle  étoile.  Sur  la  paille  !  lui ,  Favart,  logé  autrefois  sous 
une  tente  rayée,  promené  en  carrosse^  buvant  du  meilleur  vin 
du  maréchal  ! 


REVUE  DE  PARIS.  115 

Cependant,  nulgré  les  menaces  du  maréchal  et  de  son  corps 
d'armée,  M™*'  Favarl  ne  retourna  pas  au  camp,  mais  à  Paris, 
afin  d'être  plus  loin  encore  des  terribles  tendresses  de  son  persé- 
cuteur. Qu'allait  devenir  son  mari?  Triste  retour  de  fortune  ! 
condamné  à  payer  26,000  francs  qu'il  ne  devait  pas  aux  pro- 
priétaires de  la  salle  exploitée  par  sa  troupe,  il  est  obligé  de 
quillcM'  le  Brabant  et,  par  conséquent,  délaisser  son  théâtre  dans 
une  complète  anarchie.  A  qui  s'adressera-t-il  pour  obtenir  jus- 
lice?  A  qui?  Mais  au  maréchal,  se  ditFavart  ;  n'est-il  pas  mon 
ami,  mon  admirateur?  Après  avoir  remis  le  Brabant  aux  troupes 
de  Marie-Thérèse,  le  maréchal  était  allé  à  Paris  où  l'on  célé- 
brait sa  valeur,  sur  tous  les  théâtres,  dans  des  couplets  chantés 
sous  les  balustres  d'or  de  sa  loge,  en  présence  même  du  roi.  A 
Paris,  Favart  obtint  à  peine  quelques  avares  protections  dont  il 
ne  lira  aucun  avantage.  Son  théâtre  était  perdu  pour  lui.  Quant 
au  maréchal,  il  laissa  Favart  dans  la  position  où  il  était  et  où 
indubitablement  il  avait  lui-même  contribué  à  le  mettre.  Enfin 
ruiné,  tombé  plus  bas  qu'au  temps  où  il  pétrissait  des  échaudés 
d'une  main  et  où  il  écrivait  des  couplets  de  l'autre,  une  lettre 
de  cachet  le  força  à  sortir  de  Paris.  Strasbourg  fut  son  refuge, 
un  avocat  son  hôte  généreux.  Ce  n'était  encore  là  que  la  moitié 
des  misères  de  Favart.  Ne  laissait-il  pas  sa  femme  à  Paris  ,  à  la 
merci  de  celui  dont  la  main  avait  signé  sa  lettre  d'exil  ?  Sa  femme, 
obligée  de  se  montrer  en  public  tous  les  soirs  et  de  rentrer  à 
minuit  chez  elle, n'ayant,  au  milieu  des  rues  désertes,  pour  pro- 
tection que  celle  d'une  servante,  et  dans  un  temps  où  Ton  enle- 
vait en  pleine  impunité,  surtout  quand  il  s'agissait  d'une  actrice 
et  d'une  actrice  de  la  Comédie-Italienne.  Cependant  Favart 
irélail  pas  encore  découvert,  et  sa  femme  opposait  une  pru- 
dence à  toute  épreuve  aux  conspirations  sourdes  dont  elle  était 
l'objet.  Ils  s'aimaient  plus  que  jamais  dans  leur  malheur  com- 
mun :  héroïque  fidélité  au  xviiie  siècle  !  Toujours  présents  l'un 
à  l'autre,  ils  s'entendaient  pour  regarder  la  même  étoile  à  la 
même  heure;  ils  s'envoyaient  des  fleurs  qu'ils  avaient  portées, 
et  à  la  fêle  de  sa  bonne  Justine  .  Favarl  lui  écrivait,  au  risque 
d'éveiller  la  police  de  Strasbourg,  rôdant  autour  de  sa 
retraite  : 

a  Je  te  souhaite  une  bonne  fête,  ma  chère  Justine  ;  sois  heu- 
reuse autant  que  je  me  trouve  malheureux  d'être  séparé  de  loi. 


116  REVUE  DE  PARIS. 

et  rien  n'égalera  ma  félicité.  Reçois  cette  fleur  fanée,  arrachée 
de  sa  tige  ;  c'est  le  symbole  d'un  cœur  flétri  par  une  absence  ri- 
goureuse. Adieu!  que  tous  tes  jours  soient  des  jours  de  fête; 
mais,  au  milieu  des  plaisirs,  songe  que,  situ  es  formée  pour 
exciter  l'amour,  tu  es  née  pour  mériter  Testirae.  » 

Il  y  a  sans  doute,  dans  cette  dernière  phrase,  une  teinte  de  la 
sensibilité  raisonneuse  et  antithétique ,  créée  par  Diderot  dans 
les  lettres  et  par  Greusedans  la  peinture  ;  mais  n'est-il  pas  tou- 
chant néanmoins  de  voir  encore  une  Héloïse  et  un  Abeilard  à 
cette  époque  de  démoralisation  universelle  ?  Voici  ce  que 
]\jmc  Fayart  répondait  à  son  mari  :  c'est  à  s'agenouiller  devant 
tant  d'honnêteté  sans  orgueil  et  sans  paroles  vaines.  Grand 
Dieu  !  qu'une  femme  en  écrirait  long  aujourd'hui,  si  elle  rendait 
le  même  service  à  l'honneur  de  son  mari. 

«  1749,  Paris,  1er  septembre. 

»  Le  maréchal  est  toujours  furieux  contre  moi;  mais  cela 
m'est  égal.  Si  tu  veux,  j'enverrai  mon  débuta  tous  les  diables, 
et  je  pars  sur-le-champ  pour  t'aller  retrouver.  Il  y  a  toujours 
un  monde  prodigieux  quand  je  parais.  Je  viens  déjouer  la  dan- 
seuse dans  Je  ne  sais  quoi,  et  Fanchon  dans  le  Triomphe  de 
l'Intérêt.  Le  duo  que  j'ai  chanté  avec  Rochard  est  aussi  de  ta 
façon  ;  il  suffit  qu'il  vienne  de  toi  pour  que  jele  rende  bien. 

«  On  me  menace  qu'on  va  me  faire  beaucoup  de  mal  5  mais  je 
m'en  moque  :  j'irai  de  grand  cœur  demander  l'aumône  avec  loi. 
Je  suis  pour  jamais  ta  femme  et  ton  amie  ,  »  Jisti:se  Favart.  » 

C'est  avec  ce  style  que  Laclos  et  Louvet  de  Couvray  écrivirent 
des  romans  qui  sont  restés. 

Justine  Favart  ne  se  borne  pas  à  ces  vives  démonstrations 
d'une  amitié  tout  d'une  venue;  elle  obtient  de  ne  pas  suivre  la 
comédie  à  Fontainebleau,  où  résidait  la  cour,  et  elle  part  pour 
Lunéville,  où  était  son  véritable  roi,  où  Favart  devait  se  trou- 
ver. Mais  à  peine  descendue  dans  cette  ville,  deux  employés  à 
la  police  tombent  chez  elle  .  Tarrêtent,  et.  sous  prétexte  de  la 
conduire  à  Fontainebleau,  ils  la  mènent  au  couvent  des  Andelys. 
Noble  conduite  du  maréchal  de  Saxe  !  le  mari  en  exil,  la  femme 
au  couvent  ! 

L'acte  esi  si  odieux,  que  M'''^ Favart  ne  pense  pas  à  l'attribuer 
tout  entier  au  maréchal,  quoiqu'elle  dise  dans  la  première  lettre 


REVUE  DE  PARIS.  117 

datée  de  sa  réclusion  :  «  Je  ne  sais  où  Von  vie  mène  ;  mais 
les  plus  grands  supplices  ne  me  feront  jamais  manquer  à  la 
vertu.  » 

Quatre  jours  après,  elle  apprend  que  c'est  son  père  qui  Ta 
fait  enfermer  à  cause  de  la  prétendue  illégalité  de  son  mariafja 
avec  Favart.  L'honnête  M.  de  Roncerey  n'admet  pas  que  sa  fille 
ait  épousé  un  homme  de  rien  qui  fait  des  pièces,  lui  qui  faisait 
de  la  musique  pour  vivre  ! 

«  J'ai  vu  la  lettre  de  cachet  ;  c'est  mon  père  qui  m'a  fait  mettre 
ici.  Ne  perdez  pas  un  instant  ;  envoyez  tous  nos  papiers  chez  le 
ministre,  M.  d'Argenson,  et  surtout  le  consentement  de  mon 
père,  signé  de  sa  main;  c'est  le  curé  de  Saint-Pierre-aux-Bœufs 
qui  l'a.  Je  viens  d'écrire  à  M.  le  maréchal  de  Saxe  ce  qui  vient 
de  nous  arriver.  Je  suis  sûre  qu'il  voudra  bien  s'intéresser  à  ce 
qui  nous  regarde,  et  nous  rendra  service  dans  cette  occasion.  « 

Le  service  était  parfaitement  rendu ,  puisque  c'était  le 
maréchal  de  Saxe  qui,  d'accord  avec  M.  de  Roncerey,  avait 
fait  cloîtrer  M™«=  Favart  aux  Andelys.  L'illégalité  du  mariage 
n'était  qu'une  invention  combinée  par  ces  deux  honnêtes  per- 
sonnes. 

Du  couvent  des  Grands-Andelys ,  d'où  l'on  craignait  qu'il  ne 
lui  fût  encore  trop  facile  de  faire  parvenir  ses  plaintes,  on  la 
transféra  au  couvent  d'Angers  ,  comme  une  prisonnière  d'Étal, 
elle,  dont  tout  le  crime  était ,  non  pas  de  s'être  mariée  avec 
Favart,  prétexte  ridicule  employé  par  un  père  plus  ridicule  en- 
core, mais  d'être  du  goût  d'un  maréchal  allemand  au  service  de 
la  France.  Plus  on  la  tourmenterait  loin  de  son  mari,  dont  le 
sort  l'effrayait ,  et  plus  on  espérait  obtenir  d'elle  une  rançon 
extrême  et  qu'il  n'est  plus  besoin  de  qualifier.  On  poussait  la 
galanterie  jusque-là  dans  ces  temps  qu'on  juge  un  peu  trop 
frivoles.  Les  lettres  de  cachet ,  les  prisons  d'État,  les  lettres  de 
bannissement,  les  couvents,  sont  choses  assez  sérieuses  ;  et  on 
en  usait  avec  prodigalité,  quoiqu'on  s'en  indignât  et  qu'on  en 
rît  beaucoup,  deux  signes  incontestables  de  prochaine  dé- 
cadence. 

Enfin  le  véritable  auteur  de  ces  basses  et  cruelles  tyrannies  , 
TAnacréon  sabreur,  crut  qu'il  était  temps  de  se  démasquer,  la 
plaisanterie  ayant  été  poussée  assez  loin.  Il  prit  sa  plume  ou  sa 
cravache,  et  il  écrivit  sur  ce  ton  à  M™^  Favart  : 

10. 


«8  REVUE  DE  PARIS. 

Le  Maréchal  de  Saxe  a  Mademoiselle  de  Chawtilly. 

«1749,  21  octobre. 

»  J'ai  reçu,  au  moment  où  j'allais  partir  pour  Chambord,  la 
lettre  que  vous  m'avez  écrite  de  Lunéville,  ma  ctière  Fémine.  Je 
n'ai  point  entendu  parler  de  Favart.  Vous  vous  pressez  toujours 
trop.  Il  doit  être  bien  flatté  que  vous  lui  sacrifiiez  fortune,  agré- 
ment, gloire,  enfin  tout  ce  qui  eût  fait  le  bonheur  de  votre  vie  , 
pour  le  suivre  dans  un  genre  de  vie  que  la  seule  nécessité  fait 
embrasser.  Je  souhaite  qu'il  vous  en  dédommage,  et  que  vous 
ne  sentiez  jamais  le  sacrifice  que  vous  lui  faites.  J'ai  vu  hier  au 
soir  M.  le  maréchal  de  Richelieu,  qui  était  furieux  contre  vous, 
parce  que  M.  Bérier  lui  avait  échauffé  les  oreilles.  Je  rabats  ce- 
pendant tous  les  coups  qui  portent  sur  vous.  Plus  ne  vous  en 
dirai  sur  ce  qui  me  regarde,  vous  n'avez  point  voulu  faire  mon 
bonheur  et  le  vôtre  :  peut-être  ferez-vous  votre  malheur  et 
celui  de  Favart  j  je  ne  le  souhaite  point,  mais  je  le  crains.  Adieu. 

»  M.  DE  Saxe.  » 

Pour  bien  comprendre  le  sens  odieux  de  celte  lettre,  il  faut 
dire  ici  que,  poursuivi  de  ville  en  ville,  Favart  avait  été  réduit  à 
se  cacher  dans  une  cave  où  il  peignait  des  éventails  pour  vivre  ; 
tâche  qui,  continuée  longtemps  sous  des  voûtes  humides,  et  à 
la  lueur  fatigante  de  la  lampe ,  épuisa  sa  santé  et  altéra  pour 
toujours  sa  vue.  C'était  son  meilleur  ami  le  maréchal  qui  lui 
avait  ménagé  cette  affreuse  existence,  afin  d'abaisser  la  résistance 
de  sa  femme.  Ployant  sous  tant  de  persécutions,  M^^e  Favart 
céda  enfin  avec  résignation  ;  elle  pensa  que  la  vie  de  son  mari 
valait  bien  un  sacrifice  qui  ne  déshonorait  que  celui  qui  l'exi- 
geait et  ne  savait  pas  le  mériter.  Aussitôt  sa  captivité  s'adoucit; 
d'Angers  elle  passe  à  Tours  ,  de  Tours  à  issoudun  ;  et  quelques 
mois  après  ,  les  deux  lettres  de  cachet  dont  elle  et  son  mari 
avaient  été  frappés  ,  sont  révoquées.  Elle  et  lui  furent  admira- 
bles dans  leur  constance  à  refuser,  après  leurs  malheurs ,  tous 
les  genres  de  réparation  offerts  par  le  maréchal.  Tous  les  bil- 
lets de  raille  et  de  douze  cents  livres  qu'il  leur  envoyait,  étaient 
déchirés  ou  jetés  au  feu,  et  pourtant  ils  avaient  à  peine  de  quoi 
vivre  après  une  longue  absence  de  Paris  et  du  théâtre  qui  était 
leur  profession.  Celte  conduite  était  généreuse  ;  elle  devint 


REVUE  DE  PARIS.  Hé 

noble  à  la  mort  du  maréchal ,  arrivée  à  la  suile  d'une  cliiile  de 
cheval,  le  ôO  novembre  irr.O.  A  cette  occasion,  le  bon  Favart 
écrivait  ces  lignes.  «  Je  crois  qu'il  m'est  permis  de  dire  sur  la 
mort  de  cet  illustre  homme  de  guerre  ce  que  le  père  de  notre 
théâtre  disait  sur  le  cardinal  de  Richelieu  : 

Qu'on  parle  bien  ou  mal  du  fameux  maréchal , 
Ma  prose  ni  mes  vers  n"en  diront  jamais  rien. 
Il  m'a  fait  trop  de  bien  pour  en  dire  du  mal  ; 
11  m'a  fait  trop  de  mal  pour  en  dire  du  bien. 

Tout  s'éteint  ensuite  ;  plus  de  haines  ;  tout  est  dit.  Favart  et 
sa  délicieuse  femme  rentrent  au  théâtre  ,  l'un  pour  y  écrire  de 
petits  chefs-d'œuvre,  l'autre  pour  jouer  avec  le  même  succès 
quauparavant.  Vingt  ans  s'écoulent  dans  cette  heureuse  union, 
qui,  quoique  très-étroite,  admet  cependant  l'abbé  de  Voisenon, 
qui  devient  de  la  famille  j  triple  amitié  oiJ  la  bonté,  l'indulgence 
et  l'esprit  remplacent  les  liens  du  sang. 

Tout  l'avantage  de  la  comparaison  entre  le  marquis  de  Bruuoy 
et  l'abbé  de  Toisenon  appartient  au  premier,  malgré  de  plus 
grandes  folies,  malgré  de  colossales  axtravagances,  dont  l'an- 
tiquité ,  à  qui  il  est  d'usage  de  tout  rapporter,  n'offre  pas 
d'exemple.  Si  le  marquis  de  Brunoy  souille,  de  la  base  au  som- 
met, le  monument  de  la  noblesse  auquel  il  s'appuie,  quel  scan- 
dale plus  profond  ne  cause  pas  l'abbé  de  Voisenon,  en  balayant 
de  sa  robe  de  prêtre  les  foyers  de  théâtres ,  la  poussière  des 
salons,  les  roses  effeuillées  sur  les  tapis  des  boudoirs,  et  eu 
chantant  toutes  les  Thémire  fardées,  toutes  les  Glycère  en  pa- 
nier, toutes  les  Thaïs  décolletées,  toutes  ies  Iris  de  son  temps  ! 
L'un  ne  blessait  que  l'honneur  d'une  institution  humaine,  utile 
peut-être;  l'autre  portait  violemment  atteinte  à  ce  qui  est  un 
objet  de  respect  pour  tout  le  monde  ;  il  outrageait  en  face  la 
religion  dont  il  était  le  prêtre.  C'est  un  prêtre  d'un  rang  il- 
lustre, d'un  nom  remarquable,  d'une  position  au-dessus  des  pe- 
tits avantages  que  pouvait  procurer  la  petite  poésie  athée  en 
vogue  et  en  crédit,  sous  la  raison  de  commerce  Voltaire  et 
compagnie  ;  c'est  un  prêtre  qui  fut  presque  évêque,  et  ce  qu'il 
y  a  d'aussi  étrange,  ce  fut  un  prêtre  toujours  malade  ,  qui  rima 
des  contes,  des  madrigaux  et  des  épitres  si  hardies,  que  le 


120  REVUE  DE  PARIS. 

éclianlillons  sont  difficiles  à  produire.  Ouvrez  ses  œuvres,  si 
vous  êtes  d'â|;e  ù  ceh,  et  vous  serez  édifié  :  C'est  un  discours 
sur  la  nécessité  d'aiwer,  où  Tabbé  de  Yoisenon  dit  à  Daphné, 
et  Dieu  sait  ce  qu'était  cette  Daphné  ! 

Ainsi  l'amour  de  la  voûte  céleste 
Descend  pour  nous  dans  ce  séjour  funeste  ; 
C'est  dans  ton  sein  qu'il  retrouve  aujourd'hui 
I/uiiique  temple  encor  digne  de  lui. 

Après  ces  jolies  choses  dites  à  M^'c  Diphné,  nous  trouvons  une 
épitre  de  M.  l'abbé  à  M^^^  Elie,  qui  voulait  vie  faire  sou  cha- 
pelain. Quelle  idée  si  extraordinaire,  en  effet,  de  choisir  un 
prêtre  i)nur  chapelain  !  Ne  dirait-on  pas  que  la  proposition 
s'adressait  à  un  mousquetaire  ?  Au  reste,  l'abbé  de  Yoisenon  ne 
la  repousse  pas;  il  répond  ù  M"<=  Élie  qui  i»rélendait  le  faire 
son  chapelain  : 

Le  chapelain,  rempli  de  ta  divinité, 
Ressentira  de  plus  fjrancls  troubles 
Que  ceux  que  tourmentait  l'oracle  de  Fhébus  ; 

Tous  les  jours  seront  fêles  doubles  , 
Et  les  désirs  feront  le  plan  des  oremus  ; 

C'est  dans  tes  yeux  qu'on  lira  son  rosaire, 
I.es  amours  répondront  en  chœur  ; 
La  relique  sera  Ion  cœur. 
Le  mien  sera  le  reliquaire. 

El  non-seulement  ce  malheureux  abbé  péchait  pour  lui,  mais  il 
se  damnait  pour  les  autres.  11  avait  i]u  libertinafîe  en  magasin; 
il  en  cédait  à  ses  amis  qui  l'envoyaient  à  leursamies  à  Poccasion 
d'une  fête  ou  d'un  mariage.  Ainsi  le  grave  Duclos  s'adresse  ù  lui 
afin  d'avoir  quatre  vers  bien  tournés  pour  envoyer  à  une 
M^'"  Olympe,  et  aussitôt  l'abbé  prend  la  plume  et  intitule  ainsi 
le  quatrain  demandé  :  f^ers  au  nom  de  Duclos,  à  mademoi- 
selle Olympe.,  gui  désirait  une  vierge  qui  était  dans  son  lit. 
Nous  ignorons  comment  M"«  Olympe  trouva  les  vers;  quant  à 
nous,  nous  les  trouvons  trop  vifs  pour  les  transcrire.  C'est  là  le 
service  qu'un  grave  historien  obtenait  d'un  abbé  au  xvni  siècle. 
Puis  vient  un  madrigal  sur  les  limbes,  oui,  sur  les  limbes  !  ce 


REVUE.de  PARIS.  121 

sujet  de  si  sévères  controverses  ;  puis  un  envoi  de  M.  le  duc 
de  Richelieu  à  madame  d'Egmont,  sa  fille ,  en  lui  donnant 
un  autel  de  l'amour.  Il  a  rimé  pour  l'historien ,  il  rime  pour 
un  duc.  C'est  maintenant  un  peu  son  tour  :  A  madame  de*"*, 
gui  m'apprenait  à  faire  du  filet  et  à  gui  j'offrais  mon  pre- 
mier essai  de  cet  ouvrage.  Et  il  débute  de  cette  manière  : 

Saint  Pierre,  Vulcain  et  l'Amour 
Firent  des  filets  tour  à  tour. 
Ceux  de  l'Amour,  qu'on  idolâtre, 
Forment  le  plus  doux  des  métiers. 

Ainsi,  les  filets  de  saint  Pierre  n'ont  que  le  dernier  rang 
comparés  aux  autresfilets.il  est  à  remarquer  ici,  comme  ailleurs, 
que  l'abbé  de  Voisenon  est  toujours  entraîné  à  prendre  ses 
images  dans  le  domaine  de  la  théologie.  J'ai  pensé  que  le  re- 
mords était  pour  beaucoup  dans  ces  réminiscences  pieuses, 
acharnées  à  le  poursuivre.  Cela  est  d'autant  plus  vraisemblable, 
qu'il  ne  se  montra  jamais  ouvertement  athée,  ni  dans  ses  vers, 
ni  dans  sa  prose,  ni  même  dans  sa  correspondance  avec  Voltaire  ; 
et  l'occasion  était  pourtant  assez  belle  !  Avec  le  patriarche  il  se 
rabat  sur  la  tolérance,  thème  élastique  :  il  crie  un  peu  contre  la 
persécution;  mais  au  fond  il  n'attaque  pas  les  bases  de  la  reli- 
gion. Non  que  ceci  l'excuse,  car,  impiété  pour  impiété,  mieux 
vaut  celle,  s'il  y  a  un  choix  à  faire,  qui  a  pour  elle  les  luttes  et 
les  fatigues  du  raisonnement ,  que  l'ijnpiélé  infirme  qui  se  com- 
promet sans  réflexion  et  tombe  dans  l'abîme,  non  avec  la  di- 
gnité du  plongeur  hardi ,  mais  en  deux  doubles  et  les  yeux 
fermés.  Satan  est  noble;  les  diablotins  sont  ridicules.  L'abbé 
Voisenon  ne  fut  jamais  qu'un  diablotin  en  impiété. 

Si  l'abbé  de  Voisenon  n'était  pas  un  aigle  en  fait  de  bons  sens, 
que  penser  de  M.  de  Choiseul,  qui  voulut  le  faire  nommer  mi- 
nistre de  France  dans  une  cour  étrangère?  l'abbé  de  Voisenon! 
cet  homme  que  M.  de  Lauraguais  appelait  une  poignée  de  puces. 
Mais  s'il  ne  fut  pas  ministre  de  France,  il  était  écrit  qu'il  serait 
ministre  de  quelqu'un.  Il  était  trop  incapable  de  l'être  pour  que 
cela  n'arrivât  pas.  Quelques  années  après,  le  prince-évéque  de 
Spire  le  nomma  son  ministre  plénipotentiaire  h  la  cour  de 
France.  Il  ne  lui  manquait  plus  que  d'être  académicien  :  il 


122  REVUE  DE  PARIS. 

le  fut;  il  succéda  à  Crébillon,  l'auteur  à'Alréeet  Tlifeste, 
Quand  il  fut  nommé  par  le  prince-évêque  de  Spire  ministre 
plénipotentiaire  à  la  cour  de  France,  il  reçut  les  félicitations  du 
haut  clergé ,  honoré  dans  sa  personne  d'une  distinction  aussi 
rare.  Toute  flatteuse  qu'elle  fût,  cette  mission  n'arrêta  pas  ce- 
pendant son  entraînement  vers  le  théâtre;  l'eût-on  fait  pape,  il 
aurait  encore  écrit  des  opéras  et  des  vaudevilles  à  la  face  de  la 
chrétienté  scandalisée.  Au  nombre  des  nobles  ecclésiastiques 
qui  allèrent  le  complimenter,  il  s'en  trouva  un  qui,  s'étant  pré- 
senté plus  tard  que  les  autres  et  au  moment  où  les  réceptions 
semi)laient  épuisées,  causa  quelque  surprise  au  château  de  Voi- 
senon.  Descendu  à  Melun  où  il  avait  été  invité  â  déjeuner  par 
le  chapitre,  l'évéque  de  Meaux,  qui  n'était  plus  Bossuet,  résolut, 
la  journée  étant  belle,  le  chemin  agréable  ,  d'aller  à  pied  et  à 
travers  champ  de  Melun  à  Voisenon  ,  pour  y  apporter  ses  féli- 
citations au  ministre  du  prince-évêque  de  Spire.  Tout  en  écou- 
lant le  bruit  des  cloches  du  couvent ,  qui  avait  toujours  quel- 
que chose  à  sonner^  comme  disait  l'abbé  de  Voisenon,  l'évéque 
de  Meaux  parvint,  de  sentier  en  sentier  tracé  dans  la  campagne, 
au  château  où  il  n'était  pas  attendu.  On  était  en  automne;  il  y 
avait  plus  de  fruits  que  de  feuilles  sur  les  arbres.  Sous  un  pom- 
mier ,  l'évéque  aperçoit ,  dans  un  costume  fort  différent  du 
costume  villageois,  une  jeune  fille  occupée  à  manger  des  fruits 
avec  une  avidité  peu  commune  aux  gens  de  la  campagne.  Son 
corset  était  en  salin  rose  semé  de  paillettes  d'argent.  —  Qui 
êtes-vous  ?  lui  demanda  l'évéque  en  s'arrêtant  près  de  l'arbre. — 
Monsieur  ,  je  suis  un  Jeu  ;  mademoiselle  ,  qui  est  sur  l'arbre , 
est  aussi  un  JeUj  et  nous  mangeons  des  pommes,  comme  vous 
voyez.  —  Après  avoir  regardé  dans  le  pommier  l'autre  demoi- 
selle qui  était  aussi  un  jeu  ,  en  corset  amarante  avec  des  pail- 
lettes d'or,  l'évéque  ,  fort  entrepris,  s'achemina  vers  le  château. 
A  vingt  pas  plus  loin,  dans  la  vigne,  il  voit  luire  des  reflets 
rouges  comme  du  feu,  et  il  entend  de  grands  éclats  de  rire;  il 
s'avance  et  il  aperçoit  d'autres  jeunes  filles ,  portant  au-dessus 
du  front  des  touffes  écarlates,  ayant  des  ailes  et  des  pantalons 
de  tricot.  C'est  du  sortilège  ,  dirait-on  ,  pensa  l'évéque  ,  qui  de- 
manda cependant  aux  vendangeuses  qui  elles  étaient  :  —  Nous 
sommes  une  troupe  de  génies ,  et  voilà  deux  plaisirs,  répon- 
dirent-elles ;  n'avez-vous  pas  rencontré  les  jeucc  plus  loin?  — 


REVUE  DE  PARIS.  123 

J'ai  rencontré  les  jeux ,  répliqua  Tévêque ,  plus  pressé  que 
jamais  d'arriver  au  château  pour  avoir  l'explication   de  ces 
étranges  divinités  en  train  de  gaspiller  la  propriété  de  Tabbé  de 
Voisenon.   Que  se  passe-t-il  donc  ici?  murmurait-il.  Je  ne  me 
suis  pas  trompé  cependant  !  Je  suis  bien  dans  le  château  de 
Voisenon  :  voilà  le  château  ,  voilà  l'église,  voilà  l'abbaye.  Des 
bruits   nouveaux  frappent  encore  son  oreille  dans  une  haie 
de  groseillers  ,  plantée  à  très-peu  de  distance  du  château  même. 
Il  écarte  quelques   rameaux  épineux,  et  il  voit  une  fort  belle 
femme  ayant  pour  ceinture,  sous  son  sein  à  demi  nu,  deux  gros 
serpents  en  soie  noire.  On  ne  donna  pas  le  temps  à  l'évèque  de 
s'informer  en   compagnie  de  qui  il  se  trouvait.  —Si  le  voyageur 
est  altéré  ,  lui  dit  la  joyeuse  et  belle  femme  de  la  troupe ,  il  n'a 
qu'à  cueillir  des  groseilles  ;  la  Discorde  et  sa  suite  le  lui  per- 
mettent, —  La  Discorde  et  sa  suite  !  s'écria  l'évèque  j  mais  je 
suis  donc  à    Saint-Lazare,   parmi  les  fous!   Les  ^ew^"  et  les 
plaisirs,  les  génies  et  la  Discorde! 

Il  touchait  au  seuil  du  château  ,  dont  quelques  portes  avaient 
été  enlevées  pour  que  le  salon  apparemment  eût  une  plus  longue 
perspective.  Au  moment  où  il  entra,  une  femme  vêtue  d'une 
longue  robe  bariolée  de  figures  astrologiques,  le  front  étincelant 
d'une  étoile  en  papier  d'argent ,  vint  à  lui  en  chantant  : 

Le  soleil  nous  ramène  au  jour  où  tous  les  ans 

Le  conseil  souverain  m'appelle  : 
Evitez  de  l'Amour  les  pièges  séduisants; 

Souvent  sa  blessure  est  cruelle. 

—  Je  ne  comprends  rien  à  tout  cela  ,  madame  ou  mademoi- 
selle, dit  l'évèque  ,  dont  la  surprise  devenait  de  l'inquiétude 
mêlée  de  honte:  ne  suis-je  pas  au  château  de  Voisenon? 

—  Vous  y  êtes ,  monsieur ,  répondit  une  autre  femme  qui , 
montrant  des  bras  et  des  épaules  nus  sur  une  draperie  blanche, 
se  prit  à  chanter  avec  roulades  ces  paroles  ,  presque  de  circon- 
stance : 

Aucun  mortel  ne  peut  pénétrer  en  ces  lieux. 

—  Mais,  mademoiselle,  expliquez-moi....  La  demoiselle  re- 
prit : 


124  REVUE  DE  PARIS. 

Comment  effacer  de  mon  cœur 
Les  traits  de  ce  mortel  si  tendre, 
yue  m'offre  uu  songe  trop  flatteur? 
Quel  charme  pourra  m'en  défendre? 

Quelles  paroles  pour  un  évêque  !  il  ne  savait  que  devenir,  où 
aller,  puisqu'il  était  au  château.  Dehors?  mais  dehors  il  y  avait 
des^eM.r^  des  plaisirs,  des  génies  et  des  discordes.  Quand  il 
interrogeait,  on  lui  répondait  en  chantant.  Cependant  il  dit 
avec  beaucoup  de  douceur  à  la  même  personne  : 

—  Je  désirerais  être  présenté  à  M.  l'abbé  de  Voisenon;  pour- 
rais-je.... 

L'Amour  est  un  dieu  trop  léger, 
Il  s'envole  et  produit  la  haine  ; 
Il  sait  nous  cacher  le  danger. 
Je  ne  veux  point  porter  sa  chaîne. 

-- Qu'il  en  soit  comme  VOUS  le  voudrez,  madame,  mais  je 
m'en  irai  sans  avoir  vu  M.  de  Voisenon. 

—  Vous  prenez  assez  mal  votre  temps  ,  lui  dit  enfin  en  prose 
la  folle  chanteuse;  ne  voyez-vous  pas  que  nous  répétons  au 
château  Mirzèle? 

—  Qu'est-ce  que  Mirzèle  !  Oserai-je  vous  demander... 

—  Ah  çà  !  d'où  sortez-vous?  Tout  Paris  sait  pourtant  à  cette 
heure  que  M,  de  Voisenon  achève  sa  féerie  de  Mirzèle  pour  la 
Comédie-Italienne,  et  nous  la  répétons  aujourd'hui.  Et  la  preuve, 
écoulez-moi  bien  :  c'est  le  morceau  de  Zéphis. 

Jeune  Mirzèle, 

Voulez-vous  voir  vos  jours  par  le  bonheur  formés  ? 

Aimez. 

Zéphis  triste  pour  vous  ;  Zéphis  sera  fidèle  ; 

Aimez. 

Regardez  à  vos  pieds  l'amant  que  vous  charmez. 

Aimez. 

Le  plaisir  dit,  quand  on  est  belle  : 

Aimez  ! 

—  Vous  jouez  donc  ici  la  comédie?  demanda  dans  la  plus 
profonde  confusion  l'évêque  de  Meaux. 


REVUE  DE  PARIS.  125 

—  La  comédie  ,  non  5  mais  l'opéra.  Vous  voyez  en  nous  les 
artistes  de  la  Comédie-Italienne,  qui  répètent,  comme  j'ai  eu 
l'honneur  de  vous  l'apprendre ,  la  dernière  féerie  de  M.  de  Voi- 
senon. 

—  Et  moi,  pensa  révêque  en  descendant  les  marches  du  salon 
pour  s'en  aller  de  ces  lieux  beaucoup  trop  mondains,  qui 
croyais  trouver  ici  des  moines  à  profusion!  Comme  il  terminait 
sa  triste  réflexion,  il  entendit  la  voix  des  moines  qui  chantaient 
dans  les  corridors  du  couvent.  Quelle  bizarre  impiété  !  se  dit-il 
en  prêtant  l'oreille  tantôt  au  latin  des  moines  ,  tantôt  à  la  musi- 
sique  des  chanteurs ,  M.  de  Voisenon  ne  pense  guère  à  son  salut. 

Sa  méditation  fut  dérangée  par  une  troisième  voix  chevro- 
tante ,  mêlée  de  toux  ,  qui  grinçait  ces  paroles  dans  le  salon  : 

Impitoyable  Amour,  dieu  trompeur,  dieu  barbare, 
Je  connais  de  tes  traits  la  perfide  douceur  ; 
Je  ne  vois  plus  en  toi  qu'un  tyran  qui  prépare 
Les  crimes  des  mortels,  et  la  honte  et  Thorreur. 

—  A  la  fin  je  vous  trouve,  monsieur  de  Voisenon!  s'écria 
révêque  de  Meaux. 

—  Monseigneur  l'évéque  de  Meaux  chez  moi  !  s'écria  à  son 
tour  Voisenon  un  peu  décontenancé ,  mais  remis  aussitôt. 
Monseigneur,  vous  arrivez  à  temps;  mes  moines  vont  chanter 
vêpres  :  allons  à  la  chapelle. 

A  cinquante-deux  ans ,  toujours  pour  se  défaire  de  soi» 
asthme ,  il  voulut  essayer  de  l'effet  des  eaux  minérales  sur  son 
tempérament  étiolé.  Son  voyage  de  Paris  à  Cautères,  et  son 
séjour  dans  ce  bourg  de  bitume  et  de  soufre  ,  racontés  par  lui- 
même  dans  ses  lettres,  peuvent  être  considérés,  à  quatre-vingts 
ans  de  distance,  comme  une  peinture  historique  de  la  manière 
de  voyager  chez  les  grands  seigneurs  du  temps,  et  comme  les 
pages  les  plus  vraies  de  la  vie  oiseuse,  empaquetée,  gourmande 
et  chétive  du  narrateur  :  «  Nous  passâmes  hier  par  Tours,  dit-il 
à  son  ami  Favart,  dans  sa  première  lettre,  datée  de  Châtel- 
lerault  et  du  8  juin  17G1 ,  où  M^^e  la  duchesse  de  Choiseul  reçut 
tous  les  honneurs  dus  à  la  gouvernante  de  la  province,  nous 
entrâmes  par  le  mail  qui  est  planté  d'arbres  aussi  beaux  que 
ceux  du  boulevard.  II  y  eut  un  maire  qui  vint  haranguer  M™c  la 
3  11 


12fl  REVUE  DE  PARIS. 

duchesse  ;  M.  Sainfrais ,  pendant  la  harangue  ,  s'était  posté  pré- 
cisément derrière,  de  sorte  que  son  cheval  donnait  des  coups 
de  tète  dans  le  dos  de  l'orateur,  ce  qui  coupait  les  phrases  en 
deux,  parce  que  l'orateur  se  retournait;  après  il  reprenait  le 
fil  de  son  discours  5  nouveaux  coups  de  tête  du  cheval ,  et  moi  de 
pâmer  de  rire.  A  deux  lieues  d'ici ,  nous  avons  eu  une  autre 
scène  :  un  ecclésiastique  a  fait  arrêter  le  carrosse,  et  prononcé 
un  discours  pompeux  adressé  à  M.  Poissonnier  ,  en  l'appelant 
mon  prince;  M.  Poissonnier  a  répondu  qu'il  était  plus,  que  tous 
les  princes  dépendaient  de  lui ,  et  qu'il  était  médecin.  —  Com- 
ment ,  vous  n'êtes  pas  M.  le  prince  de  Talmont  ?  a  dit  le  prêtre 

—  Il  est  mort  depuis  deux  ans,  a  répondu  M™^  la  duchesse. 

—  Mais,  qui  est  donc  dans  ce  carrosse?  —  C'est  M™^  i»  duchesse 
de  Choiseul.  Aussitôt  il  a  commencé  par  la  louer  sur  l'éducation 
qu'elle  donnait  à  son  fils.  — Je  n'en  ai  point ,  monsieur.  —  Ah  ! 
vous  n'en  avez  point ,  j'en  suis  fâché.  Ensuite  ,  il  a  tiré  sa  révé- 
rence. 

y>  Adieu ,  mon  bon  ami  ;  nous  arriverons  à  Bordeaux  jeudi;  je 
m'attends  à  me  bourrer  comme  il  faut.  » 

Édifiant  état  du  haut  et  du  bas  clergé  à  cette  époque  !  L'abbé 
de  Yoisenon  voyage  en  carrosse  pour  se  bourrer  à  Bordeaux ,  et 
un  abbé  affamé  harangue  à  tort  et  à  travers,  pour  avoir  de  quoi 
dîner,  les  premiers  gentilshommes  venus. 

C'est  à  M™e  Favart  qne  Voisenon  écrit  de  Bordeaux.  «  Nous 
arrivâmes  hier  ici  à  dix  heures  du  soir.  M.  le  maréchal  de 
Richelieu  avait  passé  la  Garonne  pour  venir  au-devant  de  M^^eja 
duchesse  de  Choiseul  ;  il  la  conduisit  dans  sa  belle  frégate  bien 
vernie,  bien  musquée  surtout,  et  meublée  d'un  beau  damas 
cramoisi  avec  des  galons  et  des  crépines  d'or.  Cette  ville-ci  est 
admirable  avant  que  l'on  n'y  arrive,  tout  ce  qui  tient  à  l'exté- 
rieur est  tout  au  mieux;  mais  ce  qui  m'afiQige,  c'est  qu'on  n'y 
voit  point  de  sardines  à  cause  de  la  guerre.  Je  ne  savais  pas  que 
les  sardines  eussent  pris  parti  contre  nous  ;  je  m'en  vengeai  sur 
deux  ortolans  que  je  mangeai  hier  à  souper,  et  sur  un  pâté  de 
perdrix  rouges  aux  truffes,  fait  depuis  le  mois  de  novembre  ,  à 
ce  que  dit  M.  le  maréchal,  et  qui  était  aussi  frais ,  aussi  parfumé 
que  s'il  avait  été  fait  la  veille.  » 

Si  l'on  s'étonnait  de  ce  qu'un  asthmatique  mangeât  des  perdrix 
et  des  truffes ,  sans  être  horriblement  malade ,  l'étonnement  ne 


REVUE  DE  PARIS.  127 

serait  pas  long.  Le  lendemain,  Voisenon  écrivait  à  Favart  :  <»Mon 
ami,  j'ai  passé  une  nuit  afFreuse  :  je  viens  de  fumer  (1)  et  de 
prendre  mon  kermès.  Je  ne  pourrai  voir  aucune  rareté  de  cette 
ville.  Si  je  suis  trois  jours  de  suite  à  Cautères  dans  cet  état-là  , 
vous  me  reverrez  à  la  lin  du  mois.  » 

On  croit  que  l'abbé  va  être  plus  sobre.  Dans  la  même  lettre,  il 
ajoute  :  «  La  table  ,  hier  à  dîner,  fut  couverte  de  sardines  ;  j'en 
mangeai  six  en  six  bouchées  ;  c'est  un  morceau  délicieux;  je 
compte,  malgré  mon  kermès,  en  manger  autant  aujourd'hui  avec 
mes  deux  ortolans,  rsous  parlons  demain,  et  mercredi  nous  ar- 
riverons à  Cautères.  » 

Ainsi  malade  ,  le  11 ,  d'un  monstrueux  souper  pris  le  10,  le 
lendemain  11  il  mange  enfin  des  sardines  six  par  six  et  encore 
des  ortolans!  Le  18  ,  il  écrit  de  Cautères  à  Favart  :  «  Je  suis 
arrivé  hier  en  bonne  santé  ;  j'ai  mal  dormi ,  parce  que  la  maison 
où  je  loge  est  sur  un  torrent  qui  fait  un  bruit  affreux.  Ce  pays-ci 
ressemble  à  l'enfer,  comme  si  on  y  était,  excepté  pourtant  que 
l'on  y  meurt  de  froid  ;  mais  c'est  une  horreur  à  la  glace,  comme 
était  la  tragédie  de  Térée  (2).  » 

Et  Voisenon  écrit  douze  jours  après ,  en  s'adressant  à 
M"ie  Favart  :  «  L'oncle  de  M"»*'  la  duchesse  de  Choiseul ,  qui 
vous  faisait  tant  de  compliments  dans  le  foyer,  est  arrivé  d'hier  ; 
il  loge  avec  moi.  11  trouve  déjà  que  l'on  mène  une  vie  triste  ici. 
Je  lai  cependant  présenté  ce  matin  dans  la  meilleure  maison  de 
Cautères.  J'avoue  que  j'y  suis  les  trois  quarts  du  jour  ;  il  n'y  a 
point  des  femmes,  mais  il  y  a  des  choses  dont  je  fais  plus 
d'usage;  en  un  mot,  c'est  chez  le  pâtissier  :  il  fait  des  tartelettes 
admirables  ,  des  petits  gâteaux  d'une  légèreté  singulière,  et  de 
petites  tourtes  composées  avec  de  la  crème  et  de  la  farine  de 
millet;  on  appelle  cela  des  millassons.  Je  m'en  gave  toute  la 
journée;  cella  fait  aigrir  mes  eaux,  cela  me  rend  jaune;  mais  je 
me  porte  bien.  » 

Cette  goinfrerie  de  l'abbé  de  Voisenon ,  toujours  entre  des 
pâtés  et  son  tombeau,  finit  par  être  curieuse  comme  use  étude. 
On  tient  à  savoir  qui  l'emportera  sur  lui  de  l'asthme  ou  de  la 

(1)  L'abbé  de  Voisenon  fumait,  non  pas  du  tabac,  mais  quelque 
simple  médicinale,  dont  il  aspirait  la  vapeur. 

(2)  Tragédie  de  Lemierre. 


128  REVUE  DE  PARIS.  ' 

pâtisserie,  a  Mon  cher  neveu,  continue-l-il  d'écrire  h  Favart, 
c'est  aujourd'hui  que  j'étouffe ,  mais  par  ma  faute.  Je  dînai  si 
fortement  hier,  que  je  ne  pouvais  plus  me  remuer  en  jouant  au 
cavagnolej  j'étais  si  plein,  que  je  disais  à  tout  le  monde  :  Ne 
me  touchez  pas,  car  je  répandrai.  Je  soupai  par  extraordinaire; 
ma  poitrine  a  sifflé  toute  la  nuit,  et  j'ai  actuellement  dans  l'es- 
tomac mes  six  gohelets  d'eau,  qui  disent  comme  ça  qu'ils  ne 
veulent  pas  passer;  je  vais  les  pousser  avec  mon  chocolat  :  cela 
ne  m'empêche  pas  de  dire  cette  chanson  : 

La  sagesse  est  de  bien  dîner, 

En  commençant  par  le  potage  ; 

La  sagesse  est  de  bien  souper, 

En  finissant  par  le  fromage. 

On  est  heureux  si  Ton  peut  se  gaver, 

Et  si  l'on  digère,  on  est  sage.  ' 

Et  plus  loin  il  ajoute  :  a  Je  me  baigne  tous  les  matins  ;  je  res- 
semble à  une  allumette  que  l'on  soufre.  Je  m'en  porte  assez  bien  ; 
cependant  j'ai  des  ressentiments  de  mon  asthme  dont  je  ne  gué- 
rirai jamais,  n 

Il  était  difficile  qu'il  guérît  avec  ces  malheureux  excès  de  table 
qui  auraient  tué  un  homme  sain  et  vigoureux.  Inutilement  vous 
chercheriez  dans  sa  correspondance  avec  Favart  et  sa  femme 
une  seule  pensée  détachée  des  plaisirs  de  la  bouche.  On  a  lu 
avec  quelle  estime  il  cite  un  pâtissier  ,  établi  à  Cautères  ^  fameux 
par  ses  tourtes;  son  bonheur  ne  devait  pas  s'arrêter  là.  «  Un 
second  pâtissier,  s'écrie-t-il,  sur  ma  réputation,  est  venu  s'éta- 
blir ici;  tous  les  jours  il  y  a  une  émulation  et  un  combat  entre 
ces  deux  artistes.  Je  mange  et  juge  :  c'est  mon  estomac  qui  en 
paye  les  dépens.  Je  vais  au  bain  et  je  reviens  au  four.  Je  revien- 
drai dans  le  temps  des  grives  ;  j'en  ferai  manger  à  ma  petite 
nièce  (M™"  Favart);  vous  les  effaroucherez,  et  moi  je  les  tuerai. 
Nous  avons  ici  des  perdreaux  rouges  que  l'on  apporte  de  toutes 
parts  :  ils  sont  délicieux.  » 

Enfin  il  resta  si  longtemps  aux  eaux,  où  il  était  allé  unique- 
ment pour  se  soigner  et  vivre  dans  la  i)lus  rigoureuse  sobriété, 
que  la  veille  de  son  départ  de  Cautères  il  écrivait  tristement  à 
TVIme  Favart:  ^' Je  suis  tel   que    vous  m'avez  vu  :  quelquefois 


REVUE  DE  PARIS.  129 

asthmatique,  me  traînant  toujours  et  me  livi-ant  trop  à  ma  jîour- 
mandise.  >>  Les  douleurs  qu'il  éprouva  pendant  son  séjour  à 
Baréges,  avant  son  retour  défînilif  à  Paris,  sont  la  preuve  du 
déplorable  résultat  des  eaux  minérales  sur  sa  santé.  «Je  suis, 
de  mon  côté,  souffrant  comme  un  malheureux,  et  je  suis  actuel- 
lement dans  une  attaque  d'asthme  si  violente,  que  je  ne  puis 
douter  que  ce  ne  soit  l'air  de  ce  pays-ci  qui  me  soit  aussi  con- 
ti-aire  que  celui  de  Montrouge.  Si  je  suis  demain  aussi  mal,  je 
retournerai  passer  la  semaine  à  Cautères,  et  samedi  j'irai  à  Pau, 
afin  d'y  attendre  les  dames  qui  y  passeront  lundi  pour  gagner 
Bayonne.  Je  suis  sûr  que  je  serai  dans  un  cruel  état  pendant  la 
route.  « 

Tel  fut  le  bienfait  qu'obtint  l'abbé  de  Voisenon  d'une  rési- 
dence de  quatre  mois  aux  eaux  de  Cautères  et  de  Baréges.  Il 
retournait  à  Voisenon  infiniment  plus  malade  qu'il  ne  l'était  en 
partant.  La  veille  même  du  jour  où  il  monta  en  voiture  pour 
rentrer  chez  lui ,  où  il  voulait,  comme  il  le  dit  quelque  temps 
après,  se  trouver  deplain-pied  avec  les  toinbeaux  de  sespères, 
il  se  livra  à  un  monstrueux  diner  sur  les  montagnes  de  Baréges. 
Un  poète  aurait  salué  la  nature  d'un  adieu  touchant;  lui, 
mangea  comme  un  ogre  :  «  Mes  porteurs  étaient  des  chèvres 
plutôt  que  des  hommes,  qui  sautaient  de  rochers  en  rochers, 
qui  descendaient  dans  des  endroits  si  escarpés ,  que ,  si  je  ne 
m'étais  pas  cramponné  contre  ma  chaise,  je  serais  tombé  vingt 
fois  dans  des  abîmes.  Nous  arrivâmes  à  un  lac  qui  a  une  grande 
lieue  de  circonférence  :  l'eau  en  est  bleue,  vive  et  claire  comme 
celle  de  la  mer;  nous  fîmes  pêcher  des  truites  que  nous  mîmes 
griller  sur-le-champ  dans  la  cabane  d'un  Espagnol;  elles  étaient 
bien  saumonées  et  d'un  goût  merveilleux.  Nous  avions  porté 
beaucoup  de  daubes ,  de  rôti  froid  ,  des  fricassées  de  poulets 
dans  des  pains,  des  tartes  et  des  pièces  de  pâtisseries  délicieuses; 
je  mangeais  à  effrayer  toute  la  compagnie;  l'air  de  la  mon- 
tagne {m'avait  donné  un  appétit  dévorant  :  on  ne  pouvait  pas 
concevoir  comment  une  aussi  mince  personne  avait  un  aussi 
grand  estomac.  J'espère  arriver  à  Paris  le  2  octobre;  je  compte 
que  nous  coucherons  à  Belleville  dès  le  lendemain.  » 

Cette  citation  est  prise  de  la  dernière  lettre  écrite  des  eaux 
par  l'abbé  de  Voisenon.  A  Belleville,  où  il  parle  de  se  rendre, 
était  la  petite  maison  de  campagne  de  Favart,  qui  y  recevait 

11. 


130  REVUE  DE  PARIS. 

ses  amis,  le  vieux  Crébillon,  Boucher  et  Vanîoo.  Voisenon  y 
avait  sa  chambre  ,  comme  ,  du  reste,  il  en  avait  une  chez  tous 
ses  amis.  Sa  vie  s'éparpillait  comme  ses  petits  vers  et  ses  dîners. 
Cependant  l'époque  approchait  où  sa  déplorable  santé  allait 
l'obliger  à  ne  plus  quitter  son  château  de  Voisenon,  habité  plus 
souvent  que  par  lui ,  jusque-là  ,  par  son  frère  et  sa  belle-sœur , 
excellentes  personnes  pleines  d'indulgence  pour  ses  mœurs 
décousues.  L'air  de  la  Brie  lui  rendait  parfois  des  apparences 
de  santé  dont  il  abusait  bien  vite.  Sans  son  estomac,  qui  a  une 
si  large  part  dans  son  histoire,  il  aurait  réuni  en  lui  les  deux 
belles  qualités  exigées  par  Fontenelle,  pour  atteindre  à  une 
grande  longévité  :  un  bon  estomac  et  un  mauvais  cœur.  I! 
n'eut  qu'un  mauvais  cœur,  non  qu'il  fût  ingrat  ou  dur,  mais  il 
était  indifférent  au  suprême  degré,  et  c'est  là  ce  qui  constitue  le 
mauvais  cœur,  selon  Fontenelle.  On  ne  saurait  en  avoir  de 
meilleures  preuves  que  la  lettre  suivante,  écrite  par  lui  à  Favart, 
du  château  de  Voisenon,  où  il  était  réinstallé.  C'est  du  reste 
une  des  plus  jolies  pages  qu'il  ait  écrites  de  sa  main  si  paresseuse 
et  si  peu  châtiée.  Nous  la  mettons  à  côté  des  plus  adorables 
facilités  de  W^^  de  Sévigné,  cette  divine  plume. 
Il  s'adresse  encore  à  Favart. 

«  Mon  cher  neveu  , 

«  Depuis  jeudi  je  m'engraisse  d'ennui ,  et  j'éprouve  que  rien 
ne  rend  plus  imbécile  que  de  s'ennuyer.  Ma  tête  ressemble  à  un 
terrain  sablonneux  où  rien  ne  peut  pousser;  c'est  le  jardin  de 
Bclleville,  il  n'y  pousse  que  des  lilas,  et  c'est  ma  petite  nièce 
qui  est  le  lilas,  à  l'exception  qu'elle  s'y  maintient  toujours  en 
fleurs ,  et  que  les  lilas  de  Belleville  passent  au  bout  de  quinze 
jours.  J'ai  la  visite  de  mes  moines;  il  y  en  avait  un  très-sourd 
qui  est  mort  ;  mais  ceux  qui  entendent  et  qui  ne  comprennent 
point  sont  restés.  Je  me  promène  les  après-dîner.  Il  fait  un  froid 
excessif;  cependant  tout  mon  bois  n'est  qu'un  tapis  de  bouquets 
jaunes  et  de  violettes.  Ils  semblent  dire  à  mon  neveu  :  Venez , 
venez,  afin  de  nous  chanter;  et  à  ma  nièce  :  Venez,  venez,  afin 
de  nous  parer.  Vous  êtes  de  bien  mauvaises  gens  de  n'être  pas 
venus  passer  quelques  jours  avec  nous.  Ma  belle-sœur  me  charge 
de  vous  en  faire  des  reproches ,  aussi  bien  que  de  votre  silence 


REVUE  DE  PARIS.  131 

à  son  égard.  Je  ne  la  vois  qu'à  dîner.  Je  rentre  à  la  fin  du  jour, 
je  prends  mon  chocolat,  et  je  suis  dans  mon  lit  à  neuf  heures  et 
demie  au  plus  tard.  J'ai  ici  un  architecte  qui  fait  le  mémoire  et 
le  plan  de  tous  les  ouvrages  de  mon  église;  il  en  viendra  demain 
un  autre  pour  attester  la  vérité  de  tout  ce  que  celui-ci  inven- 
tera ,  et  Ton  agira  ensuite. 

»  J'eus  hier  un  spectacle  bien  triste ,  mon  bon  ami ,  et  qui  me 
fit  pleurer.  Nous  avons  dans  le  village  une  Jeannette  fort  jolie  ; 
son  mari  est  mort  avant-hier;  je  trouvai  l'enterrement  le  soir  : 
la  bière  était  dans  une  charrette  ,  et  la  petite  veuve  se  précipitait 
sur  son  pauvre  mari  en  faisant  des  cris  affreux.  Ah  !  pauvre 
Jeannette,  disait-elle,  pauvre  Jeannette!  que  vas-tu  devenir? 
Quoi  !  mon  cher  homme  ,  tu  n'es  plus  avec  ta  femme  ;  je  ne  te 
verrai  donc  plus?  Et  ces  malheureux  enfants,  qu'en  ferai-je? 
Ah  !  mon  pauvre  cher  homme  ! 

«  Je  n'ai  jamais  vu  une  douleur  aussi  violente ,  aussi  sincère, 
aussi  communicative;  ce  nom  de  Jeannette  rendait,  il  est  vrai, 
la  chose  bien  intéressante;  tous  nos  poètes  tragiques  se  feraient 
péter  les  veines  avant  d'être  aussi  touchants.  Je  crois  même 
que  le  grand  Opéra,  malgré  ses  beaux  sentiments  ,  ne  l'est  pas 
autant.  Votre  lettre  m'a  bien  fait  rire,  Fumichon  (1);  écrivez- 
moi  souvent ,  etc.  » 

Le  Ion  vrai ,  les  lignes  abandonnées  de  cette  jolie  lettre,  con- 
trastent singulièrement  avec  la  comparaison  du  grand  Opéra  et 
les  paroles  insoucieuses  de  la  fin.  L'homme  est  là  tout  entier; 
mais  Ihomme  touché,  à  son  insu  et  comme  malgré  lui ,  du  spec- 
tacle d'un  beau  printemps  et  d'une  douleur  déchirante. 

Voyant  que  les  eaux  n'amélioraient  pas  sa  santé,  si  toutefois 
il  avait  jamais  eu  une  santé,  l'abbé  de  Voisenon  abandonna  les 
médecins  et  leurs  ordonnances  infructueuses ,  pour  chercher 
ailleurs  des  remèdes  à  la  guérison  de  son  asthme ,  de  plus  en 
plus  fatigant  à  mesure  qu'il  vieillissait.  Comme  il  parlait  tou- 
jours de  son  mal  et  qu'on  lui  en  parlait  sans  cesse  pour  lui  faire 
la  cour,  il  lui  fut  dit  un  jour  qu'il  existait  quelque  part  dans 
une  mansarde  de  Paris  un  abbé  extrêmement  savant  en  chimie 

(1)  Favart  avait  Thabitude  de  fumer,  non  pas  des  simples,  comme 
Tabbé  de  Voisenon,  mais  du  tabac.  Le  vieux  Crébillon  fumait  beaucoup 
aussi. 


132  REVUE  DE  PARIS. 

occulte,  un  adepte  du  grand  Albert, le  maître  des  maîtres  dans 
l'art  des  empiriques.  Comme  tous  les  sorciers  ,  et  comme  tous 
les  savants  du  xviiie  siècle,  cet  abbé  était  dans  une  affreuse 
misère,  dans  un  dénûment  de  poëte.  Celui  qui  avait  le  secret 
des  plantes  et  des  minéraux ,  du  feu  et  de  la  lumière,  de  la  gé- 
nération des  êtres  ,  n'avait  pas  celui  de  se  procurer  une  soutane 
et  du  pain.  Il  montait,  par  les  efforts  de  la  magie,  jusqu'au  der- 
nier cristallin  sans  pouvoir  se  maintenir  plus  d'un  mois  dans  le 
même  appartement  à  cause  de  son  indifférence  envers  les  pro- 
priétaires. A  cela  près  ,  c'était  un  être  merveilleux  ,  inventant 
des  spécifiques  pour  guéiir  toutes  les  maladies  et  l'asthme  par 
conséquent.  On  se  disait  même  à  voix  basse,  avec  une  espèce 
d'effroi^  car  on  était  très-superstitieux  au  xviiie  siècle,  quoi- 
qu'on fût  très-athée,  que  ses  spécifiques  se  réduisaient  à  un 
seul  :  l'or  potable.  Chacun  sait  que  l'or  potable ,  or  froid  et  li- 
quide comme  le  vin,  bu  à  certaine  dose,  combat  toutes  les  ma- 
ladies et  en  triomphe,  est  la  santé  même,  la  jeunesse  perpé- 
tuelle, cela  va  sans  dire,  et  ne  serait  pas  moins  que  l'immor- 
talité ,  si  Paracelse.  qui  avait  trouvé  aussi  l'or  potable  dans  sa 
panacée,  ne  fût  mort  à  trente-trois  ou  trente-cinq  ans.  Voise- 
non  n'eut  plus  qu'une  pensée ,  celle  de  voir  ce  magique  abbé  et 
de  l'attirer  à  son  château.  Désir  insensé,  monstrueux,  car  le 
Prométhée  repoussait  toute  avance;  poursuivi  par  la  Faculté, 
cassé  par  le  tribunal  ecclésiastique  ,  maltraité  par  la  police  qui 
ne  veut  jamais  qu'on  fasse  de  l'or,  il  avait  renoncé ,  dans  sa 
misanthropie  sauvage,  ù  soulager  l'humanité  aux  dépens  de  son 
repos  et  de  son  salut.  Terrible  perplexité  de  l'asthmatique  Voi- 
senon  ,  qui  ne  se  mit  pas  moins  en  campagne  pour  découvrir  le 
grand  médecin  ! 

Où  trouver  un  sorcier  à  Paris  ?  A  qui  s'adresser  décemment  ? 
à  quelle  catégorie  de  profession  ?  Il  y  a  tant  de  gens  prêts  à  rire 
des  choses  les  plus  respectables.  Toutes  les  fois  que  Voisenon 
coudoyait ,  aux  Tuileries  ou  au  Palais-Royal ,  une  soutane  en 
lambeaux  ,  il  s'imaginait  avoir  heurté  son  homme.  Aussitôt  il 
entrait  en  conversation,  cherchait  à  lier  connaissance,  et  il 
palpitait  d'espérance  jusqu'au  moment  où  Terreur  se  dévoilait. 
Il  se  désolait  alors  de  nouveau,  toussait  et  recommençait  le  len- 
demain ses  voyages  à  la  découverte  de  l'or  potable.  11  eut  un 
jour  une  soudaine  illumination.  Puisque  l'archevêque  de  Paris 


REVUE  DE  PARIS.  Iô3 

a  censuré  la  conduite  de  l'abbé  que  je  cherche  depuis  si  long- 
temps, se  dit-il ,  l'archevêque  doit  savoir  oîi  il  est  logé,  comme 
si  les  sorciers  étaient  logés  !  Dans  la  même  journée  ,  il  parut  à 
la  chancellerie  de  l'archevêché.  Si  Ton  demandait  pourquoi  Voi- 
senon  ne  disait  pas,  aux  personnes  qu'il  interrogeait,  le  nom 
de  cet  introuvable  abbé,  c'est  qu'il  ne  savait  pas  ce  nom.  Les 
magiciens  ne  se  font  guère  connaître  que  par  leurs  œuvres.  Ce- 
pendant il  allait  bientôt  le  savoir,  à  sa  grande,  à  son  indescrip- 
tible joie.  Après  quelques  recherches  faites  dans  les  registres  de 
la  chancellerie  épiscopale,  on  lui  apprit  que  l'abbé,  déplorabh^ 
sujet  à  tous  les  titres  ,  s'appelait  Boiviel  et  logeait ,  au  moment 
des  poursuites  exercées  contre  lui,  rue  de  Versailles  au  fau- 
bourg Saint-Marceau.  Voisenon  y  était  déjà.  Quelle  rue  que  la 
rue  de  Versailles  !  elle  est  épouvantable  aujourd'hui ,  et  pour- 
tant elle  s'est  considérablement  embellie  depuis  le  xviiie  siècle. 

Il  frappe  à  tous  les  chenils  ;  aucun  aboiement  ne  répond  au 
nom  de  l'abbé  Boiviel.  Enfin  .  à  un  septième  étage  au-dessus  de 
la  boue  ,  une  vieille  femme  lui  apprit,  dans  une  soupente  où 
l'on  parvenait  au  moyen  d'une  échelle  de  corde,  que  l'abbé 
Boiviel  avait  quitté  l'appartement  depuis  environ  six  mois  pour 
aller  se  loger  à  Ménilmontant;  elle  ajouta  que  ce  délai  laissait 
supposer  qu'il  avait  nécessairement  dû  changer  de  logement 
cinq  ou  six  fois  pendant  ces  six  mois.  Contrarié,  mais  non  dé- 
couragé ,  Voisenon  descendit  de  la  soupente  en  réfléchissant  sur 
l'état  de  détresse  auquel  pouvait  être  réduit  un  homme  qui  fait 
(le  l'or  potable. 

Un  hasard  incroyable  voulut  que  l'abbé  Boiviel  n'eût  changé 
que  trois  fois  de  demeure  depuis  sa  sortie  de  la  soupente  de 
la  rue  de  Versailles.  De  Ménilmontant  il  avait  déménagé  pour 
Passy  ;  de  Passy  il  était  allé  se  loger  à  la  Chapelle,  où  il  ré- 
sidait. 

Enfin  les  deux  abbés  se  rencontrèrent;  mais  à  quels  ménage- 
ments ne  fut  pas  obligé  d'avoir  recours  l'abbé  seigneur  de 
Voisenon  ,  en  abordant  l'abbé  déguenillé ,  qui  faisait  en  ce 
moment  son  déjeuner  sur  une  chaise.  Il  avait  trop  d'esprit 
pour  ne  pas  traiter  le  plus  tard  possible  du  sujet  de  sa  vi- 
site. Qu'importaient  les  lenteurs?  il  avait  là  ,  devant  lui ,  il  te- 
nait le  médecin  mystérieux,  infaillible  .  le  successeur  du  gîand 
Albert, 


134  REVUE  DE  PARIS. 

Boiviel  fut  encore  plus  sauvage  et  hargneux  qn'on  ne  l'a- 
vait dépeint  à  l'abbé  de  Voisenon.  II  parlait  de  se  présenter  à 
la  société  des  missions  étrangères ,  afin  d'être  chargé  d'aller 
prêcher  le  christianisme  au  Japon  ,  quoiqu'il  ne  crût  pas  beau- 
coup au  christianisme  ;  et  moi  je  ne  crois  pas  au  Japon , 
aurait  peut-être  ajouté  l'abbé  de  Voisenon  ,  s'il  eût  eu  dans  ce 
moment  l'esprit  porté  à  la  plaisanterie.  Il  fut  bouleversé  en 
enlendant  émettre  un  pareil  projet  5  quand  il  avait  enfin  trouvé 
l'abbé  Boiviel,  l'abbé  Boiviel  irait  se  faire  crucifier  au  Japon! 

Inspiré  par  la  circonstance,  cette  dixième  muse  qui  vaut  les 
neuf  autres ,  Voisenon  dit  à  Boiviel ,  qu'il  savait  toutes  les  per- 
sécutions que  lui  avait  fait  endurer  le  clergé  de  Paris  pour  des 
causes  qu'il  voulait  ignorer;  il  se  garda  de  parler  de  l'or  po- 
table. Touché  de  tant  de  constance  dans  son  malheur,  il  venait 
proposer  à  l'abbé  Boiviel  d'habiter  son  château  de  Voisenon 
où  ,  dans  le  repos  et  une  vie  exempte  de  soins  matériels,  il  au- 
rait des  loisirs  pour  méditer  et  pour  écrire.  Sa  démarche,  har- 
die en  apparence,  était  excusable  à  la  juger  avec  indulgence  j 
il  était  heureux,  riche  ,  puissant  mêmej  ne  devait-il  pas  l'appui 
de  la  confraternité  à  un  membre  du  clergé  moins  riche,  moins 
heureux  que  lui?  L'abbé  Boiviel  serait  comme  chez  lui  à  Voise- 
non 5  son  indépendance  n'en  souffrirait  pas;  quand  il  serait  las 
d'y  séjourner,  il  le  quitterait  pour  y  revenir  toutes  les  fois  que 
cela  lui  conviendrait.  Le  sanglier  se  laissa  museler;  le  soir,  une 
bonne  voiture  conduisait  au  château  de  Voisenon  le  chimiste,  le 
sorcier,  le  magicien  Boiviel.  J'aurai  mon  or  potable,  se  disait 
l'abbé  de  Voisenon  en  toussant  comme  toujours. 

Installé  au  château  ,  l'abbé  Boiviel  se  plia  à  Texistence  mo- 
nacale qu'on  y  menait  ;  un  aussi  bon  régime  adoucit  son  carac- 
tère et  ses  mœurs.  Il  ne  parla  plus  de  s'expatrier  au  Japon, 
mais  il  ne  parlait  pas  non  plus  de  l'or  potable  ,  quoi  que  Voise- 
non tentât  pour  le  faire  s'expliquer  sur  ce  point  essentiel.  Dès 
qu'il  abordait  les  questions  de  chimie  et  d'alchimie,  Boiviel  évi- 
tait de  répondre  ou  tombait  dans  une  profonde  taciluruité  ;  et 
pourtant  on  avait  payé  ses  dettes,  tous  ses  loyers,  tous  ses  dî- 
ners klaCroix  de  Lorraine,  mémorable  taverne  où  mangeaient 
les  abbés  qui  avaient  quinze  sous  par  messe  dite  à  Saint-Sulpice; 
on  lui  avait  acheté  plusieurs  soutanes,  plusieurs  paires  de  bas 
et  beaucoup  de  chemises. 


REVUE  DE  PARIS.  135 

Au  bout  de  trois  mois  de  résidence  au  château ,  il  était  devenu 
gras,  frais  et  rose,  comme  il  ne  l'avait  jamais  été  à  aucune 
époque  de  sa  vie.  Enhardi  par  l'amitié  qu'il  avait  montrée  à  son 
hOle ,  Voisenon  osa  dire  un  jour  à  l'abbé  Boiviel ,  que  tout  esprit 
fort  qu'on  le  croyait  dans  le  monde,  il  avait  une  foi  absolue  à 
l'alchimie;  il  ne  niait  ni  la  pierre  philosophale,  ni  la  panacée, 
ni  l'or  potable.  Boiviel  ne  put  plus  reculer;  admettait-il  ou 
n'admettait-il  pas  l'or  potable  ?  Il  y  croyait!  mais  selon  lui, 
c'était  un  grand  péché  d'en  composer  ;  Dieu  s'en  offensait  ;  c'é- 
tait ,  pour  ainsi  dire,  porter  atteinte  aux  décrets  de  la  création, 
que  de  changer  en  eau  ce  qui  avait  été  créé  pour  être  métal. 
Vn  sorcier  à  scrupules  religieux  embarrassait  étrangement 
l'abbé  de  Voisenon.  Cependant  il  ne  renonça  pas  à  sa  conquête 
de  l'or  potable;  il  attendit  encore  trois  mois,  et  pendant  ces 
trois  mois,  nouveaux  agréments  ménagés  à  Boiviel,  qui  s'ha- 
bituait au  bonheur  avec  résignation. 

Traité  comme  ami ,  appelé  de  ce  nom ,  Boiviel  autorisa  l'abbé 
de  Voisenon  à  lui  dire,  dans  un  moment  d'épanchement ,  qu'il 
n'avait  plus  d'espoir  que  dans  l'or  potable  ,  pour  guérir  de  son 
asthme;  sans  ce  spécifique  autant  au-dessus  des  autres  remèdes 
que  le  soleil  l'emporte  sur  le  feu  ,  il  n'avait  plus  qu'à  mourir. 
Boiviel  fut  ému ,  ébranlé ,  et  sa  conscience  céda  à  la  voix  de 
l'amitié.  Seulement  il  dit  à  son  ami  que ,  pour  faire  un  peu  d'or 
potable  ,  il  fallait  beaucoup  d'or  solide.  Le  premier  essai  coû- 
terait dix  mille  livres  au  moins.  Voisenon  ,  qui  en  aurait  donué 
vingt  mille  pour  ne  plus  soufîrir,  consentit  au  sacrifice,  et  il 
remercia  son  futur  libérateur,  qui,  dès  le  lendemain  ,  com- 
mença le  grand  œuvre.  Quelle  sage  lenteur  il  y  apporta!  Les 
jours  suivaient  les  jours,  les  mois  suivaient  les. mois  !  pas  de 
l'or,  si  ce  n'est  celui  que  versait  en  pièces  de  vingt-quatre  livres 
l'abbé  de  Voisenon.  Le  jour  vint  cependant ,  les  dix  mille  livres 
étant  épuisées,  où  Boiviel  dit  au  malade  que  l'or  potable  était 
en  flacon ,  et  qu'il  serait  bon  à  boire  dans  un  mois. 

Ce  fut  pendant  ce  mois  que  l'alchimiste  Boiviel  prit  congé  de 
l'abbé  de  Voisenon  ,  pour  aller  voir  son  vieux  père  qui  habitait 
la  Flandre.  Avant  deux  mois  il  serait  de  retour  au  château,  et  il 
y  arriverait  à  temps  pour  constater  les  heureux  effets  de  l'or 
liquéfié.  Embrassé  de  son  ami ,  comblé  de  présents ,  sollicité 
de  revenir  le  plus  promptement  possible ,  Boiviel  quitta  le  châ- 


156  REVUE  I)E  PARIS. 

(eau  de  Voiseiion,  où  il  avait  vécu  près  d'un  an  ,  et  Ton  a  vu  de 
quelle  manière. 

Après  le  temps  indiqué  par  Boiviel  i)Our  que  l'or  fût  potable, 
Tabbé  de  Voisenon  commença  son  traitement.  Il  vida  le  premier 
flacon  ,  le  second  ,  le  troisième  ,  attendant  avec  une  sage  pa- 
tience que  le  résultat  pût  se  manifester.  On  n'apaise  pas  un 
asthme  en  quelques  jours,  un  asthme  de  quarante  ans  au 
moins. 

Boiviel  ne  revenait  pas  ;  depuis  quatre  mois  il  était  en  Flan- 
dre 5  aux  quatre  mois  en  succédèrent  quatre  autres  :  pas  de  Boi- 
viel. L'année  allait  être  révolue;  les  flacons  diminuaient;  pas 
de  Boiviel. 

Il  est  inutile  de  dire  que  l'abbé  Boiviel  ne  reparut  plus,  qu'il 
n'était  pas  moins  qu'un  charlatan  et  un  voleur.  Mais  ce  qui  est 
singulier  à  dire,  c'est  que  l'abbé  de  Voisenon  se  trouva  beau- 
coup mieux  de  son  asthme  après  avoir  bu  de  l'or  potable  com- 
posé par  Boiviel.  Et  son  regret,  à  la  fin  de  ses  jours,  fut  de 
n'avoir  pas  prévu  la  mort  ou  la  disparition  ,  tout  aussi  pénible  , 
de  son  alchimiste-  il  lui  aurait  fourni  les  moyens  de  composer, 
en  plus  grande  quantité ,  de  l'or  potable.  En  le  ménageant  tro|), 
l'or  opérait  moins  sur  ses  organes,  il  ne  hàlait  pas  assez  vile 
son  retour  à  la  santé.  Raisonnement  profond  ,  mais  un  peu 
ébranlé  par  ce  fait ,  que  ne  commt  pas  l'abbé  de  Voisenon,  c'est 
qu'il  mourut  de  l'aslhme. 

Pour  se  montrer  supérieur  aux  assauts  du  mal ,  il  feignait 
souvent  de  se  croire  aussi  dispos  qu'autrefois ,  plus  dispos  même 
qu'il  ne  l'avait  jamais  été  dans  sa  jeunesse  ;  il  quittait  alors  son 
fauteuil  oi:i  il  gémissait  de  l'asthme,  il  repoussait  les  oreillers  , 
jetait  son  bonnet  de  coton,  lançait  ses  pantoufles  loin  de  lui, 
et  il  appelait  à  tue-tête  ses  domestiques.  Dans  un  de  ces  triom- 
phes menteurs  de  sa  volonté  sur  sa  chélive  organisation,  il 
éveilla  un  matin  ,  pendant  l'hiver,  son  valet  de  chambre. 

—  Ma  culotte  de  drap!  ma  culotte  de  drap  !  criait-il. 

—  Mais  ,  monsieur  l'abbé,  y  songez-vous?  Vous  avez  été  au 
plus  bas  hier  au  soir,  lui  objecta  timidement  son  fidèle  domes- 
tique. 

—  C'est  possible,  hier  soir  ne  me  regarde  pas,  ma  culotte 
de  drap!  —donne!  —  maintenant,  mon  gilet  fourré!  —  va 
donc! 


KEVCJE  DE  PARIS,  157 

—  Mais,  inu:isieiir  l'abbé,  pourquoi  quilici-  voire  chambre  , 
votre  bon  fauteuil?  vous  êtes  si  i)âle. 

—  Je  suis  pâle  ,  dis-tu  ;  cela  va  donc  mieux  que  jamais  ;  j'ai 
été  jaune  comme  un  coing  toute  ma  vie.  —  Bien  !  j'ai  mon  gilet , 
ma  culotte;  —  apporte  ma  redingote. 

—  Votre  redingote  !  que  vous  ne  mettez  que  pour  sortir? 

—- C'est  aussi  pour  sortir  que  je  la  demande-  Tu  raisonnes 
comme  un  pur  valet  de  comédie ,  aujourd'hui  ;  pourquoi  ne 
mettrais-je  pas  ma  redingote  pour  sortir?  As-tu  peur  que  je  ne 
l'use  trop?  Voudrais-  tu  mêla  voler  plus  neuve? 

—  J'ai  peur  que  vous  ne  gagniez  un  redoublement  de  toux, 
si  vous  ne  gardez  pas  la  chambre.  11  fait  très-froid  ce  matin. 

—  Ah!  il  fait  froid  ;  eh!  mais  tant  mieux  ,  j'aime  le  froid. 

—  Il  neige  même  beaucoup,  monsieur  l'abbé. 

—  En  ce  cas  .  mes  grandes  bottes  polonaises. 

—  Vos  grandes  bottes  polonaises  !  et  dans  quel  but? 

—  Probablement,  ce  n'est  pas  dans  le  but  de  faire  un  poème; 
car  si  Boileau  a  dit  fort  sensément  que,  pour  écrire  un  poème, 
il  fallaitdutemps  et  dugoût,il  n'a  pas  ajoutéque  des  bottes  fussent 
nécessaires.  Encore  une  fois ,  je  veux  mes  bottes  polonaises 
pour  aller  à  la  chasse.  Est-ce  assez  clair,  monsieur  Mascarille? 

—  A  la  chasse  à  la  maladie ,  monsieur  l'abbé. 

—  Maraud  !  à  la  chasse  au  loup  dans  le  bois.  —  Allons  !  vite  ! 
mes  bottes,  et  pas  de  dialogue. 

—  Voilà  vos  bottes,  monsieur  Tabbé.  En  vérité,  vous  n'avez 
pas  de  pitié  de  votre  santé  ! 

—  Aurais  tu  aussi  des  intentions  sur  mes  bottes?  Fais-moi  la 
grâce  de  m'apporter,  valet  discoureur,  mes  gants  de  daim,  mon 
feutre  et  mon  fusil. 

—  J'y  vais  ,  monsieur  l'abbé. 

Tandis  que  le  valet  cherchait  les  gants  et  le  chapeau  de  son 
maître  ,  l'abbé  ouvrait  la  croisée  et  appelait  le  palefrenier. 
D'impatience  il  appelait  plus  fort ,  sifflait ,  et  jurait  même  quel- 
quefois. 

—  Ah  !  vous  voilà  !  c'est  bien  heureux,  ma  foi  !  monsieur  le 
palefrenier.  Réunissez  mes  chiens ,  détachez-en  trois  ;  je  pars 
à  l'instant  pour  lâchasse,  et  j'emmène  avec  moi  Misapouf, 
Aménaide  et  Zaïre.  Laissez  reposer  M^^*^  Deschamps,  qui  s'est 
foulé  la  patte  l'autre  jour,  au  ru  de  Savigny. 

5  12 


158  REVUE  DE  PARIS. 

—  Je  vais  les  tenir  prêts,  monsieur  l'abbé. 

L'abbé  de  Voisenon  fut  bientôt  équipé,  à  l'aide  de  sou  valet 
de  chambre,  qui  ne  cessait  de  lui  répéter  ;  Il  fait  si  froid,  qu'on 
a  trouvé  des  chiens  morts  dans  leurs  chenils,  des  poissons  morts 
dans  les  viviers,  des  vaches  mortes  dans  l'étable,  des  oiseaux 
morts  sur  les  branches,  et  même  des  loups  morts  de  froid  dans 
la  forêt. 

—  Mon  ami ,  lui  répondit  l'abbé  de  Voisenon,  tu  en  as  trop 
dit;  les  loups  morts  de  froid  m'empêchent  de  croire  au  reste; 
sur  ce  ,  je  pars.  Écoute-moi  bien  :  Au  retour,  je  veux  trouver 
mes  cataplasmes  de  thériaque  préparés ,  mon  or  potable,  mon 
lait  d'ànesse  convenablement  chaud  et  mes  tisanes  faites  ;  re- 
commande cela  à  Toffice. 

—  Oui,  monsieur  l'abbé  ;  il  n'en  reviendra  pas,  c'est  sûr,  mur- 
murait encore  le  valet  en  empaquetant  son  maître  dans  sa  redin- 
gote et  en  lui  descendant  le  plus  possible  sur  les  oreilles  son 
bonnet  de  laine  noire,  plissé  à  petits  marteaux  comme  ces  per- 
ruques factices  que  portent  les  cochers  dans  l'hiver. 

Suivi  de  ses  trois  chiens  qu'il  amusa  un  instant  au  milieu  de 
la  cour  en  leur  sifflant  aux  oreilles  et  en  les  excitant  au  bruit 
d'un  petit  fouet  de  poche,  l'abbé  se  lança  dans  la  campagne, 
toute  cristallisée  et  pailletée  de  la  quantité  de  neige  tombée  dans 
la  nuit.  Au  premier  pas  qu'il  fit,  il  tomba;  il  se  releva  vite,  et 
arpenta  le  terrain.  Ce  devait  être  un  singulier  spectacle  (jue  de 
voir  ce  vieil  homme,  noir  comme  un  cocher  des  pompes  funè- 
bres, aux  gants  noirs,  aux  bottes  noires  ,  à  la  redingote  noire, 
tout  noir  enfin,  piétiner,  frétiller,  gambader  dans  la  neige,  avec 
trois  chiens  au  flanc,  et  tantôt  sifflant  à  effrayer  la  solitude; 
tantôt  allongeant  le  canon  de  son  fusil  dans  la  direction  d'un 
vol  de  corbeaux. 

Il  avait  fait  le  tour  du  village  de  Voisenon  et  il  allait  se  trou- 
ver en  pleine  campagne,  quand  il  fut  arrêté  à  l'issue  d'une  ruelle 
de  chaumières  par  une  femme  qui  s'écria  en  l'apercevant  :  Ah! 
monseigneur!  car  beaucoup  de  gens  l'appelaient  monseigneur, 
c'est  le  bon  Dieu  qui  vous  envoie! 

—  Qu'y  a-t-il?  s'informa  l'abbé;  d'où  vient  cet  effroi?  Pour- 
quoi cette  exclamation  ? 

—  Notre  grand-père  se  meurt,  et  il  ne  veut  pas  mourir  sans 
confession. 


REVUE  DE  PARIS.  159 

—  Cela  ne  me  regarde  pas,  mon  enfant  !  c'est  l'afiFaire  d'un 
prêtre. 

—  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  prêtre,  monseigneur? 

—  A  peu  près  ,  répliqua  l'abbé  de  mauvaise  humeur  et  assez 
interdit  ;  à  peu  près,  mais  adresse-toi  de  préférence  au  prieur 
du  couvent;  il  entend  mieux  cela  que  moi,  tu  vois  que  je 
chasse.  Cours  donc  au  château  ,  sonne  au  couvent;  sonne  fort, 
et  réserve-moi  pour  une  meilleure  occasion. 

—  Monseigneur,  mon  grand-père  n'a  pas  le  temps  d'attendre; 
il  va  passer.  Il  faut  que  vous  veniez. 

—  Je  te  le  répète,  répliqua  l'abbé  confus  en  lui-même  de  son 
refus ,  je  suis  en  train  de  chasser;  la  chose  est  tout  à  fait  im- 
possible. 

Il  voulut  poursuivre  son  chemin  ,  mais  la  jeune  fille  qui  ne 
comjjrenait  pas  les  mauvaises  raisons  de  l'abbé,  s'attacha  à  lui, 
et  le  saisissant  par  les  basques  de  sa  redingote,  elle  le  força  à 
se  détourner.  Éveillés  par  le  bruit  de  cette  conversation  mati- 
nale, quelques  paysans  parurent  sur  le  seuil  de  leurs  portes, 
d'autres  aux  croissées;  et  comme  un  village  est  une  grande  botte 
de  foin  sec  qu'une  étincelle  embrase,  les  femmes  se  réunirent  aux 
maris,  les  enfants  à  leurs  mères;  bientôt  toute  la  population 
sortit  dans  les  rues,  afin  d'être  au  courant  de  l'événement  qui 
causait  tant  de  rumeur. 

Abbé  du  Jard,  seigneur  de  Voisenon  ,  roi  du  pays ,  l'abbé  se 
sentit  gagné  par  une  honte  profonde  au  milieu  de  la  foule  qui 
l'entourait  et  qui  murmurait  déjà  de  son  refus  aussi  irreligieux 
qu'inhumain. 

11  n'était  pas  inhumain  le  pauvre  abbé,  mais  il  avait  com- 
plètement oublié  les  formules  usitées  en  pareille  occasion;  et  au 
fond,  comme  il  était  indifférent  et  non  hypocrite,  sa  conscience 
lui  reprochait  d'aller  absoudre  ou  condamner  un  homme  quand 
il  se  reconnaissait  si  peu  digne  lui-même  déjuger  les  autres  au 
tribunal  de  la  confession. 

Cependant  la  nécessité  l'emporta  sur  ses  justes  scrupules 
dont  il  ne  pouvait  se  servir  d'ailleurs  comme  d'une  excuse 
auprès  de  ses  vasseaux,  et  la  tête  basse,  le  fusil  incliné  ,  il  se 
laissa  conduire  à  la  chaumière  oi^  rendait  le  dernier  souffle  le 
vieillard  qui  tenait  à  ne  pas  mourir  sans  Taveu  officiel  de  ses 
fautes. 


140  REVUE  DE  PARIS. 

Les  habitanls  s'agenouillèrent  devant  la  porte ,  tandis  que 
l'abbé  s'assit  auprès  du  moribond  ,  afin  de  recueillir  ses  lentes 
paroles. 

Depuis  le  malencontreux  moment  où  Tabbé  avait  été  dérangé 
dans  sa  chasse,  il  avait  perdu  ,  car  il  avait  des  boutades  de  peur 
superstitieuse,  la  fière  détermination  de  ne  pas  se  croire  malade 
ce  jour-là.  Que  de  signes  de  mauvais  augure  !  Il  avait  trébuché 
en  quittant  le  château,  il  avait  vu  des  nuées  de  corbeaux,  une 
fille  éplorée  Tavait  forcé  de  se  rendre  auprès  d'un  pécheur 
effrayé  ;  maintenant,  on  disait  les  prières  des  agonisants  autour 
de  lui ,  le  mourant  lui  parlait;  l'abbé  de  Voisenon  fut  ébranlé, 
sa  témérité  croula  ,  il  eut  froid  au  cœur,  ses  oreilles  furent 
pleines  de  tintement,  son  asthme  grogna  au  fond  de  sa  poitrine. 
Je  suis  mal,  se  dit-il;  j'ai  eu  tort  de  sortir.  Pourquoi  suis-je 
sorti  ?  Ses  triste  pensées  se  mêlèrent  aux  déchirements  aigus 
de  sa  toux  ;  enfin,  il  se  pencha  sur  la  tombe  ouverte  à  son  côlé  , 
il  écouta  la  confession. 

—  Vous  êtes  né  le  même  jour  que  moi!  s'écria  tout  à  coup 
l'abbé  de  Voisenon  à  la  première  confidence  du  pénitent.  Vous 
êtes  né  le  même  jour  que  moi!  et  il  sembla  dérober  au  malade 
son  jaune  cadavéreux. 

Le  moribond  poursuivit,  et  nouvelle  frayeur  de  l'abbé. 

—  Vous  n'avez  jamais  écouté  la  messe  jusqu'au  bout!  et 
moi,  se  dit  l'abbé  de  Voisenon,  qui  n'en  ai  pas  ouï  le  commen- 
cement d'une  seule  depuis  plus  de  trente  ans. 

Le  pénitent  ajouta  : 

—  J'ai  commis,  monseigneur, le  grand  péché  que  vous  savez. 

—  Le  grand  péché  que  je  sais!  j'en  sais  tant,  s'avoua  l'abbé; 
quel  péché,  mon  ami? 

—  Oui  !  le  grand  péché  d'aimer  ,  quoique  marié. 

—  Ah  !  je  comprends  !  mon  grand  péché,  quoique  prêtre  ! 

Un  déplorable  hasard,  si  c'est  un  hasard,  car  le  pareil  péché 
est  assez  passé  en  habitude  chez  ceux  qui  ont  vécu,  faisait  que  le 
vassal  était  tombé  au  même  piège  que  le  seigneur,  appelé  à  le 
juger  à  sa  dernière  heure. 

Quand  la  confession  fut  finie,  l'abbé  se  consulta  avec  terreur, 
et  après  quelques  combats  où  toutes  les  raisons  furent  dé- 
duites, il  remit  les  péchés,  en  s'avouant  dans  une  anxiété  pro- 
fonde, mais  Iraverséede  parten partd'uiicéjiigrnmmequelemori- 


REVUE  DE  PARIS.  141 

bond,  par  reconnaissance,  devrait  bien  lui  rendre  le  même 
service. 

La  cérémonie  étant  achevée,  l'ahbé  se  leva  pour  partir  ;  les 
jambes  lui  manquèrent;  on  fut  obligé  de  le  porter  jusqu'au 
château,  où  tout  le  monde  fui  alarmé  de  son  abattement. 

Pendant  tout  le  reste  du  jour,  il  ne  parla  à  personne  ;  enseveli 
au  fond  de  son  silence,  il  ne  dessera  les  lèvres  que  pour 
tousser.  La  nuit  fut  mauvaise  ;  des  courants  glacés  lui  traver- 
saient les  nerfs,  et  le  moribond  ne  s'en  allait  pas  de  sa  mémoire, 
qui  lui  reti-açait  sans  cesse  la  confession  de  cet  homme  se  mou- 
rant au  même  âge  que  lui  et  chargé  des  mêmes  péchés.  Au  jour, 
son  trouble  fut  au  comble  ;  il  commanda  à  son  valet  de  chambie 
de  faire  venir  le  médecin  et  le  prieur  du  couvent,  et  tout  de 
suite,  ajouta-t-il ,  tout  de  suite  î 

Comprenant  mieux  cette  fois  les  volontés  de  son  maître ,  le 
domestique  s'empressa  d'aller  éveiller  le  prieur  et  le  médecin  , 
(jui  avait  un  appartement  dans  le  château  même.  Celait  un 
jeune  homme  choisi  par  le  célèbre  Tronchin  parmi  ses  meil- 
leurs élèves,  sur  le  vœu  de  l'abbé  de  Toisenon. 

Pénétrés  l'un  et  l'autre  du  danger  de  M.  l'abbé,  le  prieur  et 
le  médecin  accourent  en  hâte  au  château  ;  31.  de  Voisenon  avait 
été  si  malade  la  veille.  Arriveront-ils  à  temps? 

Leur  zèle  est  si  égal  et  si  prompt ,  qu'ils  arrivent  en  même 
temps  à  la  chambre  oîi  M.  l'abbé  les  attendait. 

L'abbé  de  Voisenon  n'attendait  plus  ;  il  était  reparti  pour  la 
chasse. 

On  touchait  au  dernier  tiers  de  ce  fatal  xviiie  siècle  ,  qui  s'en 
allait  en  charpie,  ruiné  par  la  débauche ,  la  petite  vérole  et 
aussi  par  l'âge  ;  il  se  faisait  hideusement  vieux ,  et  sa  vieillesse 
n'inspirait  pas  le  respect.  Vieux  roi,  vieux  ministres,  vieux 
généraux,  s'il  y  avait  encore  des  généraux  ,  vieux  courlisans, 
vieilles  maîtresses  ,  vieux  poètes ,  vieux  musiciens  ,  vieilles 
danseuses,  descendaient  brisés  d'ennui,  fatigués  de  mollesse, 
édentés,  fanés  et  fardés  vers  la  tombe.  Louis  XV  accompagnait 
la  marche  funèbre  ;  on  le  conduisait  à  Saint-Denis  entre  deux 
lignes  de  cabarets  i)leins  de  chanteurs ,  joyeux  de  se  débarras- 
ser de  ce  Héau  (pi'enlevait  un  autre  fléau  :  la  petite  vérole  déli- 
vrait de  la  peste.  Crébillon  était  mort,  le  fils  du  grand  Racijie, 
honoré  du  f  imeux  titre  de  membre  de  l'Académie  des  Inscrip- 

12. 


142  REVUE  DE  PARIS. 

tions  et  Belles-Lettres,  était  emporté  par  une  fièvre  maligne  et 
obtenait  de  la  publicité  reconnaissante  du  temps,  cet  éloge  né- 
crologique aussi  bref  qu'éloquent  :  «  M.  Racine ,  dernier  du 
nom,  est  mort  hier  d'une  fièvre  maligne  5  il  ne  faisait  plus  rien 
comme  homme  de  lettres;  il  était  abiuli  par  le  vin  et  par  la 
dévotion.  «  Douze  jours  après  ,  Marivaux  suivait  au  cimetière  le 
fils  du  grand  Racine,  abruti  par  le  vin.  L'abbé  Prévost  mourait 
d'une  dixième  attaque  d'apoplexie  dans  la  forêt  de  Chantilly.  Au 
printemps  suivant,  l'impudique  maîtresse  de  Louis  XV,  M™^  de 
Pompadour,  descendait  à  quarante-deux  ans  dans  la  tombe, 
après  avoir  exhalé  un  bon  mot  en  guise  de  confession  :  «  Atten- 
dez encore  un  moment ,  M.  le  curé  de  la  Magdelaine  ,  avait 
dit  la  moribonde,  nous  nous  en  irons  ensemble.  »  Paroles 
bien  édifiantes  et  dignes  de  rivaliser  avec  ce  vaudeville  qui 
courut  dans  tout  Paris  au  sujet  d'une  aussi  belle  mort  : 

«  11  est  mal,  ce  pauvre  Soubise, 
Sa  tente  à  Rosbach  il  perdit, 
A  Versailles  il  perd  sa  marquise, 
A  THôpital  il  est  réduit.  » 

Et  le  journaliste  ajoute  en  note  :  On  sait  que  le  prince  de 
Soubise  vivait  avec  M™^  de  l'Hôpital  ;  le  même  Soubise  duquel 
le  roi  se  prit  à  dire,  après  la  journée  de  Rosbach  où  le  prince 
avait  été  complètement  battu  :  «  Ce  pauvre  Soubise ,  il  ne  lui 
manque  plus  que  d'être  conteiit.  »  Jaloux  aussi  de  partir  de  ce 
monde  tout  comme  les  autres  en  laissant  un  bon  mot ,  Rameau 
s'écriait  avec  fureur  à  l'oreille  de  son  confesseur  qui  l'ennuyait  : 
Que  diable  'venez-vous  me  chanter  là,  monsieur  le  curé? 
TOUS  avez  la  voix  fausse.  Et  là-dessus  Rameau  mourait  d'une 
fièvre  putride;  et  savez-vous  ce  qui  occupait  le  public  le  lende- 
main de  la  mort  du  plus  célèbre  musicien  de  l'Europe,  le  père 
de  l'école  française?  cette  grande  nouvelle:  «  M''^  Miré,  de 
l'Opéra ,  plus  célèbre  courtisane  que  bonne  danseuse ,  vient 
d'enterrer  son  amant  j  on  a  gravé  sur  son  tombeau  : 

MI   RÉ   LA.   Ml    LA. 

Touchante  oraison  funèbre  de  Rameau  !  il  n'y  avait  pas  jus- 
qu'au vaudeville  qui  ne  se  mêlât  de  mourir.  Panard ,  le  père  du 


REVUE  DE  PARIS.  143 

vaudeville,  s'éteignait  quelques  jours  après  Rameau,  et  Ton 
disait  encore  avec  la  même  tendresse  nationale,  ci  Les  paroles 
ne  peuvent  se  séparer  de  l'accompagnement,  » 

Voyez-vous  comme  les  rangs  s'éclaircissent ,  comme  les  bou- 
gies s'éteignent ,  comme  le  bal  louche  à  sa  fin  !  les  athées  aussi 
s'en  vont  sans  savoir  où,  seulement  après  avoir  été  moins  amu- 
sants et  beaucoup  plus  dangereux  au  monde  que  ces  musiciens, 
ces  poètes  et  ces  courtisanes.  Près  de  Panard  on  couche  dans  la 
terre  JXicolas-Antoine  Boulanger;  encore  un  malheur  qui  vient 
faire  tout  à  coup  oublier  ces  divers  malheurs  ;  celui-là  vaut  la 
peine  qu'on  en  parle  5  Molet  est  malade:  Molet  est  Facteur  à  la 
mode,  il  est  tant  pleuré  dans  sa  maladie,  que  Boufflers ,  pres- 
que jaloux  de  l'intérêt  qu'on  porte  au  favori  de  la  cour  et  de  la 
ville,  le  chansonne  en  ces  termes  : 

L'animal  un  peu  libertin, 
Tombe  malade  un  beau  matin  ; 
Voilà  tout  Paris  dans  la  peine  : 
On  crut  voir  la  mort  de  Turenne  ; 
Ce  n'était  pourtant  que  Molet 
Ou^e  singe  de  iNicolet. 

La  maladie  de  Molet  était  survenue  le  15  du  mois  de  juin, 
le  2o  c'est  M'^e  Gaussin  qui  meurt ,  tant  Molet  était  gravement 
malade.  Et  savez-vous  comment  finit  cette  grâce  pâle  et  fraîche 
du  xviiie  siècle ,  cette  rose  du  Bengale  de  la  tragédie,  cette 
femme  charmante  qui  inspira  à  Voltaire  les  seuls  vers  un  peu 
touchants  qu'il  ait  écrits  de  sa  vie?  «  Elle  avait  épousé  un  dan- 
seur nommé  Tavolaygo ,  qui  la  rouait  de  coups.  Zaïre  rouée  de 
coups  !  » 

Une  goutte  remontée  enlève  Helvétius ,  et  Paris  ne  s'en  émeut 
pas  plus  que  de  la  mort  simultanée  de  Duclos;  Paris  est  trop 
occupé  par  ces  deux  jolis  vers ,  écrits  au  bas  de  la  statue  de 
Louis  XV,  récemment  découverte  : 

Grotesque  monument,  infâme  piédestal, 
Les  vertus  sont  à  pied,  le  vice  est  à  cheval. 

D'ailleurs,  une  autre  nouvelle  non  moins  importante  empêche 
qu'on  s'arrête  à  la  mort  de  deux  philosophes ,  dont  l'un  jouis- 


144  REVUE  DE  PARIS. 

sait ,  comme  aihée  et  comme  philosophe ,  de  plus  de  cent  mille 
livres  de  revenu.  «Un  procès  d'une  espèce  très-singulière  doit 
se  juger  incessamment  à  l'Opéra.  Une  demoiselle  La  Guerre, 
fille  des  chœurs,  a  été  trouvée  dans  une  loge  pendant  une  répé- 
tition. Le  président  de  Meslay ,  de  la  chambre  des  comptes,  est 
l'heureux  mortel  qu'on  a  surpris  ;  cette  affaire  rappelle  celle  de 
M'ie  Petit.  « 

«  Piron  est  mort  aussi  hier,  dit  le  journaliste  et  il  ajoute  :  On 
a  dit  qu  il  avait  mal  reçu  le  curé  de  Saint-Roch.  «  Admirable 
bouffonnerie  que  ces  curés  qui  vont  tous  et  à  tour  de  rôle  chez 
les  écrivains  du  xvirie  siècle  ,  pour  recevoir  à  la  tète  une  épi- 
gramme  arrangée  depuis  dix  ans. 

Enfin  ,  le  roi  Louis  XV  meurt  après  Piron  ;  il  fait  dire  quel- 
ques heures  avant  sa  mort  par  le  cardinal  de  la  Roche-Aymon  : 
0  Quoique  le  roi  ne  doive  compte  de  sa  conduite  qu'à  Dieu  seul, 
il  est  fâché  d'avoir  causé  du  scandale  à  ses  sujets,  et  il  déclare 
qu'il  ne  veut  vivre  désormais  que  pour  le  soutien  de  la  foi  et  de 
la  religion  ,  et  pour  le  bonheur  de  ses  peuples.  » 

Voilà  le  bon  mot  du  roi  Louis  XV;  vous  l'avez  entendu  :  il 
aura  eu  le  sien  comme  Rameau  ,  comme  Piron  ,  comme  Helvé- 
tius.  Ce  bon  petit  roi  Louis  XV,  qui  est  fâché  d'avoir  causé  du 
scandale  à  ses  sujets  ,  et  qui,  à  sa  dernière  minute  d'existence, 
ne  veut  vivre  désormais  que  pour  le  bonheur  de  ses  peuples  ; 
c'est  s'y  prendre  à  temps. 

Au  reste,  il  meurt  en  mai,  et  trente-sept  jours  après,  en 
juillet,  Monsieur,  frère  du  roi  Louis  XVI ,  envoie  à  la  reine , 
sa  belle-sœur,  le  madrigal  suivant  : 

Au  milieu  des  chaleurs  extrêmes, 

Heureux  d'amuser  vos  loisirs, 
J'aurai  soin,  près  de  vous,  d'amener  les  zt^phirs  : 
Les  amours  y  viendront  d'eux-mêmes. 

Ceci  voulait  dire  que  Monsieur,  depuis  Louis  XVIII ,  ayant 
cassé  un  éventail  à  la  reine ,  lui  en  avait  envoyé  un  autre,  d'où 
les  vers  à  la  frangipane  ;  d'oîi  la  profonde  impression  laissée 
dans  tous  les  cœurs  par  la  mort  du  roi  Louis  XV,  dit  le  Bien- 
Aimé. 

El  savez-vous  ce  qui  allait  survivre  de  quelques  années,  de 


REVUE  DE  PARIS.  145 

quelques  jours  seulement  à  tous  ces  cadavres ,  à  ces  marquis 
qui  avaient  du  moins  été  jeunes  el  beaux,  à  ces  comtesses  qui, 
du  moins  aussi,  avaient  eu  l'esprit  de  leur  libertinage,  à  ces 
poêles  peu  profonds,  mais  animés  dans  leurs  temps  d'une  verve 
enivrante?  C'était  Marmonlel ,  ce  fat  qui  croyait  qu'on  faisait 
une  nouvelle  aussi  facilement  qu'une  tragédie  ;  c'était  Thomas, 
qui  s'imaginait  avoir  l'éloquence  de  Bossuet,  parce  qu'il  parlait 
dans  un  tonneau  vide  5  c'était  Chabanon,  homme  dont  il  n'y  a 
rien  à  dire,  pas  même  un  peu  de  mal;  c'était  Dorât,  papillon 
de  plomb;  c'était  Barthe,  Marseillais  sans  chaleur,  la  pire  des 
pires  choses;  c'était  de  La  Harpe;  c'étaient  M.  de  Chamforl, 
M.  François  de  Neufchàteau;  tous  fades  oignons  des  folles  tuli- 
pes flétries  du  xviiF  siècle. 

Enfin,  le  tour  de  l'abbé  de  Voisenon  était  venu.  Spirituel 
jusqu'à  sa  dernière  heure,  lorsqu'on  lui  porta  le  cercueil  de 
plomb  dont  il  avait  lui-même  indiqué  la  forme  et  les  dimensions , 
il  dit  à  un  de  ses  domestiques  :  u  Voilà  une  redingote  que  lu  ne 
seras  pas  tenté  de  me  voler.  » 

II  mourut  le  22  novembre  1775,  âgé  de  soixante-huit  ans. 

L'unité  de  nos  travaux  a  voulu  que  nous  ayons  tracé,  pres- 
que à  notre  insu,  la  décadence  des  grands  principes  sociaux, 
en  écrivant  celle  première  partie  de  l'histoire  des  maisons  sei- 
gneuriales de  la  France:  ainsi,  nous  avons  montré  Écouen 
servant  de  tombe  au  despotisme  du  moyen  âge,  dans  la  per- 
sonne du  plus  grand  des  Montmorency,  et  au  despotisme  im- 
périal avec  Napoléon.  Chantilly  ,  avec  ses  fêtes  données  à 
Louis  XIV,  Louis  XV,  au  czar;  Chantilly  où  Bossuet  fit  de  la 
prose ,  Racine  des  vers ,  Vauban  des  plans  de  fortifications  ; 
Chantilly,  type  de  l'aristocratie  réduite  à  son  essence  la  plus 
intelligente,  passe  aujourd'hui  tout  entier  sous  les  couches  de 
fumée  de  l'industrie.  Vaux,  cette  superbe  arrogance  ,  ce  monu- 
ment caractéristique  de  l'élévation  des  ministres  prodigues,  est 
aujourd'hui  une  mare  à  grenouilles  ,  et  la  propriété  d'un  duc 
qui  sait  à  peine  que  son  château  appartint  à  Fouquel ,  el  que 
Fou<iuet  fut  un  surintendant  des  finances  :  destruction,  oubli 
biblique  partout.  Brunoy  ,  cette  orgie  ,  et  Voisenon  ,  celte  im- 
piété ,  disent  bien  haut  les  fautes  et  les  vices  de  la  noblesse  et 
(in  clergé,  quehiues  minutes  nvrtnl  l'heure  où  il  y  allait  ne  plus 
avoir  ni  clergé  ni  noblesse. 


146  REVUE  DE  PARIS. 

Ma  première  course  est  finie  j  je  vais  m'essuyer  un  instant  le 
front  avant  de  reprendre  ma  route  à  travers  ces  pierres  du 
passé,  ramassées  une  à  une  ,  et  reproduites  avec  le  crayon  de 
l'étude  dans  deux  volumes  que  je  mets  sous  la  protection  indul- 
gente des  lecteurs  de  cette  Revue.  Je  n'attends  pour  ces  deux 
volumes  ,  qui  suivront  de  près  ces  dernières  lignes ,  que  l'estime 
accordée  au  zèle  et  les  éloges  dus  à  la  persévérance.  Quel  que 
soit  d'ailleurs  le  succès  d'un  livre  ,  il  ne  procure  jamais  un  plai- 
sir égal  à  celui  qu'on  a  éprouvé  à  le  faire,  quand  on  a  aimé  son 
sujet  ,•  et  cela  console  de  tant  d'inévitables  déceptions  !  Je  fus 
profondément  touché  le  moment  où  je  lus  que  Gibbon  ,  après 
avoir  fini  sa  magnifique  histoire,  descendit  dans  son  jardin  et 
joua  une  partie  de  la  nuit  avec  ses  chiens.  Je  tirai  cette  conclu- 
sion consolante  de  ce  fait  si  familier  et  si  beau  :  c'est  qu'au 
temps  de  Gibbon,  un  homme  de  lettres  ,  malgré  son  mérite  et 
son  génie ,  possédait  un  jardin  et  des  chiens. 

Léon  Gozlan. 


LE 


BOEET  A  LA  JEANNETTE. 


II  y  a  environ  quatre  mois,  des  jeunes  gens  qui  sortaient  du 
théâtre  de  la  ville  de  Dreux,  où  je  me  trouvais  pour  affaires , 
vinrent  s'atlahler  près  de  moi  dans  un  café.  N'ayant  eu  personne 
à  qui  parler  depuis  trois  jours,  j'étais  plus  communicatif  que 
d'habitude  et  je  liai  conversation  avec  mes  voisins.  On  causa 
d'une  troupe  de  comédiens  ambulants  qui  faisaient  alors  les 
délices  de  l'arrondissent,  et  parmi  lesquels  était  une  jolie  ac- 
trice pour  qui  la  jeunesse  de  l'endroit  avait  l'esprit  fort  monté. 
Mes  trois  interlocuteurs  jouissaient  des  entrées  aux  coulisses  et 
se  piquaient  d'être  retors  en  matière  de  séduction  ;  mais  ils  me 
parurent  avoir  à  se  plaindre  des  ri^eurs  de  la  jeune  première. 
Louison  (c'était  son  nom)  ne  traînait  à  sa  suite  ni  mère  de  con- 
trebande ,  ni  père  intéressé  ;  mais  elle  était  sous  une  meilleure 
sauve-garde  que  celle  des  argus  dont  l'or  obtient  bon  marché. 
Quoique  la  sagesse  fût  de  luxe  dans  sa  condition  ,  elle  ne  vou- 
lait pas  d'amant ,  et  comme  elle  tenait  de  parents  inconnus  un 
caractère  obstiné ,  celte  idée  lui  était  bien  profondément  entrée 
dans  la  tête.  Elle  acceptait  les  bouquets  et  les  cadeaux,  et  don- 
nait en  échange  des  sourires  tant  qu'on  en  voulait ,  mais  on  ne 
tirait  d'elle  rien  autre  chose.  Les  billets  restaient  sans  réponse  ; 
elle  tournait  les  déclarations  en  plaisanterie ,  et  ne  s'effrayait 
pas  des  entreprises  téméraires  contre  sa  personne.  Habituée  dès 
son  enfance  à  lutter  corps  à  corps  avec  un  destin  acharné , 
Louison  s'était  familiarisée  avec  tous  les  dangers  de  l'isolement 


148  REVUE  DE  PARIS. 

et  de  la  vie  nomade.  Elle  était  ainsi  parvenue  aventurcusement 
à  ses  dix-huit  ans  sans  pouvoir  dire  quelles  avaient  été  ses  res- 
sources ,  toujours  marchant  à  côté  de  la  misère  et  de  la  cor- 
ruption, sans  tomber  dans  les  abîmes  où  son  entourage  était 
plongé. 

Pour  unique  prolecteur ,  Louison  avait  un  bouledogue  féroce 
qui  semblait  comprendre  Pimportance  de  ses  fonctions,  tant  il 
se  montrait  inabordable  pour  les  indiscrets.  Cet  animal  vigilant 
faisait  sentinelle  aux  portes  des  loges  oîi  s'habillait  sa  maîtresse 
et  l'accompagnait  de  son  domicile  au  théâtre.  Il  eût  infaillible- 
ment dévoré  quiconque  eût  manqué  de  respecta  la  jeune  pre- 
mière et  répondait  au  nom  de  Bas-Rouges. 

J'appris  ces  détails  en  buvant  de  la  bière  avec  mes  nouvelles 
connaissances  ,  qui  étaient  les  élégants  du  pays  ,  et  je  savais  , 
avant  d'avoir  vidé  la  seconde  bouteille,  qu'ils  soupiraient  tous 
trois  pour  Louison. 

L'un  d'eux,  substitut  d'une  ville  voisine,  fondait  les  plus 
belles  espérances  sur  l'envoi  d'une  magnifique  parure  en  faux 
d'une  valeur  de  soixante-dix  francs,  M.  Yiclor  ,  fils  d'un  riche 
négociant ,  se  tenait  assidûment  à  la  sortie  des  acteurs  avec  une 
vieille  calèche  traînée  par  deux  cbevaux  à  tous  crins  et  dépareil- 
lés. Il  attendait  avec  impatience  l'instant  où  la  belle  consenti- 
rait à  monter  dans  sa  voiture  pour  la  conduire  traîtreusement  à 
sa  maison  de  campagne.  M.  Albert ,  premier  clerc  dans  une 
élude ,  et  qui  portait  des  éperons  et  des  bandes  à  son  pantalo'i 
pour  se  donner  une  tournure  militaire  ,  ne  quittait  pas  les 
avant-scènes  et  avait  la  certitude  d'être  remarqué.  Cependant 
comme  leurs  divers  m.méges  duraient  depuis  longtemps ,  les 
trois  séducteurs  commençaient  ù  s'irriter  des  difficultés,  et, 
leurs  cervelles  s'échauffant  par  degrés  ,  ils  parlaient  d'en  venir 
à  des  moyens  extrêmes.  M.  Victor  voulait  exécuter  un  enlève- 
ment en  règle  et  assommer  le  bouledogue.  Le  hussard  clerc  de 
notaire  pensait  à  se  cacher  dans  une  armoire  de  la  loge  ,  pen- 
dant une  représentation  ,  et  le  substitut,  qui  venait  de  faire 
condamner  un  garde-chasse  aux  galères  pour  viol ,  se  propo- 
sait de  s'introduire  dans  le  domicile  de  l'actrice  et  de  la  vaincre 
])ar  la  force.  Je  ne  sais  si  les  vapeurs  innocentes  du  houblon  leur 
montaient  aux  oreilles  ,  ou  s'ils  étaient  de  vrais  scélérats  ;  mais 
ils  jurèrent  en  chœur  de  triompher  de  la  farouche  Louison  pen- 


REVUE  DE  PARIS.  149 

(lant  les  deux  jours  qu'elle  avait  encore  à  passer  à  Dreux.  Tous 
les  moyens  devaient  être  bons ,  pourvu  qu'ils  fussent  couronnés 
de  succès.  On  convint  de  se  réunir  le  troisième  jour  pour  un 
dîner  où  l'on  me  pria  d'assister,  et  il  fut  entendu  que  si  par 
hasard  l'un  des  trois  Lovelace  n'avait  pas  réussi,  celui-là  paye- 
rait les  frais. 

Un  vieillard  en  perruque  rousse  ayant  paru  dans  le  café ,  mes 
Jeunes  gens  sortirent  en  se  faisant  des  signes,  par  lesquels  je 
reconnus  que  cet  homme  tenait  à  la  troupe  ambulante.  C'était , 
en  effet,  le  régisseur.  Comme  je  prenais  plus  d'intérêt  à  l'actrice 
qu'aux  trois  conjurés,  je  m'approchai  de  ce  vieillard  ,  qui  por- 
tait dans  sa  figure  et  ses  habits  délabrés  les  traces  profondes  des 
vicissitudes  de  la  vie  d'artiste,  et  je  lui  adressai  des  questions 
sur  la  jeune  première.  Je  recueillis  encore  par  lui  de  nouveaux 
détails  qui  méritent  d'être  rapportés. 

Jusqu'à  rage  de  quatre  ans ,  Louison  avait  eu  le  bonheur  de 
posséder  une  tendre  mère  qui  avait  pourvu  soigneusement  à  ses 
premiers  besoins.  Cette  excellente  femme  cherchait  en  vain  par 
toute  la  France  un  public  assez  indulgent  pour  encourager  son 
trop  faible  talent  et  lui  permettre  de  puiser  dans  son  art  les  res- 
sources nécessaires  à  l'existence.  On  la  sifflait  partout ,  sans 
qu'elle  eût  le  courage  de  renoncer  à  sa  passion  pour  le  théâtre. 
D'orages  en  orages,  sa  misérable  étoile  l'ayant  conduite  un  jour 
à  Limoges,  elle  voulut  tenter  dans  celte  ville  un  dernier  effort 
avant  de  s'abandonner  au  désespoir.  Elle  se  risqua  le  même  soir 
dans  Hermione  et  Célimène  avec  des  costumes  neufs  achetés  à 
crédit;  mais,  hélas!  la  chute  fut  plus  rude  cette  fois  que  ja- 
mais ,  et  le  piibiic  ,  non  content  de  siffler ,  poussa  la  barbarie 
jusqu'aux  pommes  cuites.  A  ce  coup  funeste ,  la  malheureuse 
actrice,  n'écoutant  plus  que  sa  douleur,  était  partie  sans  dire 
où  elle  allait ,  et  probablement  elle  avait  mis  fin  à  ses  infortunes 
par  un  suicide.  Après  avoir  embrassé  sa  fille  une  dernière  fois , 
elle  lui  avait  mis  un  sou  dans  la  main  en  lui  ordonnant  d'aller 
acheter  une  chandelle  j  puis  elle  s'était  enfuie.  Le  digne  régis- 
seur, touché  de  compassion  pour  l'enfant  abandonné,  le  re- 
cueillit chez  lui.  Encore  jeune  et  superbe  alors  ,  il  jouait  avec 
succès  les  rôles  de  La  Rive ,  et  gagnait,  bon  an  mal  an  ,  jusqu'à 
2,000  francs.  Mais  bientôt  la  tragédie  avait  perdu  la  vogue  ,  et 
le  mauvais  goût  envahissant  la  scène  ,  le  vieux  Oreste  s'était  vu 
3  13 


150  KEVUE  DE  PARIS. 

menacé  de  l'hôpital.  Ses  profondes  connaissances  des  coulisses, 
son  habileté  à  suppléer  au  manque  d'habits  et  de  décors ,  le  sau- 
vèrent de  l'abîme.  Une  troupe  ambulante  le  prit  pour  régisseur, 
et  il  jouait  en  outre  les  utilités. 

Grâce  aux  conseils  de  ce  respectable  vieillard  ,  notre  jeune 
première  se  forma  de  bonne  heure  au  bel  art  du  théâtre.  Elle 
figura  d'abord  dans  Médée  par  le  rôle  muet  de  l'enfant  poi- 
gnardé. Plus  tard  ,  elle  joua  si  bien  Louison  dans  le  Malade 
imaginaire ,  que  le  surnom  lui  en  était  resté. 

—  Maintenant,  monsieur,  ajouta  le  bonhomme,  l'avenir  de 
cette  aimable  fille  est  assuré.  Vous  ne  sauriez  croire  combien 
elle  fait  preuve  d'intelligence  dans  toutes  ces  mauvaises  pro- 
ductions qui  viennent  des  boulevards  de  Paris.  Il  est  fâcheux 
qu'elle  soit  arrêtée  dans  son  développement  par  la  nécessité  où 
nous  sommes  de  l'employer  à  tout  faire ,  depuis  les  grandes 
coquettes  et  les  premières  amoureuses  jusqu'aux  ingénues  et 
aux  Jenny-Vertpré.  Il  en  résulte  qu'elle  ne  peut  rien  perfection- 
ner et  qu'elle  s'élève  difficilement  au-dessus  du  médiocre  ;  mais 
elle  nous  sera  enlevée  ,  je  l'espère  pour  elle.  Il  faut  voir  avec 
quel  goût  elle  sait  tirer  parti  des  moindres  chiffons  pour  bâtir 
ses  costumes.  Elle  dépense  moitié  moins  que  les  autres  ,  et  tou- 
jours elle  paraît  mieux  vêtue.  Ce  qui  la  rend  surtout  digne 
d'être  proposée  pour  modèle  ,  c'est  sa  conduite  honnête  ,  son 
excellent  cœur,  son  charmant  caractère... 

Tout  en  buvant  un  punch  que  je  lui  offrais  ,  le  brave  régis- 
seur poursuivit  l'éloge  pompeux  de  sa  protégée.  Les  larmes  lui 
venaient  aux  yeux.  Son  émotion  redoubla  encore  par  le  plaisir 
qu'il  me  vil  prendre  à  ses  récits,  et  nous  passâmes  ensemble  une 
heure  délicieuse.  Ce  vénérable  vieillard  me  quitta  en  me  serrant 
la  main  avec  effusion ,  après  ra'avoir  emprunté  20  francs  dont 
il  avait  un  pressant  besoin. 

L'affiche  du  lendemain  annonçait  la  dernière  représentation 
du  Mariage  de  Raison,  et  j'envoyai  retenir  d'avance  une 
place  pour  voir  cette  jeune  fille  si  poursuivie  et  si  vantée.  Elle 
avait  cédé  de  bonne  grâce  ,  pour  cette  fois  ,  le  premier  rôle  à 
une  camarade  et  s'était  contentée  de  jouer  celui  de  M^e  pjn- 
chon.  On  ne  m'avait  point  trompé  ,  ni  sur  les  heureuses  dispo- 
sitions ni  sur  la  jolie  figure  de  l'actrice.  Sans  être  une  beauté, 
Louison  avait  tous  les  agréments  d'une  personne  séduisante  :  de 


REVUE  DE  PARIS.  151 

grands  yeux  expressifs,  une  physionomie  animée  ,  le  nez  un 
peu  retroussé,  mais  bien  fait ,  la  taille  fine  et  ronde ,  un  air  vif 
et  enjoué  qui  prévenait  en  sa  faveur ,  et  surtout  cet  éclat  de  la 
santé  par  lequel  certaines  femmes  répandent  autour  d'elles  comme 
une  atmosphère  de  jeunesse.  Je  compris  alors  les  hommages  de 
l'arrondissement  de  Dreux  ,  l'exaspération  de  mes  trois  Lovelace 
et  la  fierté  de  la  petite  fille. 

Louison  avait  mis  un  costume  de  paysanne  qui  lui  allait  à 
ravir  et  s'était  façonné  un  bonnet  à  la  Jeannette  sous  lequel  sa 
mine  agaçante  avait  un  charme  particulier.  Le  rôle  de  M™*^  Pin- 
chon  fut  joué  avec  une  verdeur  originale,  digne  d'un  théâtre  de 
Paris ,  et  les  habitants  d'Eure-et-Loir  se  montrèrent  gens  de 
goût  en  applaudissant  à  outrance. 

A  l'un  des  entr'acles ,  je  rencontrai ,  dans  un  couloir,  le  vieux 
régisseur,  qui  me  proposa  de  me  conduire  au  foyer  des  acteurs. 
J'acceptai  la  proposition  et  je  trouvai  Louison  riant  avec  ses 
camarades. 

—  Madame  Pinchon ,  lui  dis-je  après  les  premiers  compli- 
ments ,  prenez  garde  à  vous.  Voici  un  bonnet  qui  fera  tourner 
plus  d'une  tête. 

—  Bah!  répondit-elle,  les  tètes  sont  comme  les  girouettes  ; 
après  qu'elles  ont  bien  tourné  ,  il  souffle  un  vent  qui  les  remet 
dans  le  droit  sens. 

—  Oui-dà  !  mais  pendant  qu'elles  sont  à  l'envers ,  ne  craignez- 
vous  pas  les  coups  de  hardiesse  ?  La  vie  d'une  jolie  actrice,  qui 
veut  être  sage ,  doit  être  un  état  de  guerre  perpétuelle. 

—  Je  suis  habituée  depuis  longtemps  aux  escarmouches ,  et 
d'ailleurs  j'ai  toujours  avec  moi  un  fidèle  défenseur. 

—  Le  redoutable  bouledogue?  Je  serais  curieux  de  le  voir. 
Louison  ouvrit  la  porte  de  sa  loge  et  appela  son  chien,  qui 

vint  s'asseoir  auprès  d'elle. 

—  En  effet ,  repris-je  ,  il  ne  ferait  pas  bon  avoir  une  querelle 
avec  votre  compagnon.  Cependant  veillez  bien  sur  lui ,  car  je 
sais  qu'il  se  trame  une  conspiration  contre  ses  jours. 

Dans  cet  instant,  j'aperçus  du  coin  de  l'œil  notre  hussard 
clerc  de  notaire  qui  se  glissait  furtivement  dans  la  loge.  Comme 
il  s'exposait  à  un  véritable  danger,  j'en  conçus  de  l'estime  pour 
lui ,  et  je  pensai  qu'il  n'eût  pas  été  loyal  de  le  trahir  ;  c'est 
pourquoi  je  gardai  le  silence.  On  vint  averJir  les  acteurs  de  la 


152  REVUE  DE  PARIS. 

seconde  pièce  que  la  toile  allait  se  lever,  et  je  regagnai  ma 
place  dans  la  salle.  On  jouait  le  Maçon,  réduit  en  un  acte  et 
sans  musique  ;  ce  qui  composait  un  opéra-comique  assez  bi- 
zarre,  dont  je  m'amusai  extrêmement.  Après  le  spectacle,  je 
rentrai  au  foyer  des  acteurs  pour  savoir  ce  qui  était  arrivé  en 
mon  absence.  La  jeune  première  était  assise  au  coin  du  feu  avec 
son  bouledogue  à  ses  pieds.  Elle  bavardait  comme  à  l'ordinaire. 
Vhabilleuse  du  théâtre  vint  lui  proposer  d'ôter  son  costume. 

—  C'est  inutile,  répondit-elle,  je  retournerai  chez  moi  comme 
je  suis. 

La  moitié  des  artistes  avait  quitté  le  théâtre.  Un  seul  quin- 
quet  brûlait  encore  au  foyer,  lorsqu'on  entendit  des  cris  étouf- 
fés et  un  bruit  sourd  de  coups  répétés,  dans  le  corridor  où 
étaient  les  loges. 

—  Qu'est  cela?  s'écria  le  bon  régisseur,  pâle  de  crainte. 

—  C'est,  lui  dis-je,  l'âme  de  quelque  personne  ensevelie  vi- 
vante sous  ces  murailles,  comme  dans  la  pièce  du  Maçon. 

Louison  riait  aux  éclats. 

—  En  vérité,  disait-elle,  il  ne  tenait  qu'à  moi  de  laisser  ce 
malheureux  emprisonné  jusqu'à  demain.  Il  y  a  un  homme  dans 
l'armoire  de  ma  loge.  Je  l'ai  su,  dès  que  j'y  suis  entrée,  par 
mon  chien,  qui  s'est  mis  à  grogner.  De  peur  que  Bas-Rouges  ne 
vînt  à  m'élrangler  un  admirateur,  j'ai  fermé  la  serrure  au  dou- 
ble tour  et  mis  la  clef  dans  ma  poche.  La  voici,  monsieur,  faites- 
moi  le  plaisir  de  délivrer  cet  infortuné  jeune  homme. 

Je  courus  au  clerc  de  notaire  et  le  tirai  de  sa  cachette. 
•  —  Il  paraît ,  lui  dis-je  ,  que  la  carte  du  dîner  vous  passera  par 
les  mains.  Ne  vous  désolez  pas  cependant  ;   je  pense  que  vos 
deux  rivaux  payeront  leur  écot  tout  comme  vous ,  et  que  la  ga- 
geure sera  nulle. 

—  Eh!  c'est  vous,  monsieur  Albert?  dit  Louison  au  prison- 
nier. Quelle  idée  drôle  de  vous  cacher  dans  mon  armoire! 
Qu'est-ce  que  vous  vouliez  donc  faire? 

—  Mademoiselle ,  je  voulais  vous  dire  que  vous  m'avez  inspiré 
un  amour.... 

—  J'entends.  Vous  vouliez  me  peindre  votre  flamme ,  comme 
nous  disons  au  théâtre.  Eh  bien!  peignez-la,  monsieur.  Je  vous 
écoute.  Peignez  vite.  Bon  !  le  voilà  qui  ne  veut  plus  peindre  à 
présent!  Allez,  mon  cher  monsieur,  ces  moyens  de  comédie  ne 


REVUE  DE  PARIS.  loô 

réussiront  jamais  avec  moi.  On  m'y  attrappe  trop  souvent  à  la 
scène  pour  que  je  m'y  laisse  prendre  à  la  ville.  Bonsoir,  mon- 
sieur Albert.  Envoyez-moi  donc  encore  des  pralines  demain. 

Notre  clerc  officier,  tout  à  fait  déconcerté,  balbutia  quelques 
mots  privés  de  sens  et  gagna  le  large. 

—  Je  ne  m'étonne  pas,  dis  je  à  Louison,  que  vous  soyez  ainsi 
harcelée.  Au  lieu  de  décourager  les  amoureux,  vous  ne  faites 
que  les  piquer  au  jeu. 

—  C'est  que  cela  m'amuse. 

—  Prenez  garde,  Louison,  vous  badinez  avec  le  feu. 

—  Je  le  sais  bien;  aussi  je  n'y  touche  qu'avec  des  pincettes, 
et  quand  cela  brûle  trop  fort,  je  pars  pour  un  autre  pays 

Louison  me  fit  une  révérence  et  sortit  en  courant. 

—  Cette  petite  fille,  me  disait  le  vieux  régisseur,  a  de  l'esprit 
gros  comme  elle.  Vous  devriez,  en  arrivant  à  Paris,  la  recom- 
mander à  M.  Harel.  Ce  serait  bien  son  affaire. 

Tandis  que  je  descendais  lentement  les  escaliers,  en  compa- 
gnie du  bon  vieillard ,  nous  entendîmes  au  dehors  un  bruit 
effroyable,  comme  si  on  se  battait  à  la  porte  du  théâtre.  Le 
régisseur  reconnut  les  aboiements  du  terrible  Bas-Rouges  et  les 
cris  de  la  jeune  première.  Nous  courûmes  vers  la  rue,  à  perdre 
haleine  ;  une  scène  étrange  s'offrit  alors  à  nos  regards  :  l'un  de 
mes  trois  Lovelace,  M.  Victor,  monté  sur  le  marche-pied  de  sa 
voiture,  où  sans  doute  il  voulait  se  réfugier,  portait  le  chien 
suspendu  par  derrière  aux  basques  de  sa  redingote,  et  comme 
les  dents  de  l'animal  avaient  pénétré  au  delà  des  vêtements,  le 
jeune  homme  poussait  des  hurlements  lamentables.  Par  fm 
instinct  particulier  à  sa  race,  Bas-Rouges  ne  voulait  plus  lâcher 
prise,  et  la  voix  de  sa  maîtresse  elle-même  était  méconnue. 

Le  cocher  frappait  avec  son  fouet  sur  le  chien  qui  serrait  plus 
fort,  de  sorte  que  la  victime  répondait  à  chaque  coup  par  un  cri 
plus  douloureux.  C'eût  été  la  plus  plaisante  musique  de  la  terre 
si  le  danger  ne  nous  eût  détournés  d'en  rire. 

—  Mordez-lui  la  queue,  disait  le  patient 5  c'est  le  seul  moyen 
de  le  faire  lâcher. 

—  Je  le  veux  bien,  répondait  le  cocher;  mais  je  crains  qu'il 
ne  saute  sur  moi. 

M.  Victor  prit  l'ingénieux  parti  d'ôler  sa  redingote  et  de 
l'abandonner  à  la  rage  de  son  ennemi.  Pendant  que  ranimai 

13. 


154  REVUE  DE  PARIS. 

furieux  dépeçait  le  vêtement  en  raille  pièces,  le  jeune  Lovelace , 
cruellement  meurtri ,  partit  pour  la  campagne,  en  manches  de 
chemise. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé?  demandai-je  àLouison, 

—  Le  pauvre  garçon  a  voulu  me  faire  monter  de  force  dans 
sa  voiture  ,  et  je  me  suis  vue  obligée  d'invoquer  la  protection  de 
Bas-Rouges. 

La  jeune  première  ayant  calmé  son  chien  ,1e  reprit  tranquil- 
lement en  laisse  et  s'éloigna  en  sautillant. 

—  Ma  foi!  pensai-je  en  rentrant  à  mon  auberge,  elle  est  si 
jolie  dans  ce  costume  de  paysanne,  que  je  donnerais  bien  les 
basques  de  tous  mes  habits  pour  lui  plaire. 

Le  lendemain ,  qui  était  un  dimanche  ,  je  déjeunais  en  plein 
air  pour  jouir  des  dernier  rayons  du  soleil  d'automne;  j'étais 
assis  devant  un  café  où  se  trouvaient  assemblés  les  jeunes  gens 
de  la  ville,  et  en  face  duquel  demeurait  M.  le  substitut,  troi- 
sième Lovelace  dont  j'espérais  mieux  que  des  deux  autres.  En 
tournant  les  yeux  vers  ses  fenêtres,  j'aperçus  tout  à  coup  le  bon- 
net à  la  Jeannette,  exposé  aux  regards  des  passants,  sur  un  vase 
du  Japon.  J'en  avalai  mon  chocolat  de  travers,  tant  ma  surprise 
fut  grande. 

—  Voyez  donc,  dis-je  à  mon  voisin,  n'est-ce  pas  là  le  bonnet 
que  Louison  portait  hier  dans  le  rôle  de  M^^  Pinchon  ? 

—  C'est  lui-même!  s'écrièrent  tous  les  jeunes  gens  à  la  fois. 

—  Que  vous  semble  de  ceci? 

—  Pardieu  !  la  chose  est  claire.  Il  faut  que  la  jeune  première 
ait  passé  la  nuit  chez  M.  le  substitut. 

On  sortit  en  masse  du  café  pour  s'assembler  devant  la  fenê- 
tre, où  était  étalée  la  preuve  de  la  défaite  de  Louison.  Le  Love- 
lace parut  dans  sa  robe  de  chambre  à  fleurs  pour  recevoir  les 
compliments  des  spectateurs. 

—  Il  paraît,  lui  criai-je,  que  vous  avez  gagné  le  pari? 

—  Comme  vous  le  dites,  répondit-il. 

—  Je  vous  en  félicite.  Ce  n'est  sans  doute  pas  aussi  difficile 
qu'on  le  croyait.  Vous  m'indiquerez  le  moyen  que  vous  avez 
employé  pour  adoucir  la  belle. 

—  Avec  plaisir. 

En  faisant  un  retour  sur  moi-même ,  je  me  sentis  honteux 
d'avoir  pu  me  tromper  aux  manèges  de  cette  petite  rouée.  Loui- 


REVUE  DE  PARIS.  155 

son  n'était  évidemment  qu'une  effrontée,  et  le  vieillard  sensible 
un  compère  habile.  Le  souvenir  des  20  francs  arrachés  à  mon 
honnête  intérêt  pour  la  vertu  indigente,  acheva  de  me  dessiller 
les  yeux.  Le  même  sentiment  parcourut  l'assemblée,  car  on 
s'écria  tout  d'une  voix  qu'il  fallait  donner  un  charivari  à  la 
jeune  première.  Dans  cet  instant,  Louison  en  personne  traversa 
la  place.  Elle  s'en  allait  à  une  répétition,  accompagnée  de  son 
fidèle  Bas-Rouges,  On  l'entoura  immédiatement,  et  les  plaisan- 
teries ne  lui  furent  pas  ménagées. 

—  Comment  avez- vous  passé  la  nuit?  lui  disait-on. 

—  C'est  sans  doute  pour  la  forme  que  vous  avez  un  garde 
du  corps? 

—  Faut-il  s'adresser  à  votre  chien  pour  traiter  la  question 
d'argent? 

—  Messieurs,  répondit  Louison,  je  ne  comprends  rien  à  vos 
discours.  J'ai  passé  la  nuit  chez  moi,  suivant  mon  habitude. 

—  Votre  bonnet  à  la  Jeannette  s'est  donc  envolé  par  la  che- 
minée pour  venir  tomber  sur  cette  porcelaine? 

—  Ah  !  je  vois  ce  que  c'est ,  reprit-elle  sans  se  déconcerter. 
M.  le  substitut  veut  se  donner  les  gants  d'une  bonne  fortune 
qu'il  n'a  pas  eue.  Je  vais  le  mettre  à  la  raison. 

Le  Lovelace  venait  de  descendre.  11  s'avança  d'un  air  dégagé. 

—  Vous  niez  notre  liaison,  ma  chère?  cela  n'est  pas  bien. 
On  sait  que  vous  êtes  sortie  du  théâtre  hier  avec  ce  bonnet  j 
comment  donc  serait-il  venu  chez  moi,  si  vous  ne  l'aviez  pas 
apporté? 

—  C'est  ce  que  je  vais  apprendre  à  ces  messieurs.  Vous  m'a- 
vez suivie  jusqu'à  ma  porte,  et  pendant  que  je  mettais  la  clef  dans 
la  serrure,  vous  m'avez  arraché  mon  bonnet  par  derrière.  Comme 
je  venais  déjà  de  voir  manger  par  mon  chien  un  de  ces  imbé- 
ciles qui  m'obsèdent  de  leurs  poursuites,  j'ai  eu  pitié  de  vous. 

—  Votre  histoire  n'est  pas  vraisemblable  ;  on  ne  vous  croira 
pas.  Il  vaut  mieux  avouer  la  vérité.  Vous  ne  serez  pas  pendue 
[lour  cela. 

—  Je  le  sais  bien,  et  même  je  ne  réussirais  pas  à  prouver 
que  vous  êtes  un  lâche  et  un  menteur,  que  je  n'en  ferais  pas 
seulement  une  goutte  de  mauvais  sang.  Dans  notre  état,  une 
bonne  réputation  fait  plus  de  tort  que  de  bien.  Maintenant  je 
vais  vous  montrer  que  la  vérité  perce  toujours  par  quelque 


156'  RKVUE  DE  PARIS. 

bout.  Depuis  quand,  je  vous.piie,  monsieur  le  substitut,  sommes- 
nous  aussi  bons  amis  que  vous  le  dites? 

—  Voilà  huit  jours  qu'elle  vient  tous  les  soirs  chez  moi,  mes- 
sieurs. 

—  Et  comme  mon  chien  ne  me  quitte  jamais,  vous  lui  donnez 
sans  doute  aussi  Thospitalité  depuis  ces  huit  jours? 

—  Assurément;  il  y  avait  place  à  nos  petits  soupers  pour 
Bas-Rouges. 

—  Vous  êtes  enferré,  monsieur  le  substitut!  s'écria  Louison' 
en  riant.  Si  mon  chien  avait  soupe  tous  les  soirs  en  votre  société 
pendant  une  semaine,  il  vous  connaîtrait  et  vous  ferait  amitié. 
Tout  le  monde  sait  que  le  chien,  animal  domestique,  s'habitue 
aux  gens  qu'il  voit  souvent,  et  qu'il  aime  surtout  ceux  qui  lui 
donnent  à  souper.  Buffon  l'a  écrit  dans  ses  livres. 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire. 

—  Eh  bien  !  essayez  donc  d'échanger  une  politesse  avec  Bas- 
Rouges. 

Le  substitut  sentit  le  piège.  Mais  il  n'y  avait  pas  moyen  de 
reculer.  Il  s'approcha  de  l'animal  et  voulut  lui  poser  une  main 
sur  la  tête.  Le  chien  lui  sauta  aussitôt  à  la  gorge.  Notre  Love- 
lace  était  étranglé,  s'il  ne  se  fût  jeté  à  la  renverse,  et  siLouison 
n'eût  tenu  la  corde  de  toutes  ses  forces. 

—  Cela  doit  suffire,  reprit  la  jeune  première.  Faites  vos  ré- 
flexions,  messieurs.  Je  n'ai  pas  le  temps  de  m'amuser  ici;  on 
m'attend  pour  la  répétition.  Monsieur  le  substitut,  vous  aurez  la 
bonté  de  m'envoyer  mon  bonnet  avant  l'heure  du  spectacle,  je  le 
porterai  aujourd'hui  dans  la  Pie  voleuse,  en  faisant  mes  adieux 
à  la  ville. 

Le  soir,  Louison  eut  un  succès  d'enthousiasme,  et  reçut  une 
pluie  de  bouquets.  Elle  était  partie  le  lendemain  pour  Nogent- 
le-Rotrou. 

A  l'heure  fixée  pour  le  dîner  par  mes  trois  Lovelace,  je  me 
rendis  exactement  au  rendez-vous,  afin  de  voir  quelles  figures 
ils  feraient.  Après  avoir  attendu  pendant  une  grande  heure,  je 
compris  que  je  dînerais  tout  seul,  et  je  m'y  résignai  sans  peine. 

J'avais  oublié  mon  voyagea  Dreux,  Louison  et  son  bonnet, 
lorsque ,  la  semaine  dernière  ,  en  me  promenant  un  matin  dans 
le  jardin  du  Palais-Royal ,  je  vis  un  Anglais  qui  regardait  un 
bouledogue.  C'était  Bas-Rougos  lui-même.  Un  jeune  homme  en 


REVUE  DE  PARIS.  137 

veste  de  velours  le  caressait  familièrement,  et  le  chien  remuait 
la  queue  en  signe  de  plaisir.  Louison  donnait  le  bras  à  cet  in- 
connu. Je  m'approchai  d'elle  et  la  saluai. 

—  Il  me  semble,  lui  dis-je ,  que  votre  chien  n'est  plus  aussi 
sauvage. 

—  Il  s'est  apprivoisé,  répondit-elle,  pour  mon  mari  que  j'ai 
l'honneur  de  vous  présenter. 

—  Est-ce  que  vous  avez  un  engagement  à  Paris  ! 

—  Pas  du  tout,  nous  parlons  demain  pour  Saint-Pétersbourg, 
où  nous  allons  jouer  le  vaudeville,  car  mon  mari  a  beaucoup  de 
succès  dans  les  rôles  de  Gontier.  Nous  demeurerons  deux  ans  en 
Russie,  et  puis  je  crois  que  nous  irons  à  Hambourg. 

—  Je  vous  souhaite  bonne  chance  ;  qu'est  devenu  votre  vieux 
régisseur? 

—  Il  a  trouvé  ce  matin  une  place  de  claqueur  à  la  porte  Sainl- 
.A.ntoine. 

—  Peste  !  c'est  un  joli  emploi  ! 

—  Oui,  n'est-ce  pas?  c'est  drôle.  Il  vend  aussi  des  cigarettes 
(le  contrebande,  du  chocolat  de  Bayonne  et  des  foulards;  faut-il 
lui  donner  votre  adresse? 

—  Merci!  je  puis  à  la  rigueur  me  passer  de  sa  connaissance, 
à  moins  pourtant  que  vous  ne  me  fassiez  remettre  par  lui  votre 
bonnet  à  la  Jeannette,  comme  souvenir. 

—  Je  vous  le  donnerai  de  bon  cœur. 

Il  fallut  m'exécuter;  Louison  prit  ma  carte  de  visite  et  partit 
pour  la  Russie,  le  pied  aussi  leste  et  le  visage  aussi  ouvert  que 
s'il  se  fût  agi  d'aller  à  Saint-Cloud. 

J'ai  reçu  ce  matin  la  visite  du  sensible  vieillard  ,  auquel  j'ai 
pris  pour  quinze  francs  de  marchandises  dont  il  m'a  fallu  jeter 
au  feu  la  moitié.  Ma  cuisinière  a  hérité  du  reste;  quant  au 
bonnet  à  la  Jeannette,  il  est  passé  dans  les  mains  d'un  peintre 
de  mes  amis,  et  il  figurera  certainement  à  l'exposition  des  ta- 
bleaux en  1840. 

Pacl  de  Mcsset. 


CRlTIQliE  HlSTORIOllE. 


Histoire  de^  Classes  Ouvrières  et  des  Classes 
Bourgeoises» 


Avant  que  leur  histoire  eût  tlé  l'objet  d'un  travail  spécial,  les 
classes  bourgeoises  n'ignoraient  pas  combien  leurs  destinées 
premières  furent  obscures,  laborieuses  ,  pénibles.  Sans  les  faire 
descendre  exclusivement  des  serfs  émancipés  par  les  seigneurs 
ou  par  les  abbayes  ,  un  illustre  historien  .  (|ue  la  science  rede- 
mande à  la  politique,  avait  reslieint  l'influence  extrême  attri- 
buée par  M.  Raynouard  aux  municipalités  romaines ,  et  par 
M.  A.  Thierry  aux  insurrections  démocratiques,  dans  l'établisse- 
ment des  communes  françaises.  Il  avait  montré  comment  les  af- 
franchissements concoururent  à  la  formation  de  cette  petite 
roture,  «  sortie  d'une  boutique  etd'un  sillon,  »  pour  s'acheminer 
vers  la  suprématie  sociale.  La  bourgeoisie  moderne  aimait  à  se 
rappeler  que  la  boutique  et  le  sillon  de  ses  pères  ne  furent  pas 
arrosés  uniquement  de  leurs  sueurs  ,  et  que  plus  d'une  fois  le 
baptême  du  sang  consacra  ses  franchises  naissantes.  Ces  belli- 
queux souvenirs  ennoblissaient  son  berceau  ;  ils  ajoutaient  à  la 
dignité  de  la  situation  que  l'intelligence  elle  travail  ont  faite  à 
son  âge  viril.  Mais  si  les  événements  ,  qui  ont  aboli  en  France 
les  derniers  vestiges  des  classifications  héréditaires  ,  l'exposaient 
à  oublier  de  quel  point  elle  partit  pour  s'élever  si  haut,  voici 
qu'ù  réclat  de  sa  fortune  présente  VHistoire  des  Classes  on- 


REVUE  DE  PARIS.  159 

vrières  et  des  Classes  bourgeoises  oppose  le  tableau  crun 
passé  plus  humble  encore  que  l'on  n'avait  coutume  de  le  croire. 
L'auteur  relègue  dans  la  catégorie  des  émeutes  vulgaires  , 
«  sans  valeur  générale  et  sans  signification  humaine ,  »  la  cou- 
rageuse initiative  des  communes  du  Nord  ,  dont  M,  A.  Thierry 
avait  si  chaudement  épousé  les  querelles  et  la  gloire;  ce  n'est 
point  dans  la  réaction  de  l'esprit  d'indépendance  qu'il  place 
l'origine  du  système  communal.  Il  ne  la  demande  pas  non  plus 
aux  municipalités  gallo-romaines.  Celles-ci ,  en  effet ,  imita- 
tions préexistantes,  ne  sauraient  révéler  le  principe  générateur 
de  l'association  que  l'auteur  appelle  commune  naturelle.  Selon 
lui ,  les  classes  ouvrières  et  les  classes  bourgeoises,  dans  tous 
les  pays  où  elles  existent ,  proviennent  de  l'affranchissement 
d'esclaves ,  qui  s'y  était  précédemment  opéré  :  double  mode 
d'organisation  pacifique  et  naturelle,  correspondant  à  la  double 
classe  des  affranchis  industriels  et  des  affranchis  agricoles  ,  la 
commune  et  la  féodalité  se  retrouvent  partout  où  il  y  eut  de 
nombreuses  émancipations ,  chez  les  peuples  de  l'antiquité 
comme  au  moyen  âge.  Les  franchises  des  paysans  et  des  bour- 
geois ,  fruit  des  concessions  octroyées  par  les  maîtres ,  et  éten- 
dues, consolidées  par  le  temps ,  ne  furent  point  une  restitution 
de  droits  antérieurement  ravis  ;  car  l'esclavage  lui-même , 
RLGranier  de  Cassagnac  ne  lui  assigne  pas  pour  cause  primitive 
la  violence  et  la  guerre  ;  il  le  rattache  à  la  plus  ancienne  et  à  la 
plus  sainte  loi  des  sociétés  ,  à  la  puissance  paternelle.  C'est  au 
sanctuaire  domestique  qu'il  en  suspend  le  premier  anneau  ;  c'est 
par  la  constitution  primordiale  de  la  famille  qu'il  explique  la 
bi-partition  de  l'humanité  en  «  races  nobles ,  »  et  en  «  races 
serviles.  » 

Est-il  besoin  de  le  dire?  ces  inégalité  héréditaires,  si  profondes  et 
tout  à  la  fois  si  antiques  et  si  légitimes  que  l'auteur  les  suppose, 
ne  contredisent  nullement  l'unité  originelle  entre  les  membres 
de  la  grande  famille  humaine  ,  pas  plus  qu'elles  ne  condamnent 
les  transformations  sociales  amenées  par  le  progrès  des  siècles. 
Apparemment ,  M.  Granier  de  Cassagnac  n'imagine  pas  que  la 
main  créatrice  ait  façonné  deux  Adam  ,  l'un  d'or  pour  être 
l'aïeul  des  gentilshommes  ,  l'autre  d'argile  pour  être  l'aïeul  des 
vilains.  Apparemment,  il  n'a  pas  demandé  que  l'on  renvoyât  à 
l'ergaslule  les  descendants  d'affranchis ,  qui  peuplent  aujour- 


160  REVUE  DE  PARIS. 

d'hui  le  conseil  des  rois  et  rassemblée  des  législateurs.  Réfuter 
des  absurdités  gratuitement  prêtées  à  un  homme  de  sens ,  est 
un  triomphe  que  nous  envions  peu.  Sans  abdiquer  aucun  des 
droits  de  la  critique  envers  un  livre  assez  riche  de  son  propre 
fonds  pour  qu'on  lui  épargne  l'indulgence,  sans  renoncer  à  dis- 
cuter les  doctrines  mêlées  au  récit  des  faits ,  nous  nous  renfer- 
merons soigneusement  dans  les  termes  où  l'auteur  a  lui-même 
circonscrit  les  questions. 

S'il  est  permis  de  caractériser  tout  d'abord  le  défaut  dominant 
dans  VHistoire  des  Classes  ouvrières  et  des  Classes  bour- 
geoises^ nous  y  reprendronsTliabil  ude  de  l'exagération.  L'auteur 
ne  sait  pas  assez  se  défier  du  danger  des  qualités  qui  le  distin- 
guent. Il  se  plaît  à  ouvrir  des  perspectives  nouvelles  ;  mais  d'in- 
génieux aperçus  sont  par  lui  généralisés  outre  mesure.  Il  groupe 
avec  bonheur  de  curieuses  particularités  historiques  ;  mais,  dans 
les  conséquences  qu'il  en  déduit,  il  néglige  d'autres  faits  non 
moins  importants  pour  être  plus  notoires.  A  force  de  réagir 
contre  les  préjugés  ou  les  erreurs  vulgaires  ,  sa  pensée  devient 
elle-même  inexacte  ,  ou  bien  encore  elle  se  laisse  emporter  au 
delà  du  but  par  la  verve  de  l'expression.  Dès  la  préface  se  trahit 
sa  prédilection  pour  ces  formes  paradoxales  que  la  vérité  em- 
prunte quelquefois  avec  succès ,  mais  qui  le  plus  souvent  la  faus- 
sent en  l'outrant.  En  vue  de  constater  l'opportunité  et  l'urgence 
des  travaux  qu'il  entreprenait  pour  préi)arer  les  éléments  d'une 
histoire  universelle,  il  signale  une  longue  série  de  faits  tra- 
versant d'un  bout  à  l'autre  l'histoire  de  tous  les  peuples  ,  et  sur 
lesquels,  à  l'en  croire,  tous  les  historiens  auraient  gardé  le 
plus  étrange  silence. 

«  Par  exemple,  demande-t-il ,  qui  est-ce  qui  a  jamais  songé 
à  écrire  l'histoire  du  droit ,  c'est  à  dire  à  déterminer  par  les  lois 
toutes  les  espèces  d'associations  que  les  hommes  ont  été  conduits 
à  former  entre  eux  ,  et  à  découvrir  la  pente  générale  de  la  so- 
ciabilité humaine  dans  le  caractère  spécial  de  tous  les  rappro- 
chements locaux  et  passagers  ?  —  Qui  est-ce  qui  a  jamais  songé 
à  écrire  l'histoire  des  langues  et  des  littératures?  —  El  Thisloire 
des  religions?  —  Et  l'histoire  des  institutions  administratives  ou 
judiciaires?  —  Et  l'histoire  du  commerce,  de  l'architecture,  des 
meubles  et  des  coutumes  domestiques?  etc.,  etc.  » 
Personne  n'en  disconviendra  :  un  grand  nombre  d'historiens 


REVUE  DE  PARIS.  161 

se  sont  trop  exclusivement  attachés  à  calculer  ce  qui  avait  été 
dépensé  de  sang  sur  les  champs  de  bataille,  d'encre  dans  les 
traités  .  ou  d'éloquentes  paroles  du  haut  de  la  tribune  politique^ 
ils  ont  décrit  avec  complaisance  les  grands  mouvements  des 
nations ,  et  pas  assez  étudié  leur  vie  intime  ,  leur  économie  pro- 
pre, l'épanouissement  de  leur   civilisation  intérieure;  ils  ont 
concentré  la  lumière  sur  les  sommités  héroïques ,  laissant  dans 
l'ombre  les  humbles  vallées  où  coule  le  flot  populaire.  Restreinte 
à  ces  limites  ,  l'observation  de  l'auteur  eût  été  vraie,  fondée, 
sinon  brillante  de  nouveauté.  Mais  l'interrogatoire  que  lui  sug- 
gère sa  faculté   privilégiée  de  présenter  toute  chose  sous  un 
aspect  imprévu,  ne  ressemble-t-il   pas  à  un  déni  de  justice? 
Certes,  les  historiens  modernes  avaient  prévenu,  par  d'assez 
vasles  et  d'assez  minutieuses  investigations,  le  reproche  que 
leur  fait  M.  Granier  de  s'en  tenir  u  aux  dates ,  aux  batailles ,  aux 
listes  d'empereurs,  aux  passages  de  rivières  et  aux  prises  de 
villes.  »  Depuis  les  mystères  hiéroglyphiques  de  TÉgyple  jus- 
qu'aux secrets  de  la  toilette  des  dames  romaines  ;  depuis  les 
livres  sacrés  de  l'Inde  jusqu'aux  journaux  que  recevaient  les 
contemporains  d'Auguste;  depuis  les  lois  de  Manou  jusqu'à  la 
jurisprudence  des  cours  d'amour  ;  depuis   le  théâtre  chinois 
jusqu'aux  traditions  Scandinaves;  depuis  les  épopées  en  granit, 
colossale  expression  de  la  foi  de  nos  pères  ,*  jusqu'aux  détails 
capricieux  de  leur  ameublement  privé  ;  les  monuments  les  plus 
divers  de  la  pensée  et  de  l'activité  humaines,  les  plus  futiles 
comme  les  plus  graves  souvenirs  de  Ihistoire  ,  ont  été  interro- 
gés avec  une  infatigable  curiosité.  Dieu  nous  préserve  du  ridi- 
cule de  reproduire  ici  un  catalogue  de  librairie  française  et 
étrangère  !   Énumérer  les  doctes   monographies   auxquelles  a 
donné  lieu  l'étude  des  sociétés  anciennes  et  modernes  ,  de  leurs 
langues,  de  leurs  lois  ,  de  leurs  mœurs  ,  ce  ne  serait  rien  ap- 
prendre ,  sans  doute,  à  M.  Granier  de  Cassagnac.  Pourquoi 
donc  ,  par  un  langage  qui  semblerait  déclarer  tous  ces  travaux 
nuls  et  non  avenus,   fournit-il  un  prétexte  à  de  malignes  insi 
nuations  ?  Tourmenté  du  génie  des  découvertes ,  trop  facilement 
il   pousse  lexclamalion  du  géomètre  syracusain,  et  l'on  note 
dans  ses  écrits  plus  d'un  endroit  oùrji/oiy.*  souffre  contestation. 
Dans  le  passage  cité,  a-t-il  voulu  dire  seulement  qu'aucune  des 
histoires  par  lui  indiquées  n'avait  trouvé  d'écrivain  qui  l'eût  sui- 
5  14 


162  REVUE  DE  PARIS. 

vie  dans  toutes  ses  ramifications  et  dans  toutes  les  phases  de 
son  développement?  Ainsi  comprise,  la  remarque  comporte 
encore  des  exceptions  ;  en  tout  cas  ,  bien  que  présentée  sous  la 
forme  critique  ,  elle  constate  la  modestie  et  la  prudence  de  tant 
d'illustres  savants,  blanchis  dans  les  labeurs  de  la  pensée, 
lesquels  ont  estimé  qu'une  histoire  quelconque ,  embrassant 
toute  la  durée  des  siècles  et  toute  la  surface  du  globe,  ne  saurait 
être  approfondie  par  un  seul  homme.  De  nos  jours ,  un  publi- 
ciste  qui  n'était  sans  doute  pas  dénué  de  valeur  personnelle  ,  et 
qui  pouvait  consulter  simultanément  la  France  et  l'Allemagne,  a 
essayé  l'histoire  collective  des  religions  ;  de  plus  vigoureux  gé- 
nies que  Benjamin  Constant  eussent  fléchi  sous  ce  fardeau 
d'Hercule.  Un  Silvestre  de  Sacy  pense  couronner  dignement 
toute  une  vie  de  recherches  philologiques  et  historiques  ,  lors- 
qu'il parvient  à  restaurer ,  dans  son  ouvrage  sur  les  Druses  ,  un 
minime  fragment  du  tableau  des  croyances  religieuses  qui  par- 
tagèrent le  monde. 

M.  Granier  de  Cassagnac  a  eu  occasion  ,  chemin  faisant, 
d'apprécier  quelques  écrivains  français.  La  main  libérale  qui 
place  M.  Victor  Hugo  parmi  les  plus  éminents  historiens  de  notre 
siècle,  ne  se  montre-t-elle  pas  ensuite  parcimonieuse  envers 
Montesquieu  ,  en  lui  concédant  à  peine  la  moitié  de  son  an- 
cienne autorité  ?  alors  qu'elle  signalait  le  poêle  moderne  comme 
«  ayant  illuminé  tout  un  côté  immense  et  obscur  du  moyen 
âge,  »  ne  devait-elle  départir  à  l'auteur  de  V Esprit  des  lois 
d'autre  mérite  que  celui  «  d'avoir  produit  en  son  temps  un  cer- 
tain sentiment  de  critique  élevée,  calme,  profonde?»  Un  si 
rapide  déclin  ne  menace  pas  d'ordinaire  la  fortune  des  livres 
qui  conquirent  l'admiration  publique  malgré  les  idées  dominan- 
tes de  leur  époque  j  c'est  là  ce  qui  dislingue  la  gloire  de  la 
vogue.  Or  l'Esprit  des  lois  n'eut  pas  à  lutter  seulement  contre 
de  pieuses  susceptibilités  et  des  scrupules  cléricaux.  On  sait  quel 
accueil  il  essuya  de  la  part  des  mêmes  encyclopédistes  qui 
avaient  porté  triomphalement  à  l'Académie  l'auteur  des  Lettres 
Persannes.  «  Que  diable  veut-il  nous  apprendre  par  son  traité 
des  tiefs?  écrivait  Helvétius.  Son  beau  génie  l'avait  élevé  dans 
sa  jeunesse  jusqu'aux  Lettres  Persannes  ;  mais  notre  ami ,  dé- 
pouillé de  son  titre  de  législateur ,  ne  sera  plus  qu'un  homme 
de  robe ,  gentilhomme  et  bel  esprit.  »  La  critique  historique  a 


REVUE  DE  PARIS.  163 

progressé  sous  l'impulsion  qu'elle  reçut  de  Montesquieu  lui- 
même  j  montés  sur  les  épaules  du  géant,  des  hommes  de  taille 
médiocre  ont  pu  voir  plus  loin  que  lui  ;  nous  croyons  néan- 
moins qu'à  l'heure  présente  l'Esprit  des  lois  ,  consulté  avec 
une  sage  défiance,  réserve  encore  de  très-nombreux  et  très- 
utiles  enseignements  à  qui  veut  démêler  ,  dans  le  chaos  féodal, 
les  germes  vivants  des  sociétés  modernes.  Une  gloire  littéraire 
consacrée  par  le  temps  ,  devait  ,  peut-être ,  trouver  un  juge 
moins  sévère  chez  un  publiciste  qui  professe  un  souverain  res- 
pect pour  les  faits  traditionnels ,  et  une  remarquable  défiance 
contre  les  théories  novatrices. 

Prévoyant  que  ses  assertions  touchant  les  lacunes  de  l'histoire 
sembleraient  exagérées  ,  M.  Granier  de  Cassagnac  s'adresse  de 
préférence  «  à  ces  lecteurs  bons  et  patients  ,  qui  ne  se  fâchent 
point  contre  leur  livre  ;  qui  trouvent  moyen  de  n'en  ouvrir  ja- 
mais aucun  sans  y  apprendre  quelque  chose,  et  qui  pourraient 
croire  qu'une  fois  les  travaux  aujourd'hui  pendants  menés  ù  fin, 
on  devra  déclarer  au  temps  présent  qu'il  ait  à  se  tenir  pour  suf- 
fisamment instruit  de  tous  les  secrets  du  temps  passé.  «  Si  les 
lecteurs  pouvaient  se  fâcher  contre  un  livre  oîi  la  science  dé- 
ploie de  vives  et  attrayantes  allures ,  ce  serait  pour  avoir  été 
présumés  par  l'auteur  simples  au  point  de  croire  qu'ils  ne  se 
coucheront  pas  dans  leur  tombe  sans  avoir  ouï  toutes  les  révéla- 
tions du  passé.  Non  ,  leur  juste  estime  pour  les  travaux  contem- 
porains ne  dégénère  pas  en  une  si  aveugle  admiration.  Les 
clartés  projetées  dans  la  nuit  des  temps  accusent  d'autant  plus 
vivement  les  larges  masses  d'ombre  qu'auront  encore  à  dissiper 
les  générations  futures.  Pour  citer  en  exemple  la  branche  la 
plus  classique  de  l'histoire  des  religions,  la  Symbolique  j  de 
Creuzer;  VJnti-Sxmholique,  de  Voss  ;  VJglaophanitis  ,  de 
Lobeck;  le  Proméihée  ,  de  Welcker  ;  les  Dicinitésde  la  Sanio- 
thrace ,  de  Schelling  ,  n'ont  pas,  à  beaucoup  près  ,  complète- 
ment élucidé  la  mythologie  grecque  ;  mais,  du  moins,  rirait-on 
aujourd'hui  de  qui  en  demanderait  la  c  ef  aux  commodes  inter- 
prétations du  père  Jouvency  ,  dans  son  Jppendix  de  Diis.  L'é- 
rudition moderne  doute  beaucoup  ,  parce  qu'elle  a  beaucoup 
appris.  Le  jour  n'est  pas  proche  où  une  histoire  universelle  de- 
viendra possible.  Ceux-là  mêmes  qui,  pour  placer  un  signe  au 
front  (lu  monument,  ne  se  croiraient  pas  obligés  d'attendre  que 


164  REVUE  DE  PARIS. 

le  choc  des  systèmes  philosophiques  eût  fait  jaillir  une  idée  su- 
périeure à  la  donnée  chrétienne  de  Bossuet ,  ne  se  dissimulent 
pas  les  lacunes  de  son  plan  ,  les  imperfections  historiques  d'une 
œuvre  immortelle  par  le  style.  Avant  de  coordonner  tous  les 
éléments  de  l'histoire  dans  une  vaste  synthèse  ,  où  se  révèle  l'ac- 
cord de  l'impulsion  divine  et  de  la  liherlé  humaine,  il  faut 
longtemps  encore  et  patiemment  élaborer  chacun  d'eux  ;  il  faut 
d'une  main  courageuse  creuser  les  sujets  spéciaux.  C'est  ce  but 
que  s'est  proposé  M.  Granier  de  Cassagnac,  en  écrivant  VHis- 
toire  des  classes  ouvrières  et  des  classes  bourgeoises. 

L'ouvrage  dénote  de  très-nombreuses  lectures  et  une  patience 
de  recherches  qu'on  ne  saurait  assez  louer.  Un  imposant  appa- 
reil scientifique  était  nécessaire  pour  élever  à  la  majesté  de  l'his- 
toire un  système  que  l'on  aurait  pu  croire ,  d'abord  ,  inspiré  par 
l'impatient  désir  de  s'aventurer  en  des  sentiers  nouveaux.  Histo- 
riens, poètes,  juristes,  grammairiens,  philosophes,  les  plus 
illustres  témoins  de  l'antiquité  hébraïque  ,  grecque  et  romaine, 
ont  été  appelés  par  l'auteur  à  certifier  la  justesse  de  ses  divina- 
tions. On  lit  avec  charme  les  chapitres  où  ,  foulant  un  terrain 
bien  connu ,  et  n'ayant  point  besoin  de  guerroyer  à  chaque  pas 
pour  introniser  des  idées  nouvelles  ,  il  étale  le  luxe  d'une  mé- 
moire initiée  au  destin  des  esclaves  lettrés  ,  aux  élégantes  habi- 
tudes des  belles  affranchies  courtisées  par  Alcibiade  ,  ou  chan- 
tées par  Tibulle.  On  s'arrête  avec  profit  aux  pages  où  il  expose 
le  rôle  que  jouaient  les  corporations  dans  l'économie  romaine. 
Mais  s'agit-il  de  prendre  un  parti  sur  les  questions  capitales  du 
livre  ,  c'est-à-dire  sur  les  opinions  de  l'écrivain  relatives  à  l'ori- 
gine de  l'esclavage  ,  à  la  formation  des  clases  ouvrières  et  bour- 
geoises, à  l'universalité  des  institutions  féodales  elcommunales, 
nous  doutons  beaucoup  qu'elles  paraissent  suffisamment  démon- 
trées pour  rallier  un  grand  nombre  d'esprits.  Dans  l'impossibi- 
lité où  nous  sommes  de  suivre  ici  tous  les  développements  d'un 
volume ,  attachons-nous  à  discuter  avec  quelque  étendue  la 
théorie  de  M.  Granier  de  Cassagnac  sur  l'origine  de  l'esclavage  : 
elle  est  la  base  de  tout  l'édifice. 

Pour  l'établir,  il  argue ,  en  premier  lieu ,  de  l'impossibilité  où 
l'on  se  trouve,  d'assigner  une  date  dans  l'histoire  au  commen- 
cement de  l'esclavage.  En  effet,  les  plus  anciens  monuments  his- 
toriques le  montrent  existant  ;  les  plus  anciennes  lois  connues 


REVUE  DE  PARIS.  165 

ne  le  créent  pas ,  elles  l'acceptent  et  le  réglementent  ;  et  il  y  a 
plus,  remarque  l'écrivain,  les  tempéraments  qu'elles  apportent 
à  sa  rigueur  prouvent  qu'à  l'époque  où  il  devint  l'objet  de  leurs 
dispositions,  c'était  déjà  une  chose  vieille,  usée.  Donc,  l'es- 
clavage n'a  point  été  institué  originairement  de  main  d'homme  ; 
il  fut  spontané,  naturel  ;  il  prit  naissance  dans  le  berceau  même 
des  sociétés,  c'est-à-dire  dans  la  famille.  Le  second  argument 
de  l'auteur  est  plus  direct.  En  se  reportant,  dit- il,  aux  premières 
lueurs  des  temps  historiques  ,  on  trouve  que  l'idée  de  paternité 
et  de  puissance  se  confondent  entièrement.  Qui  est  père,  est 
maître,  mdtre  absolu.  Mais  ,  chose  remarquable  !   il  ne  suffit 
pas  d'être  père  selon  la  chair  ;  il  faut  l'être  avec  certaines  con- 
ditions de  tradition  et  de  famille  ]   il  faut  se  rattacher  à  une 
certaine  série  d'aïeux  que  les  poètes  appelent  divins  ;  dénomi- 
nation encore  voilée  de  mystère  ,  dans  l'état  actuel  de  la  science  : 
peut-être  fut-elle  attribuée  aux  chefs  primitifs  des  familles  no- 
bles, précisément  parce  qu'ils  étaient  puissants.  Lorsqu'on  descend 
aux  temps  historiques  ,  les  textes  abondent  pour  démontrer  que 
le  père  exerce  sur  ses  enfants  tous  les  droits  du  maître  sur 
l'esclavage.  Il  peut  les  vendre,  les  mettre  à  mort;  quand  il 
marie  sa  fille,  c'est  encore  une  vente  :  la  dot  est  le  prix  payé  par 
le  gendre  acquéreur.  Or  la  polygamie,  concordant  avec  l'épo- 
que de  l'absolue  puissance  des  pères ,  groupait  sous  un  chef 
unique  toute  une  tribu  de  fils  et  de  petits-fils  esclaves.  Les  héri- 
tiers privilégiés  ,  soit  par  le  choix  paternel ,  soit  par  le  droit  de 
primogéniture ,  se  transmirent  de  main  en  main  la  puissance 
et  la  propriété  familiales  ;  ils  formèrent  la  minorité  d'élite  ,  les 
races  nobles.  Au  contraire,  les  autres  enfants,  laissés  dans  leur 
esclavage  natif  ou  vendus  à  un  père  étranger  ,  composèrent  la 
majorité  dépendante  et  méprisée  ,  les  races  serviles.  Plus  tard, 
quand  l'état  social  se  fut  compliqué,  les  lois  modifièrent  la  cou- 
tume; elles  ouvrirent  aussi  de  nouvelles  sources  d'esclavage, 
telles  que  la  captivité  résultant  de  la  guerre  ,  l'insolvabilité  du 
débiteur;  mais  ,  bien  que  différant  en  plusieurs  points  de  la  ser- 
vitude primitive  ,  ces  nouveaux  modes  en  étaient  une  imitation 
et  un  souvenir.  Le  vainqueur  était  substitué  aux  droits  du  père 
sur  le  captif.  Et  ce  qui  le  prouve  d'une  vianière  nette  et  déci- 
sive, c'est  que  ,  d'une  part ,  dans  le  langage  des  poëtes  primi- 
tifs ,  les  dieux  se  confondent  avec  les  ancêtres  des  grandes  fa- 

H. 


166  REVUE  DE  PARIS. 

milles,  et  que,  d'une  aulre  part,  chez  les  Romains  le  vaincu 
était  considéré  comme  un  homme  sans  dieux.  Les  lois  civiles 
continuant  donc  la  coutume  familiale  ,  Tesclavage  ne  choquait 
ni  les  consciences  les  plus  droites,  ni  les  esprits  les  plus  élevés. 
Si  l'on  rejette  cette  explication,  ajoute  enfin  l'auteur,  le  passé  des 
nations  devient  une  énigme  absurde.  On  ne  se  rend  plus  compte 
de  ce  qui  s'observe  dans  la  législation  de  chaque  peuple  ,  à  sa- 
voir que,  plus  on  remonte,  plus  l'autorité  du  père  absorbe  en 
elle  la  personnalité  de  la  femme  et  des  enfants  ;  on  ne  comprend 
plus  pourquoi  les  esclaves  ,  même  révoltés ,  ne  protestèrent 
jamais  contre  la  légitimité  de  l'esclavage.  11  devient  incroyable, 
inouï  ,  que  tant  de  grands  génies  de  l'antiquité,  esclaves  eux- 
mêmes  ou  fils  d'esclaves  ,  ne  se  soient  pas  récriés  une  fois  ,  une 
seule  fois,  en  faveur  des  esclaves,  leurs  frères. 

Ces  raisonnements,  dont  nous  avons  essayé  de  reproduire 
fidèlement  la  substance  en  empruntant  autant  que  possible  les 
propres  paroles  de  l'écrivain,  ont  d'abord  contre  eux  la  pré- 
somption résultant  d'une  opinion  ancienne  et  générale.  L'ori- 
gine de  l'esclavage  a  été  communément  attribuée  à  l'empire  que 
s'arrogeait  le  vainqueur  sur  une  vie  qu'il  aurait  pu  trancher 
immédiatement  par  le  glaive  et  dont  il  avait  mieux  aimé  se  ré- 
server la  possession.  Le  destin  des  batailles  la  lui  avait  livrée, 
elle  devenait  sienne  ;  il  exerçait  sur  elle  le  droit  de  propriété  , 
JUS  utendi  et  ahutendi.  L'étymologie  du  mot  servus,  présentée 
par  les  jurisconsultes  romains ,  est  contestable  au  point  de  vue 
grammatical  ;  mais  elle  indique  clairement  de  quelle  manière  ils 
concevaient  l'introduction  de  l'esclavage  dans  le  monde.  Nous 
ne  voyons  pas  qu'aucun  des  anciens  auteurs  cités  par  M.  Gra- 
nier  de  Cassagnac,  rattache  les  droits  du  maître  aux  droits  du 
père.  Ceci  est  déjà  d'un  certain  poids  ;  car  ne  semble-t-il  pas 
étrange  que  l'explication  par  lui  proposée,  comme  étant  la  seule 
vraie,  logique,  naturelle  ,  ait  échappé  aux  hommes  les  mieux 
placés  pour  juger  en  connaissance  de  cause? 

L'impossibilité  d'indiquer  une  loi  qui  ait  institué  l'esclavage 
ne  préjuge  rien,  d'ailleurs,  contre  l'opinion  commune.  Lorsqu'il 
s'agit  de  l'enfance  des  peuples,  il  ne  faut  pas.  apparemment, 
se  figurer  la  loi  créée  par  les  délibéraiions,  et  sortant  du  sein 
d'une  assemblée  constituante,  comme  Minerve  s'élança  tout 
armée  d'un  front  olympien.  Les  premières  législations  écrites 


REVUE  DE  PARIS.  167 

eurent  pour  base  des  coutumes  sous  l'empire  desquelles  avait 
déjà  vécu  une  série  de  générations.  Or  la  guerre  est  malheu- 
reusement un  fait  antérieur  au  temps  où  Ton  commença  de  com- 
poser des  livres  et  des  codes  ;  un  fait  trop  ancien  dans  le  monde 
jjour  que  l'on  précise  l'époque  où  les  premiers  esclaves  ,  com- 
])ns  dans  le  butin  ,  subirent  les  brutales  conséquences  qu'il  en- 
traînait avant  la  loi  de  grâce.   Toutefois ,  peut-on  dire  que 
l'esclavage  u  était  profondément  déchu,  profondement  ébranlé,  « 
que  c'était  «une  chose  usée,  décrépite,  une  chose  en  déca- 
dence, B  au  moment  où  furent  écrites  les  plus  anciennes  légis- 
lations? Aux  yeux  de  M.  Granier  de  Cassagnac  ,  l'esclavage, 
ayant  tiré  son  existence  et  sa  force  de  la  royauté  paternelle  ,  a 
dû  nécessairement  s'énerver  en  passant  dans  la  sphère  des  insti- 
tutions légales  où  il  n'était  plus  qu'une  image  affaiblie  du  type 
primordial.  Mais  ,  bien  loin  que  l'histoire  nous  montre  l'empire 
du  maître  d'autant  plus  rigoureux,  et  le  sentiment  de  sa  supé- 
riorité d'autant  plus  énergique  ,  qu'on  se  rapproche  davantage 
des  mœurs  primitives,  elle  nous  autorise  à  dire  d'une  manière 
générale  que  c'est  précisément  le  contraire  qui  a  lieu.  Comparez, 
en  effet,  la  situation  du  vieil  Éliezer  sous  la  tente  d'Abraham, 
avec  celle  du  serviteur  vieux  et  infirme  que  le  vertueux  Caton 
assimilait  au  bœuf  hors  de  service  et  à  la  vieille  ferraille.  Re- 
portez  plus  avant  chacun   des  deux  termes   de  la  question. 
Voyez,  d'une  part,  le  sort  réel  et  la  condition  légale  que  fit  aux 
esclaves  la  civilisation  hellénique  ou  romaine  parvenue  à  son 
apogée;  examinez,  d'un   autre   côté,  le    traitement  plein  de 
douceur  qu'ils  trouvaient  chez  les  Germains,  selon  le  rapport  de 
Tacite,  ou  mieux  encore,  les  garanties ,  relativement  très-hu- 
maines ,  dont  les  entourait  la  législation  mosaïque  ,  et  dites  si 
c'est  dans  les  coutumes  de  la  tribu  agricole  ou  pastorale ,  si  c'est 
dans  la  constitution  naturelle  des  familles  primitives,  qu'il  faut 
chercher  le  modèle  intact  et  l'expression  la  plus  complète  du 
droit  cruel  et  étrange  qui  faisait  d'un  homme  la  chose  d'un 
autre  homme.  A  mesure  que  la  simplicité  patriarcale  fait  place 
au  génie  des  républiques  guerrières .  quelle  décadence ,  en  effet, 
l'esclavage  subit,  mais  décadence  toute  au  détriment  des  notions 
'd'humanité  !  Chez  les  Grecs  et  les  Romains,  l'esclave  n'a  point 
de  dieux;  ce  n'est  point  un  serviteur,  c'est  un  instrument  de 
travail;  ce  n'est  point  un  homme,  c'est  une  léte  de  bétail.  La 


168  REVUE  DE  PARIS. 

Genèse  n'accuse  nulle  part  cette  différence  énorme  entre  les 
traitements  que  subissaient  les  esclaves  de  l'époque  patriarcale 
et  le  régime  oïdinaire  de  noire  domeslicilé.  L'esclave  acquis  à 
prix  d'argent,  l'esclave  étranger,  l'esclave  de  naissance,  étaient 
également  circoncis;  c'est-à-dire  ils  recevaient,  comme  leur 
maître  ,  le  sceau  de  la  consécration  religieuse,  le  baptême  légal, 
le  signe  de  l'alliance  conclue  entre  Dieu  et  la  postérité  d'Abra- 
ham. Bien  plus,  dans  cette  société  primitive  et  nomade  où  la 
propriété  avait  pour  fondement  la  possession,  si  le  maître  mou- 
rait sans  enfants  ,  le  principal  et  le  plus  ancien  esclave  né  sous 
la  tente  héritait  de  ses  biens.  On  ne  peut  compulser  les  textes  de 
l'Exode,  du  Lévitique  et  du  Deutéronome,  relatifs  aux  esclaves, 
sans  y  reconnaître  le  sentiment  de  la  dignité  originelle  de 
l'homme,  beaucoup  plus  prononcé  qu'il  n'apparaît  chez  le  codi-: 
ficateur  de  la  philosophie  grecque  ,  Aristote.  L'esclave  hébreu 
n'était  qu'un  serviteur  ordinaire,  dont  on  avait  acheté  les  ser- 
vices pour  six  années.  S'il  n'avait  point  voulu  proliter  du  béné- 
fice de  l'affranchissement  sabbatique,  et  qu'il  eût  mieux  aimé 
continuer  de  servir  dans  la  maison  de  son  maître,  l'année  jubi- 
laire lui  ménageait  une  nouvelle  issue  vers  la  liberté.  Quant  à 
l'esclave  étranger,  il  ne  partageait  point  le  privilège  de  Téman- 
cipation  sabbatique;  mais  la  généralité  des  expressions  du  Lévi- 
tique autorise  à  penser  qu'il  n'était  point  exclu  de  la  grande 
émancipation  jubilaire.  Telle  est  l'opinion  de  plusieurs  savants 
commentateurs,  et,  entre  autres,  de  M.  Salvador.  Toute  bles- 
sure faite  à  l'esclave  par  son  maître  entraînait  l'affranchisse- 
ment immédiat  ;  le  meurtre  de  l'esclave  était  puni  de  mort. 
Quelle  disparité  profonde  entre  un  esclavage  soumis  à  de  telles 
restrictions  et  celui  que  l'on  trouve  postérieurement  en  vigueur 
dans  l'antiquité  classique  !  Nous  n'oserions  ,  sur  la  foi  de  l'éru- 
dition d'autrui,  aborder  de  vastes,  de  fécondes  régions,  fermées 
ù  notre  ignorance  ,  et  que  M.  Granier  de  Cassagnac  aurait  dû  ne 
pas  négliger  complètement  dans  ses  recherches;  nous  n'oserions 
affirmer  «  qu'il  n'existe  aucune  trace  de  l'esclavage  proprement 
dit  dans  les  anciennes  lois  de  l'Inde  et  de  la  Chine  (1).  »  Mais  ce 
qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  que  nulle  part  l'esclavage  n'apparaît 
organisé  sur  une  aussi  vaste  échelle  et  sur  des  bases  aussi  dures 

(1)  M.  le  baron  d'Ekslein,  Revue  européenne,  tome  VII,  page  687, 


REVUE  DE  PARIS.  169 

que  chez  les  nations  vouées  presque  exclusivement  aux  soins  de 
la  politique  et  de  la  guerre.  Il  tenait  une  place  immense  dans 
leur  économie  sociale  >.et  en  était  un  élément  nécessaire;  car  , 
d'une  part,  la  guerre,  source  de  leur  fortune,  amenait  une 
multitude  de  captifs  qu'il  fallait  tenir  en  bride  par  un  code  dra- 
conien ;  d'une  autre   part ,  les  citoyens ,  passant  une  grande 
partie  de  leur  vie  dans  les  camps  ou  sur  la  place  publique, 
avaient  besoin  de  bras  serviles  pour  les  travaux  agricoles  et 
industriels.  Aussi,  est-ce  chez  le  peuple  conquérant  par  excel- 
lence que  se  produit,  dans  toute  sa  brutale  intégrité,  ce  droit 
du  maître  où  M.  Granier  de  Cassagnac  aperçoit  une  émanation 
lointaine  et  affaiblie  de  la  puissance  paternelle.  En  Grèce,  les 
autels  sacrés  offraient  du  moins  à  l'esclave  un  abri  contre  d'in- 
tolérables sévices.  Rome  ne  permit  point  que  rien  prévalût  con- 
tre le  droit  absolu   du  maître,  pas  même  ce  religieux  droit 
d'asile  qui  se  liait  aux  souvenirs  de  sa  propre  origine.  «  Les 
Romains,  dit  l'historien  Dion,  ne  l'accordèrent  à  aucun  de  leuis 
dieux ,  excepté  à  ceux  de  Romulus  ;  et  encore  ce  lieu  conserva 
bien  le  nom  d'asile,  mais  sans  en  avoir  l'effet,  car  on  prit  soin  de 
le  murer  de  telle  sorte  que  personne  n'y  pût  entrer.  »  Interprète 
de  la  coutume  romaine  ,  Plante  traduit  sur  la  scène  un  maître 
qui  réclame  ses  esclaves  fugitives.  «  Il  ne  m'est  point  permis 
d'emmener  mes  esclaves  de  cet  autel  de  Vénus  ?  —  Non  ,  répond 
le  vieillard  athénien  ,  telle  est  la  loi  chez  nous.  —  Et  que  m'im- 
porte votre  loi  ?  Elles  sont  à  moi  ;  je  saurai  bien  les  en  arracher 
malgré  toi ,  Vénus ,  et  le  grand  Jupiter  (1).  «  Le  droit  prétorien 
avait  déjà  sapé  l'antique  puissance  du  père  sur  la  femme  et  les 
enfants,  tout  le  vieux  système  de  la  famille  romaine  tombait 
en  ruine  et  s'en  allait  par  lambeaux,  que  l'autorité  du  maître 
sur  l'esclave  conservait  sa  barbare  énergie.  La  condition  servile 
devenait  même  de  jour  en  jour  plus  abjecte  et  plus  misérable, 
à  mesure  que  s'exaltait  dans  sa  force  et  son  orgueil  cette  Rome 
dont  le  nom  symbolisait  le  caractère  (2),  et  qui  s'était  promis  la 
conquête  du  monde.  De  la  fin  de  la  république  et  des  premiers 

(1)  Le  droit  d'asile  fut  rétabli  postérieurement  par  les  lois  impé- 
riales ;  mais  alors  les  mœurs  et  le  génie  romain  nélaient  plus  qu'un 
souvenir. 

(2)  R«/A.i,  force. 


170  REVUE  DE  PARIS. 

temps  de  l'empire  datent  les  jalouses  entraves  apportées  aux  af- 
franchissements; le  terrible  sénatus-consulte  Sillannien,  frappant 
de  mort  indistinctement  tous  les  esclaves  qui  se  seraient  trouvés 
sous  le  toit  de  leur  maître  assassiné,  ou  dans  un  lieu  assez  pro- 
che pour  qu'on  pût  y  entendre  une  voix  partant  de  la  maison  ; 
cette  autre  loi ,  non  moins  odieuse  ,  qui  prescrivait  d'arracher 
aux  bêtes  du  cirque  ,  pour  le  rendre  à  son  maître ,  l'esclave  qui, 
par  désespoir ,  s'était  livré  aux  lions  et  aux  tigres  ;  le  sénatus- 
consulle  Claudien ,  d'après  lequel  les  embrassements  serviles 
étaient  réputés  si  infamants  ,  qu'une  femme  libre  ne  pouvait  s'y 
abandonner  sans  tomber  elle-même  sous  la  main  du  propriétaire. 
Dans  les  relations  privées  éclatait  également  un  mépris  croissant 
pour  les  personnes  serviles.  Est-il  besoin  de  rappeler  ce  gentil- 
homme romain  (nous  empruntons  ce  terme  à  M.  Granier  de  Cas- 
sagnac)  qui  faisaitjeter  aux  lamproies  de  ses  bassins  un  esclave 
coupable  de  maladresse  et  cent  autres  monstruosités  non  moins 
révoltantes?  Certains  maîtres  avaient  fini  par  porter  le  dédain 
à  ce  degré  qu'il  ne  daignaient  communiquer  avec  leurs  esclaves 
que  par  geste  ou  par  écrit.  Le  code  de  l'esclavage  ne  s'adoucit 
qu'après  que  le  despotisme  impérial  et  la  diffusion  Indéfinie  du 
titre  de  citoyen  eurent  frayé  les  voies  aux  idées  chrétiennes, 
en  amortissant  ce  vieil  orgueil  républicain  ,  et  ce  sentiment  de 
nationalité  si  âpre  ,  si  étroit  dans  les  âmes  païennes  ! 

Il  est  très-vrai  que  ,  plus  on  remonte  dans  la  législation  de 
chaque  peuple ,  plus  l'autorité  du  chef  de  la  famille  apparaît 
dominante  et  absolue  sur  la  femme  et  les  enfants.  Rien  de  plus 
naturel  et  de  plus  logique  que  cette  progression.  A  mesure  que  la 
société  se  complique  et  se  développe ,  la  multiplicité  des  élé- 
ments réunis  en  son  sein  exhausse  et  agrandit  la  sphère  du  pou- 
voir ;  par  l'action  et  la  réaction  mutuelle  des  faits  et  des  idées  , 
la  notion  du  droit  se  généralise;  la  loi  se  fait  gardienne  des 
intérêts  communs  et  expression  des  communes  croyances  mo- 
rales ;  elle  substitue  son  action  à  la  vindicte  personnelle  ,  et  res- 
treint les  prérogatives  inconciliables  avec  l'ordre  public;  par 
elle,  le  corps  social  tout  entier  intervient  dans  les  litiges  de 
chacun  de  ses  membres.  C'est  l'histoire  de  toutes  les  branches  du 
droit,  et  spécialement  du  droit  pénal.  Qu'y  a-t-il  d'étonnant 
qu'elle  se  reproduise  en  ce  qui  concerne  la  juridiction  maritale 
et  paternelle  ?  Mais ,  quelle  qu'ait  pu  être  l'étendue  de  celle-ci 


REVUE  DE  PARIS.  171 

chez  les  anciens  peuples,  une  ligne  de  démarcallon  profonde  a 
constamment  séparé  Tesclave  d'avec  réponse  et  les  enfants. 
Transportons-nous  dans  la  seule  société  patriarcale  qui  soit 
bien  connue,  au  milieu  des  plaines  de  Sennaar,  parmi  les  en- 
fants d'Heber,  d'Abraham  et  de  Jacob.  Là ,  le  chef  de  famille  est 
tout-puissant.  Quelle  autorité  rivale  pourrait  s'élever  contre 
l'autorité  de  l'aïeul  vénérable  qui  est  dépositaire  de  la  tradition, 
du  dogme,  du  culte  ,  de  la  morale  ,  c'est-à-dire  des  seules  lois 
auxquelles  obéissent  les  sociétés  primitives?  Supérieur  aux  fils 
par  son  titre  de  père  et  par  son  expérience ,  à  la  femme  par  la 
sagesse  et  la  force  viriles  ,  à  tous  par  sa  qualité  de  pontife ,  il 
exerce  une  magistrature ,  ou  plutôt  un  sacerdoce  souverain. 
Contre  ses  arrêts  ,  il  n'y  a  d'appel  possible  qu'au  Dieu  dont  il  est 
le  représentant  parmi  les  siens.  Eh  bien  !  à  cette  apogée  de  la 
royauté  familiale  ,  et  nonobstant  l'atteinte  dès  lors  portée  parla 
polygamie  à  la  dignité  de  la  compagne  de  l'homme ,  voyez  de 
quelle  hauteur  l'épouse  domine  la  concubine  esclave  !  Sara  est 
sous  le  poids  de  la  défaveur  extrême  qui  s'attachait  à  la  stérilité; 
Agar,  au  contraire,  va  donner  un  fils  au  chef  de  la  famille  :  la 
première  perdra-t-elle  sa  souveraineté  sur  la  seconde?  Non  •• 
«  Ecce  ancilla  tua  in  manu  tuâ  est,  utere  eâ  ut  libet,  » 
répond  le  père  aux  réclamations  de  l'épouse.  Un  caprice  du 
maître  congédiait  la  concubine  esclave  et  la  remplaçait  par  une 
autre  ;  mais  l'épouse  se  prévalait  d'un  lien  auguste  et  encore 
indissoluble  :  Sara  ,  Rebecca ,  Rachel ,  quoique  longtemps  infé- 
condes, ne  subissent  point  l'affront  d'une  répudiation.  Dans  le 
récit  que  fait  la  Genèse  du  mariage  de  Rebecca,  dans  cette  ra- 
vissante épopée  pastorale  qu'on  ne  se  lasse  point  de  relire ,  le 
consentement  de  la  jeune  vierge  est  formellement  requis,  et  par 
celui  qui  lui  offre  les  présents  des  fiançailles,  et  par  ses  propres 
parents.  Est-ce  donc  là  un  destin  servile?  Sous  l'empire  de  la  loi 
mosaïque ,  le  père  ne  pouvait  vendre  son  enfant  que  dans  un 
seul  cas  :  celui  où  il  cédait  sa  fille  impubère  à  un  homme  de  sa 
nation,  pour  le  servir,  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  en  âge  d'épouser  le 
fils  de  l'acheteur.  Mais  celui-ci  n'avait  aucunement  le  droit  de  la 
transmettre  à  un  maître  étranger,  et  s'il  choisissait  une  autre 
épouse  pour  son  fils ,  la  fille  récupérait  immédiatement  son 
indépendance ,  sans  avoir  besoin  d'attendre  l'ouverture  de  l'af- 
franchissement sabbatique;  elle  devait,  en  outre,  être  mariée 


172  BEVUE  DE  PARIS. 

l)ar  le  maître  à  un  autre  Hébreu ,  sinon  une  indemnité  pécu- 
niaire lui  était  attribuée.  Le  fils  de  famille  hébreu  ne  pouvait 
être  frustré  de  ses  droits  héréditaires  par  la  volonté  paternellej 
ce  qui  obviait  à  l'un  des  plus  graves  inconvénients  de  la  polyga- 
mie, savoir  :  l'inégalité  d'affection  pour  les  enfants,  résultant 
de  l'inégalité  d'amour  pour  les  mères.  Un  tel  sort  ressemble-t-il 
davantage  à  celui  des  esclaves?  Même  chez  les  Romains,  celui 
de  tous  les  peuples  où  la  législation  familiale  fut  empreinte  du 
plus  dur  génie  ,  des  différences  radicales  existaient  entre  l'es- 
clave d'une  part ,  et  d'un  autre  côté  les  enfants  et  l'épouse  in 
manu  que  l'ancien  droit  civil  considérait  comme  la  sœur  de  ses 
fils.  D'abord  ,  une  incommensurable  distance  politique  séparait 
l'esclave ,  frappé  de  mort  civile  dès  le  sein  maternel,  d'avec  le 
lils  de  famille  que  sa  sujétion  au  père  n'empêchait  point  de 
remplir  les  premières  dignités  de  la  république.  En  second  lieu, 
le  fils  participait  aux  choses  sacrées  du  père  ;  membre  de  la 
famille,  les  rapports  de  parenté  ouvraient  pour  lui  toute  une 
série  de  droits  et  de  devoirs  légaux;  il  avait  la  certitude  de  de- 
venir stiîjun's  par  le  décès  de  ses  ascendants  ;  du  vivant  même 
du  père ,  sa  qualité  d'hœres  était  considérée  ,  en  quelque  sorte , 
et  par  anticipation,  comme  synonyme  àlierus ;  pour  lui  ravir 
la  succession,  il  fallait  un  testament  exprès  ,  lequel  était ,  dans 
le  principe,  une  véritable  loi  exigeant  le  concours  du  peuple. 
L'esclave  ,  lui ,  demeurait  relégué  dans  une  infime  région  où  ne 
daignaient  descendre  ni  le  droit  divin,  ni  le  droit  humain.  L'es- 
clave avait  une  femelle  et  des  petits^  il  n'avait  point  de  famille. 
La  législation  romaine  autorisait  par  son  silence  une  promis- 
cuité bestiale  parmi  les  habitants  de  l'ergastule  ;  elle  ne  s'in- 
quiétait d'interdire  les  plus  horribles  incestes  entre  personnes 
serviles  qu'autant  que  l'une  d'elles  avait  déjà  pris  rang  dans 
la  classe  des  personnes  libres.  L'esclave  ne  voyait  point  ses  liens 
se  relâcher  parla  mort  du  chef  de  famille;  meuble  de  l'hérédité, 
il  ne  faisait  que  passer  des  mains  du  père  sous  celles  du  fils. 
Entre  deux  situations  qu'un  tel  abîme  sépare,  comment  M.  Gra- 
nier  de  Cassagnac  a-t-il  pu  saisir  des  analogies  assez  déclarées 
pour  les  faire  dériver  l'une  de  l'autre?  c^  Le  maître  était,  dit-il, 
considéré  comme  substitué  aux  droits  du  père.  «  Il  n'a  pas  pris 
garde  que  cette  assertion  était  directement  contredite  par  la 
législation  romaine  elle-même,  qui  faisait  si  dure  la  condition 


REVUE  DE  PARIS.  175 

des  enfants.  Dans  le  droit  romain,  en  effet,  bien  loin  que  la 
puissance  du  maître  sur  l'esclave  dérivât  d'une  paternité  fictive, 
l'intention  formellement  exprimée  par  un  citoyen  d'élever  son 
esclave  au  rang  de  fils  ,  était  impuissante  à  produire  cet  effet. 
L'adoption  et  le  titre  de  fils,  conférés  par  un  maître  à  son  es- 
clave, équivalaient,  pour  celui-ci,  à  un  affranchissement ,  mais 
ne  le  faisaient  point  entrer  dans  la  famille,  ne  Tinveslissaient 
nullement  des  droits  de  fils,  tant  étaient  incompatibles  les  deux 
qualités  de  fils  et  d'esclave!  Loin  d'être  identiques  parleurs 
racines  et  analogues  dans  leur  valeur  sociale,  elles  s'excluaient 
l'une  l'aulre.  Le  législateur  romain ,  si  empressé  à  proclamer 
la  toute-puissance  du  père  ,  lui  déniait  pourtant  l'énorme  privi- 
lège de  confondre,  par  un  acte  de  sa  volonté,  deux  choses 
essentiellement  distinctes. 

Ces  faits  nous  semblent  de  nature  à  infirmer  «  la  preuve  nette 
et  décisive  ,  «  précédemment  citée,  par  laquelle  l'auteur  a  pré- 
tendu établir  l'assimilation  du  maître  avec  le  père.  Envisagée 
isolément ,  cette  preuve  soutient-elle  un  examen  sérieux?  Que 
le  titre  nobiliaire  par  excellence,  dans  le  langage  des  anciens 
poètes  ,  fût  celui  de  fils  des  dieux  ;  qu'il  faille  interpréter  en  ce 
sens  l'épithète  caractéristique  d'Énée  ,  et  ne  point  y  voir  un  bre- 
vet de  dévotion  accolé  au  nom  du  héros  troyen  ;  que  César  crût 
revendiquer  la  généalogie  la  plus  flatteuse  pour  un  gentilhomme 
en  se  disant  issu  de  la  déesse  Vénus  :  c'est  là  un  sujet  curieux 
de  dissertation  littéraire;  M.  Granier  de  Cassagnac  l'a  traité 
d'une  façon  piquante  ;  et,  tout  en  le  laissant  batailler  avec  les 
philologues  au  sujet  du  mot  pius,  nous  reconnaissons  volon- 
tiers avec  lui  que  la  qualification  de  descendants  des  dieux  était 
réservée  aux  hommes  d'une  souche  illustre.  Mais  sur  quoi  se 
fonde-t-il  pour  ajouter  que  les  prérogatives  attachées  à  la  pater- 
nité étaient  le  privilège  exclusif  des  pères  qui  descendaient  de 
ces  divins  aïeux?  Tout  citoyen  romain  exerçait  sur  ses  fils  la 
pleine  puissance  paternelle.  L'on  voit  même,  par  les  dernières 
lois  relatives  à  la  vente  des  enfants  ,  que  cet  abus  de  pouvoir 
s'était  perpétué  principalement  parmi  les  pelites  gens.  Si  donc 
le  captif  était  considéré  comme  un  homme  sans  dieux,  ce  n'était 
point  en  vertu  d'une  fiction  qui  aurait  transféré  au  vainqueur , 
au  maître,  les  prétendus  privilèges  des  pères  d'origine  divine. 
Les  Romains  ne  songèrent  jamais  à  ce  bizarre  et  subtil  rappro- 
5  i: 


174  REVUE  DE  PARIS. 

chement.  Celte  qualification  crhommes  sans  dieux  s'explique  par 
le  caractère  grossièrement  réel  et  positif  du  polythéisme  occi- 
dental ,  lequel  n'était  guère  autre  chose  qu'une  consécration  et 
une  formule  religieuse  des  origines  nationales  ,  des  droits  et 
des  coutumes  politiques  ou  civiles  de  chaque  peuple.  Les  divi- 
nités particulières  que  chaque  ville  emprisonnait  entre  ses 
remparts  jaloux  ,  et  au  culte  desquelles  se  rattachaient  ses  tra- 
ditions patriotiques  et  ses  habitudes  sociales ,  étaient  réputées 
solidaires  de  sa  fortune.  Le  vaincu  dont  les  dieux  avaient  suc- 
combé sous  l'ascendant  des  divinités  étrangères,  le  captif  déchu 
à  la  condition  servile,  était  dit  sans  dieux,  parce  qu'en  effet  le 
destin  ennemi  l'avait  dépouillé  de  l'honneur  et  des  droits  sym- 
bolisés par  son  culte  national.  Voilà  pourquoi  Rome  se  complut 
à  grouper  autour  du  Capitole  les  divinités  des  nations  vaincues , 
comme  autant  de  témoins  justifiant,  par  leur  présence  ,  les  an- 
tiques oracles  qui  lui  avaient  promis  l'empire  du  monde.  Voilà 
j)Ourquoi ,  aussi ,  les  chrétiens  refusant  de  se  prêter  à  des  adora- 
tions partagées  et  de  s'incliner  devant  les  images  de  la  Fortune 
et  de  la  Victoire,  leur  dieu  fut  seul  exclu  du  droit  de  bourgeoisie  ; 
pourquoi,  chez  les  sceptiques  Romains  de  l'époque  impériale, 
ce  qui  restait  d'orgueil  patriotique  conspira  avec  de  basses  pas- 
sions pour  déployer  toutes  les  fureurs  du  fanatisme  contre  la 
sédition  chrétienne. 

En  affirmant  que  les  anciens  ne  soupçonnèrent  jamais  l'illégi- 
timité de  l'esclavage,  peut-être  M.  Granier  de  Cassagnac  s'ex- 
prime-t-il  d'une  manière  trop  absolue.  Plutarque  écrivant,  dans 
la  yie  de  Numa,  qu'au  temps  de  Saturne  il  n'y  avait  ni  maîtres, 
ni  esclaves,  se  rendait  l'interprète  de  la  croyance  universelle 
des  peuples  à  un  état  primordial  dans  lequel  le  mal  et  la  vio- 
lence n'avaient  point  encore  étendu  leur  empire  sur  le  monde. 
Quelques  voix  isolées  s'élevèrent,  du  sein  du  paganisme  ,  contre 
les  droits  exorbitants  que  s'attribuaient  les  maîtres.  On  pourrait 
ajouter  qu'après  tout ,  la  plus  éloquente  protestation  en  faveur 
d'une  idée  consiste  à  mourir  pour  elle  ,  et  que  tant  d'insurrec- 
tions d'esclaves  s'efforçant  de  briser  leurs  chaînes  ,  sans  se  lais- 
ser effrayer  par  la  fin  sinistre  de  leurs  devanciers  cloués  au 
gibet,  ne  furent  pas  moins  significatives  que  ne  pourrait  l'être 
une  tirade  de  journaliste  moderne.  Sachons  reconnaître ,  néan- 
moins, combien  les  idées  des  anciens  différaient  des  nôtres 


REVUE  DE  PARIS.  175 

relativement  aux  droits  de  Vhonwie!  S'ils  plaçaient  dans  une 
bouche  servile  des  théories  d'égalité,  c'était,  d'ordinaire,  pour 
bafouer  l'orateur  et  ridiculiser  ses  déclamations;  comme  fait 
Pétrone  ,  lorsqu'il  prête  d'énormes  barbarismes  au  riche  affran- 
chi Trimalcion  ,  dont  le  vin  a  tourné  la  cervelle  aux  doctrines 
libérales  (1).  Chez  les  nations  guerrières  du  paganisme,  qui 
érigeaient  en  vertu  civique  le  mépris  et  la  haine  contre  l'étran- 
ger, cette  impitoyable  fierté  s'appesantissait  avec  un  redouble- 
ment d'énergie  sur  le  captif  dégradé  par  l'infamie  d'une  vente  à 
l'encan.  En  outre,  le  régime  spécial  auquel  étaient  assujettis  les 
esclaves  ,  la  défense  qui  leur  était  faite  de  jamais  porter  des 
armes,  une  vie  à  part,  saturée  d'opprobres  et  affaissée  sous  d'in- 
cessantes misères,  ruinaient  à  la  longue  ,  chez  les  générations 
servîtes,  toute  vigueur  physique  et  morale.  N'oublions  pas  non 
plus  le  rôle  immense  que  jouait  dans  les  religions  et  dans  les 
drames  antiques  ce  Fatum,  sous  les  arrêts  duquel  s'inclinaient, 
avec  une  muette  résignation  ,  les  plus  hautes  têtes  :  et  nous 
comprendrons  pourquoi  les  esclaves  étaient  parqués  à  une  telle 
distance  de  la  classe  des  citoyens;  pourquoi  ils  avaient  la  con- 
science de  leur  propre  abjection  ;  pourquoi  le  Grec  ou  le  Romain, 
tombé  lui-même  dans  les  liens  de  l'esclavage,  ne  sentait  point 
se  récrier  violemment  en  lui  la  dignité  d'un  être  créé  à  l'image 
de  Dieu.  Ce  qui  reste  d'étrange  .  malgré  ces  explications,  dans 
des  habitudes  sociales  si  contraires  au  tempérament  chrétien 
des  peuples  modernes ,  le  devient  bien  davantage  encore  si  l'on 
admet  le  système  de  M.  Granier  de  Cassagnac.  En  effet,  plus  il 
approfondit  1  ignominie  des  esclaves,  plus  il  entasse  de  citations 
pour  montrer  qu'on  les  considérait  comme  étant  d'une  autre 
nature  que  les  maîtres ,  et  moins  on  conçoit  comment  un  tel 
mépris  aurait  pu  se  concilier  avec  le  souvenir  d'une  fraternité 
primitive  entre  les  fils  aînés,  auteurs  des  races  nobles,  et  les 
cadets  de  famille,  auteurs  des  races  serviles  ;  moins  la  raison 
s'accommode  de  l'hypothèse  qui  assimile  l'esclavage  à  la  dépen- 
dance filiale.  Enfin,  ce  n'est  qu'en  exagérant  démesurément 
l'exercice  réel,  sinon  les  droits ,  de  l'antique  autorité  paternelle, 

(1)  Au  dessert,  Trimalcion  s'écrie  :  «  Amici,  et  servi  homines  sunt 
et  xque  unum  laclem  biberunt,  etiam  si  illos  malus  f'atus  oppres- 
serit,  etc.  »  {Satiricon,  Pelr.) 


176  REVUE  DE  PARIS. 

que  M.  Granier  de  Cassagnac  peut  faire  descendre  les  races 
roturières  des  enfants  cédés ,  vendus  parles  anciens  pères.  Rien 
dans  l'histoire,  ne  l'autorise  à  penser  que  ces  ventes  d'enfants 
aient  été  assez  habituelles ,  assez  fréquentes,  pour  avoir  en- 
taché l'origine  de  l'immense  majorité  humaine.  Chez  les  Ro- 
mains eux-mêmes,  où  elles  paraissent  avoir  été  le  moins  rares, 
on  ne  les  voit  guère  usitées  que  comme  une  fiction  légale  qui 
avait  pour  effet  d'émanciper  le  fils ,  ou  de  le  faire  passer  par 
l'adoption  dans  une  autre  famille  ,  non  à  titre  d'esclave  ,  mais 
à  titre  d'enfant.  Si  l'on  examine  la  situation  respective  des 
enfants,  durant  le  premier  âge  des  diverses  sociétés  qui  se  sont 
partagé  le  monde,  on  n'y  trouve  point  non  plus  entre  les  frères 
l'inégalité  profonde  que  M.  Granier  de  Cassagnac  convertit  en 
loi  générale.  Parmi  les  familles  patriarcales  dont  la  Bible  ra- 
conte l'histoire,  l'enfant  dans  la  personne  duquel  la  bénédiction 
paternelle  n'avait  point  consacré  les  prérogatives  ordinairement 
dévolues  à  la  primogénilure ,  n'était  pas  néanmoins  dépourvu 
de  tout  droit  et  de  toute  propriété.  Augmentait-il  ses  troupeaux, 
ce  n'était  point  au  profit  du  frère  privilégié.  Sous  l'empire  de  la 
loi  mosaïque,  l'aîné  n'avait  qu'une  double  part.  Aux  termes  de 
la  loi  des  xii  tables,  c'était  la  volonté  paternelle,  et  non  l'âge 
des  fils,  qui  déterminait  leurs  portions  héréditaires.  Dans  le 
clan  celtique,  il  y  avait  égalité  de  partage  entre  les  fils  du  chef. 
Cette  égalité  se  retrouve  pareillement  chez  les  Francs ,  et  elle 
fut  la  cause  de  grandes  divisions  dans  les  familles  mérovin- 
gienne et  carlovingienne.  Ainsi ,  sous  quelque  aspect  qu'on  en- 
visage la  théorie  fondamentale  de  l'auteur  les  objections  et  les 
faits  surgissent  en  foule  pour  la  combattre. 

Nous  ne  suivrons  point ,  avec  l'écrivain  ,  la  marche  des  races 
servîtes  qu'il  montre  se  partageant  en  deux  grandes  colonnes, 
après  être  sorties  par  l'émancipation  de  leur  esclavage  primor- 
dial et  naturel  :  l'une  de  ces  colonnes  comprenant  les  affranchis 
agricoles  qui  se  dispersent  dans  les  campagnes  et  forment  la 
féodalité  parleurs  rapports  de  vasselage  avec  les  anciens  maî- 
tres ;  l'autre  composée  des  esclaves  industriels  qui  se  groupent 
dans  les  cités  et  constituent  la  commune  et  la  jurande.  Avant 
M.  Granier  de  Cassagnac  ,  l'on  n'ignorait  pas  qu'il  y  avait  eu , 
chez  les  anciens,  de  véritables  serfs  de  la  glèbe;  soit  que  des 
populations  conquises  eussent  été  maintenues  sur  le  sol  pour  le 


REVUE  DE  PARIS.  177 

cultiver  au  profit  des  vainqueurs,  soit  que  la  possession  précaire, 
concédée  à  un  esclave  par  son  maître  ,  eût  fini  par  acquérir  un 
caractère  de  fixité,  et  par  immobiliser  sur  le  fonds  la  même  famille 
de  cultivateurs.  D'autres  avaient  dit  également  que  des  associa- 
tions offrant  des  analogies  avec  la  commune ,  avaient  dû  se 
former  quelquefois  dans  l'ancien  monde,  soit  par  l'agrégation 
naturelle  d'intérêts  voisins  et  communs  entre  hommes  libres , 
soit  par  les  liens  de  la  clintèle  qui  rattachèrent  aux  premiers 
fondateurs  d'une  cité  la  foule  du  dehors  venant  leur  demander 
asile  et  protection.  Ce  dernier  point  de  vue ,  développé  par 
Niebuhr,  et  sa  comparaison  de  la  plebs  à  la  commune  ,  de  la 
constitution  de  Servius  à  nos  chartes  communales  ,  avait  jeté  le 
plus  grand  jour  sur  les  antiquités  de  Rome.  L'on  savait  enfin 
que  chez  les  anciens  peuples  à  castes,  les  diverses  tribus  indus- 
trielles formaient,  au  sein  d'une  même  pairie,  comme  autant 
de  sociétés  distinctes  ,  ayant  chacun  son  culte  ,  ses  lois  ,  ses 
mœurs.  Mais  on  avait  coutume  d'attribuer  à  la  superposition 
d'une  race  héroïque  et  conquérante ,  la  servitude  où  étaient 
tombées  ces  castes  primitives,  et  l'on  s'expliquait  ainsi  comment 
certains  travaux  industriels  apparaissent  d'abord,  dans  l'histoire, 
entourés  d'une  haute  estime  et  placés  sous  le  patronage  des 
dieux,  tandis  que  postérieurement  ils  participent  à  l'abjection 
de  classes  devenus  serviles.  Toutes  ces  notions  présentent  bien 
quelques  points  de  contact  avec  les  idées  que  M.  Granier  de 
Cassagnac  expose  sur  le  vasselage  des  paysans  et  sur  l'organi- 
sation, soit  industrielle,  soit  administrative,  des  classes  ou- 
vrières ou  bourgeoises  de  l'antiquité.  Mais  ce  qui  le  sépare  des 
historiens ,  ses  devanciers,  ce  qui  caractérise  son  système,  c'est, 
en  premier  lieu  ,  d'avoir  purgé  du  reproche  de  violence  la  do- 
mination exercée  par  les  races  nobles  sur  les  races  serviles,  en 
la  faisant  découler  des  lois  originelles  de  l'humanité  j  d'avoir 
peuplé  les  premiers  sillons  féodaux  et  les  premières  enceintes 
communales  ,  avec  ces  fils  de  famille,  exclus  du  sanctuaire  do- 
mestique et  condamnés  à  toutes  les  misères  du  prolétariat.  C'est, 
d'une  autre  part,  d'avoir  universalisé  la  féodalité  et  la  commune 
chez  tous  les  anciens  peuples.  Hébreux,  Troyens,  Romains, 
Grecs.  Partout  l'auteur  découvre  des  gentilshommes  habitant 
un  manoir  isolé  que  domine  un  donjon ,  centre  et  signe  distinc- 
tif  de  leur  juridiction  seigneuriale  ;  il  reconstitue  en  leur  faveur 

15. 


178  REVUE  DE  PARIS. 

les  us  et  coutumes  nobiliaires  du  moyen  âge,  les  majorais  et 
rinaliénabilité  du  domaine,  les  titres  hiérarchiques,  et  jusqu'à 
l'usage  de  faire  élever  leurs  tîls  par  des  précepteurs,  au  lieu  de 
les  envoyer  aux  écoles  publiques  avec  les  enfants  des  vilains. 
En  regard  de  cette  société  noble ,  partout  il  place  une  bour- 
geoisie communale ,  composée  des  divers  corps  de  métiers  ; 
groupée  dans  des  maisons  en  pâté,  que  relie  et  circonscrit  un 
mur  de  défense,  et  au  milieu  desquelles  se  dressent  le  beffroy  et 
l'hôtel  de  ville;  ayant  une  administration  ,  un  trésor,  une  juri- 
diction propres.  De  très-précieux  détails  sont  disséminés  dans 
les  chapitres  où  l'écrivain  essaye  cette  transposition  du  moyen 
âge  en  pleine  antiquité;  mais  les  faits  les  plus  notoires  s'obscur- 
cissent ou  se  colorent  d'un  faux  jour,  considérés  à  travers  le 
prestige  des  précautions  systématiques.  Citons  un  exemple  : 

Chez  les  Hébreux  existait  une  institution,  unique  dans  l'his- 
toire, et  qui ,  bien  mieux  que  la  loi  agraire  invoquée  par  la 
plèbe  romaine,  prévenait  l'agglomération  de  la  fortune  territo- 
riale dans  un  petit  nombre  de  mains  :  nous  voulons  parler  de 
l'année  jubilaire.  Elle  rétablissait  périodiquement  le  partage 
égal  du  sol  entre  toutes  les  familles,  ne  laissait  les  terres  circu- 
ler du  pauvre  au  riche  que  pour  les  rendre  ensuite  au  premier, 
et,  empêchant  ainsi  cette  absorption  des  petits  fonds  par  les 
grands,  qui  perdit  l'Italie  antique  ,  maintenait,  autant  que  pos- 
sible, l'égalité  entre  tous  les  citoyens.  Qui  le  croirait  ?  dans  une 
telle  loi,  M.  Granier  de  Cassagnac  voit  la  preuve  qu'il  y  avait, 
chez  les  Hébreux,  une  noblesse  reconnaissable  précisément  à  ce 
signe  de  terres  substituées.  Il  affirme  que  cette  loi  était  une  mo- 
dification d'une  loi  antérieure  sous  l'empire  de  laquelle  les  terres 
nobles  n'avaient  même  pas  pu  subir  une  aliénation  temporaire. 
Le  lecteur  attend  la  preuve  de  cette  assertion  :  elle  est  affirmée 
de  rechef  par  l'écrivain  ;  après  quoi,  apparemment ,  le  doute 
n'est  plus  permis.  Mais  le  plus  humble  paysan  de  Judée,  mais 
le  plus  misérable  manouvrier  hébreu  participait  à  ce  bénéfice 
de  l'année  jubilaire ,  où  l'auteur  voit  un  privilège  féodal  !  Une 
seule  exception  avait  été  établie  :  le  jubilé  ne  rendait  point  au 
possesseur  originaire  les  maisons  comprises  dans  l'enceinte  des 
villes  murées;  si  elles  avaient  été  vendues,  elles  n'étaient  ra- 
chetables  que  dans  l'année.  Le  motif  de  cette  disposition  se  dé- 
cèle de  lui-même  ;  elle  était  dictée  par  l'intérêt  de  la  défense  du 


REVUE  DE  PARIS.  179 

pays.  Moïse  s'élait  onqiiis  avec  grand  soin  du  nombre  des  places 
de  guerre;  la  sécurité  nationale  demandait  qu'elles  n'eussent 
pointa  oj)poser  à  l'ennemi  une  population  trop  peu  nombreuse, 
et  on  accordait,  en  conséquence,  aux  habitants  qui  s'y  fixaient, 
la  faveur  de  n'être  point  assujettis  à  une  expropriatien  pério- 
dique. Aux  yeux  de  M.  Granier  de  Cassagnac,  ce  privilège  vé- 
ritable se  convertit  en  un  indice  certain  d'infériorité  bourgeoise  : 
voilà  des  villes  enceintes  de  murs  ,  et  dans  lesquelles  la  pro- 
priété n'est  point  substituée  ;donc  ce  sont  des  communes.  Sur  la 
foi  d'aussi  hasardeuses  analogies  ,  il  n'est  rien  que  l'on  ne  pût 
démontrer.  L'on  arrive  ainsi  à  imaginer  la  coexistence  et  l'an-» 
tagonisme  de  deux  sociétés  distinctes,  l'une  noble,  l'autre  rotu- 
rière, chez  un  peuiile  où  les  documents  historiques  les  mieux 
avérés  prouvent  que  rien  de  semblable  n'existait  ;  chez  un  peu- 
l)le  qui  ne  connaissait  ni  les  castes  oppressives  de  l'Inde,  ni  le 
despotisme  assyrien  ;  chez  un  peuple,  enfin,  qui  a  présenté  ce 
phénomène  remarquable  d'une  constitution  théocratique,  sans 
le  gouvernement  hiérocratiqiie,  et  où  les  lévites, bien  loin  défor- 
mer une  aristocratie  féodale  maîtresse  du  sol,  étaient  exclus  de 
la  propriété  terrienne,  si  ce  n'est  que  la  loi  leur  assurait  un  domi- 
cilepersonnel  dans  lesvlllesauxquelles  les  attachaient  leursfonc- 
tions.et  la  nourriture  pour  leurs  troupeaux  autour  des  remparts. 

Nous  regrettons  vivement  que  les  limites  de  ce  travail  ne  nous 
permettent  pas  d'étendre  davantage  l'analyse  du  système  histo- 
rique développé  par  M.  Granier  de  Cassagnac  ;  de  justifier  par 
une  plus  longue  discussion  le  jugement  que  nous  avons  porté 
sur  l'ensemble  ;  et  surtout  de  faire  mieux  connaître  les  richesses 
scientifiques,  les  ingénieux  aperçus  prodigués  dans  le  cours  de 
l'ouvrage.  Il  nous  reste  à  parler  des  doctrines  qui  s'y  font  jour, 
des  tendances  philosophiques  de  l'historien. 

Dans  la  préface  de  son  livre,  il  avait  déclaré  qu'il  se  proposait 
d'écrire  «non  un  livre  de  politique  ,  mais  un  livre  d'histoire, 
étranger  à  toutes  les  prétentions ,  à  toutes  \ts  haines,  à  toutes 
les  coteries  du  présent.»  A  Ihistorien ,  comme  au  poëte,  les 
partis  politiques  demandent  volontiers  de  glorifier  et  de  servir 
certaines  idées  qui  leur  sont  chères.  Ils  décorent  du  titre  de 
mission  sociale,  ils  préconisent  et  entourent  de  leur  faveur  un 
culte  dont  la  science  et  l'art  cessent  d'être  le  premier  objet.  De 
là,  tant  d'œuvres  vides  qui  drapent  leur  pauvreté  sous  le  com- 


180  BEVUE  DE  PARIS, 

mode  appareil  des  généralités  philosophiques.  Loin  de  nous  la 
pensée  de  blâmer  chez  M.  Granier  de  Cassagnac  son  dédain 
pour  cette  facile  recette  de  surprendre  la  vogue  !  Nous  le  loue- 
rions sans  réserve  d'avoir  évité  une  servile  adulation  des  idées 
contemporaines,  s'il  n'inclinait  à  l'excès  contraire.  Vainement 
il  avait  résolu  de  s'emprisonnerdans  la  scit-nce  comme  un  moine 
dans  sa  cellule.  Le  bruit  des  controverses  qui  passionnent  la  so- 
ciété moderne  l'a  poursuivi  jusque  dans  la  mine  obscure  et  si- 
lencieuse de  l'antiquité  historique.  Il  n'a  pas  su  se  défendre  de 
faire  la  leçon  au  siècle;  et  la  leçon,  toujours  présentée  avec  une 
incisive  causticité,  laisse  désirer  quelquefois  une  plus  rigoureuse 
exactitude. 

L'explosion  de  ses  antipathies  napoléoniennes  contre  les zWéo- 
logueSy  les  rêveurs,  les  publicistes  de  l'école  du  xviii^  siècle, 
n'atteint-elle  pas  la  liberté  de  l'esprit  humain  dans  l'exercice 
d'une  de  ses  plus  nobles  facultés,  c'est-à-dire  dans  son  applica- 
tion aux  réformes  sociales?  L'indissoluble  alliance  qu'il  établit 
entre  la  politique  3t  l'histoire  ne  place-t-elle  pas  les  doctrines 
conservatrices  trop  près  du  fatalisme?  Il  faut,  dit-il,  soustraire 
la  politique  aux  syllogismes,  aux  théorèmes  des  philosophes 
qui  raisonnent  sur  la  société  comme  si  elle  se  composait  d'abs- 
tractions et  de  triangles  :  ((Pendant  trente  ans  on  s'est  opiniâ- 
tre à  faire  de  la  chimie  avec  du  raisonnement,  et  l'on  n'est  pas 
arrivé  à  la  décomposition  d'un  caillou  ;  depuis  quarante  ans  on 
s'est  mis  à  en  faire  avec  de  l'observation,  et  l'on  a  déjà  surpris 
la  moitié  des  secrets  de  Dieu.  Or  la  politique  est  dans  l'ordre  des 
choses  morales,  comme  la  chimie  dans  l'ordre  des  choses  maté- 
rielles, une  science  d'observation  et  d'analyse  ;  seulement,  beau- 
coup plus  difficile,  parce  que  l'homme  qu'elle  doit  observer  et 
connaître  est  beaucoup  plus  complexe  que  les  corps.  »  Nous 
sommes  loin,  assurément,  de  partager  l'erreur  des  utopistes  qui, 
s'iugéniant  à  résoudre  le  problème  dérisoire  posé  par  Ésope , 
voudraient  édifier  une  société  sans  qu'elle  reposât  par  aucun 
point  sur  le  sol  historique.  Surtout  nous  n'aurions  garde  d'ad- 
mirer les  génies  régénérateurs  qui ,  pour  inoculer  une  vie  nou- 
velle au  vieux  corps  social ,  proposeraient  le  remède  héroïque 
enseigné  par  Médée  aux  filles  de  Pélias.  L'étude  de  l'histoire 
n'aurait  pas  offert  un  tel  attrait  aux  plus  actives  comme  aux 
plus  hautes  intelligences,,  si  elle  n'était  que  le  fanal  de  poupe  du 


REVUE  DE  PARIS,  181 

vaisseau  de  l'humanité,  et  si  elle  ne  jetait  aussi  quelques  clartés 
sur  les  voies  de  l'avenir.  Mais  est-ce  à  dire  que  les  enseignements 
qu'elle  fournit  à  la  politique  puissent  é(re  assimilés  aux  sciences 
d'observation  et  d'analyse  qui  ont  pour  objet  des  corps  maté- 
riels? Les  éléments  du  monde  physique,  dont  l'homme  observe 
les  propriétés  et  les  rapports,  soit  pour  les  accommoder  aux  be- 
soins de  son  industrie  ,  soit  pour  étendre  le  noble  domaine  de 
son  intelligence,  existent  indépendamment  de  son  libre  arbitre. 
En  présence  des  phénomènes  naturels  ,  l'activité  de  l'esprit  hu- 
main se  borne  à  les  saisir  dans  leurs  nuances  les  plus  délicates 
et  dans  leurs  plus  mystérieuses  combinaisons  ;  à  les  connaître 
tels  qu'ils  sont,  tels  qu'ils  seront  toujours,  tels  qu'ils  étaient 
avant  même  que  Ton  n'eût  soupçonné  leur  existence.  S'agit-il 
au  contraire  du  monde  social  ,  des  institutions  politiques  et  ci- 
viles ?  L'homme  n'est  plus  réduit  à  ce  rôle  secondaire.  C'est  lui- 
même  alors  qui  devient  tout  à  la  fois  sujet  et  objet  :  lui-même 
avec  ses  droits  et  ses  devoirs,  avec  sa  raison,  sa  conscience,  sa 
liberté  morale.  Il  peut,  il  doit  quelquefois  anéantir  des  faits  sé- 
culaires, et  leur  substituer  des  faits  nouveaux,  plus  rationnels, 
plus  conformes  à  l'intérêt  général  et  aux  notions  acquises  d'hu- 
manité et  de  justice.  La  philosophie  du  xviii^  siècle  fut  la  réac- 
tion des  idées  nouvelles  contre  les  faits  anciens,  la  guerre  d'es- 
prits indépendants  contre  des  coutumes  traditionnelles  qui  les 
choquaient:  réaction  extrême,  comme  l'est  toute  réaction; 
guerre  oîi  furent  confondus  trop  souvent  l'abus  que  l'on  peut 
tuer ,  et  la  vérité  qui  ne  meurt  pas.  Toutefois,  il  y  a  quelque  in- 
gratitude ,  ce  nous  semble ,  à  mépriser  comme  «  parfaitement 
stériles,  »  les  travaux  des  publicistes  de  cette  école.  Ainsi  que  le 
remarque,  dans  son  Cours  sur  l'histoire  de  la  civilisation, 
l'écrivain  auquel  M.  Granier  de  Cassagnac  dédie  son  œuvre  , 
c'est  à  eux  que  nous  devons  ce  caractère  honorable  de  l'état  so- 
cial qui  se  fonde  ou  s'annonce  de  toutes  parts;  à  savoir  que  les 
institutions  modernes  reposent  sur  l'empire  de  la  raison  publi- 
que, de  la  libre  discussion,  des  convictions  générales,  et  que 
l'intelligence  est  le  premier  titre  du  pouvoir.  Les  théories  so- 
ciales, osées  par  les  publicistes  du  xviiie  siècle,  contribuèrent 
puissamment  à  faire  prévaloir  contre  la  tyrannie  des  précédents 
historiques  les  principes  dont  la  France  nouvelle  a  recueilli  le 
bienfait  dans  sa  législation  politique ,   pénale  et  civile.  Nul 


182  REVUE  DE  PARIS. 

doute,  par  exemple,  que  le  Contrat  social  et  le  Discours  sur 
l'inégalité  des  conditious  ne  puissent  revendiquer  une  large 
part  dans  la  déclaration  des  droits  de  l'homme  et  de  la  souve- 
raineté populaire.  Les  générations  modernes  ont  dû  n'accepter 
que  sous  bénéfice  d'inventaire  l'héritage  de  la  constituante  et  de 
la  convention.  Elles  ont  dépouillé  les  nouveaux  dogmes  politi- 
ques du  caractère  tranchant  et  absolu  qu'ils  revêtirent  au  jour 
du  combat  ;  le  bon  sens  pratique  de  la  société  rassurée  sait  n'y 
voir  aujourd'hui  que  la  protestation  de  l'intérêt  général  contre 
les  privilèges  d'une  minorité  aristocratique,  et  des  facultés  in- 
dividuelles contre  les  classifiicalions  héréditaires.  Or,  s'il  est  vrai 
de  dire  que  ces  notions  sont  éminemment  chrétiennes  par  leur 
racine,  néanmoins  leur  triomphe  est  en  grande  partie  l'œuvre 
des  idéologues  et  des  rêveurs  &\iv  lesquels  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac  fait  pleuvoir  les  traits  acérés  de  l'ironie. 

Dans  le  chapitre  intitulé  du  Prolétariat,  on  lit  cette  phrase  : 
a  Attirer  et  absorber  dans  la  grande  abstraction  contenue  en  ce 
mot  homme  les  ouvriers  et  les  pauvres ,  c'est-à-dire  le  peuple j 
et  poser  en  principe  l'unité  et  l'identité  absolues  des  droits  et 
des  devoirs  de  tous,  c'était  préjuger  la  question  de  savoir  s'il  n'y 
a  pas  dans  l'histoire  du  genre  humain  des  races  différentes  af- 
fectées à  différentes  fonctions  politiques,  pourvues  de  diffé- 
rentes destinées  sociales,  et  qui,  ayant  de  cette  façon  différents 
devoirs,  auraient  par  conséquent  différents  droits.  Nous  ne  di- 
sons pas  précisément  encore  que  ces  races  existent,  ce  qui  bri- 
serait l'axiome  des  droits  de  l'homme  ;  mais,  quand  le  xviii«  siè- 
cle affirmait  qu'elles  n'existent  pas  ,  il  répondait  à  la  question 
par  la  question.  »  L'auteur  n'a  pas  voulu  dire  que  les  individus 
ont  des  aptitudes  différentes  et  une  condition  nécessairement 
inégale  en  fait;  qu'à  côté  des  conseillers  d'État  et  des  membres 
de  l'institnt,  il  faut  aussi  des  cordonniers  et  des  garçons  de  char- 
rue. Un  homme  d'esprit  ne  prend  pas  la  plume  pour  affirmer 
d'aussi  triviales  vérités.  Entendrait-il  donc,  au  nom  de  la  poli- 
tique fondée  sur  l'histoire,  réhabiliter  le  système  des  inégalités 
héréditaires,  et  condamner  le  principe,  proclamé  par  la  consti- 
tuante, de  l'admissibilité  de  tous  les  citoyens,  sans  distinction 
de  naissance,  aux  fonctions  publiques?  Quoiqu'il  soit  difficile  de 
ne  pas  adopter  l'une  ou  l'autre  de  ces  interprétations ,  nous  n'o- 
sons imputer  le  second  sens  aux  paroles  de  l'écrivain.  V Histoire 


UEVUE  DE  PARIS.  183 

(les  races  nobles,  dont  la  prochaine  publication  complétera 
V Histoire  des  Classes  ouvrières  et  des  Classes  bourgeoises, 
répondra,  sans  doute,  aux  critiques  que  soulèvent  ces  pages  où 
M.  Granier  de  Cassagnac  semble  lutter  contre  des  principes  dés- 
ormais acquis  à  la  société. 

La  liberté  est  une  laborieuse  jouissance.  Pour  Taffrancbi 
qu'elle  isole  dans  sa  faiblesse  et  qu'elle  dévoue  aux  misères  ou 
aux  désordres  d'une  existence  incessamment  menacée  par  la  fa- 
mine, elle  peut  être  un  don  funeste,  si  on  la  départit  sans  pré- 
voyance et  sans  mesure.  L'esclavage  a  ses  avantages  relatifs. 
Les  émancipations  d'esclaves  ont  jeté  dans  la  cité  une  foule 
d'hommes  dont  toute  la  vie  est  une  lutte  douloureuse  contre  les 
nécessités  matérielles,  sans  propriété,  presque  sans  traditions, 
qui  ne  tiennent  ni  au  passé  ni  au  sol ,  instruments  de  travail  que 
le  maître  emploie  moyennant  salaire  ,  mais  dont  il  ne  nourrit 
pas  la  vieillesse  invalide,  dont  il  n'a  pas  intérêt  à  réparer  les 
forces  défaillantes  :  assez  d'autres  se  présenteront  aux  portes 
de  l'atelier  pour  remplacer  le  malade  !  Les  émancipations  d'es- 
claves ont  donc  singulièrement  compliqué  le  problème  social,  en 
favorisant  les  développements  du  prolétariat  et  du  paupérisme. 
M.  Granier  de  Cassagnac  est  entré,  à  cet  égard,  dans  des  con- 
sidérations pleines  d'intérêt;  mais  ici,  encore,  il  se  laisse  en- 
traîner au  delà  de  la  vérité.  Il  partage  le  prolétariat  en  cinq 
branches  :  les  ouvriers,  les  mendiants,  les  voleurs,  les  esclaves 
lettrés,  les  courtisanes  (et,  pour  le  remarquer  en  passant,  ce 
rapproch-ment  immédiat  établi  entre  les  ouvriers  et  les  courti- 
sanes ou  les  voleurs  devait  peut-être  ne  pas  se  présenter  sous  la 
plume  d'un  écrivain  qui  déclare  s'adresser  aux  classes  ouvrières, 
à  leurs  préjugés  et  à  leurs  passions,  comme  à  leur  sagesse). 
C'est  de  l'affranchissement  des  esclaves  qu'il  fait  dériver  ces 
cinq  classes.  Sous  le  toit  du  maître,  dit-il,  l'esclave,  ou  malade 
ou  invalide,  était  assuré  des  choses  nécessaires  ;  il  n'avait  be- 
soin, pour  vivre,  ni  de  voler,  ni  de  mendier,  ni  de  se  prostituer. 
Les  adoucissements  introduits  par  la  civilisation  moderne  dans 
le  sort  des  esclaves  qui  peuplent  nos  colonies  ,  ont  fait  illusion 
à  l'auteur  sur  les  effroyables  misères  de  l'esclavage  antique  : 
misères  telles  que  les  innombrables  populations  serviles,  ame- 
nées de  toutes  les  parties  du  monde  dans  les  campagnes  itali- 
ques, pour  y  remplacer  la  classe  des  laboureurs  libres,  s'étei- 


184  REVUE  DE  PARIS. 

gnaient  elles-mêmes  avec  une  étoniianle  rapidité,  et  laissaient 
de  nouveau  régner  ce  silence  de  mort,  que  déplorent  les  histo- 
riens et  les  poëtes.  L'esclave  n'avait  besoin  ni  de  mendier,  ni  de 
voler  pour  vivre  ?  L'historien  Diodore  répond  :  «  Les  Italiens 
achetaient  en  Sicile  des  troupes  d'esclaves  pour  labourer  leurs 
champs  et  avoir  soin  de  leurs  troupeaux;  ils  leur  refusaient  la 
nourriture.  Ces  malheureux  étaient  obligés  d'aller  voler  sur  les 
grands  chemins ,  armés  de  lances  et  de  massues  ;  couverts  de 
peaux  de  bêtes ,  avec  de  grands  chiens  autour  d'eux.  Toute  la 
province  fut  dévastée ,  et  les  gens  du  pays  ne  pouvaient  dire 
avoir  en  propre  que  ce  qui  était  dans  l'enceinte  des  villes.  » 
Malade  ou  débilité  parles  années,  l'esclave  n'eut  souvent  d'au- 
tre infirmerie  que  File  du  Tibre,  blanchie  des  ossements  de  ses 
compagnons;  jusqu'à  ce  qu'enfin  l'empereur  Claude  eût  ordonné 
que  le  malheureux  qui  survivrait  à  ce  cruel  délaissement,  échap- 
pât à  la  domination  de  son  maître.  La  prostitution  existait,  soit 
organisée  dans  les  lupanar  par  la  cupidité  des  maîtres  ,  soit 
pour  leurs  voluptés  personnelles;  elle  existait  avec  toutes  ses 
inénarrables  turpitudes;  seulement,  ses  victimes  n'avaient  point 
la  faculté  de  s'y  soustraire  ;  pour  elles  l'heure  du  repentir  son- 
nait en  vain ,  elles  n'avaient  pas  le  droit  de  sortir  de  la  boue  ! 
Nous  croyons  aussi  que  l'auteur, en  attribuant  aux  nombreuses 
émancipations  déterminées  par  le  christianisme  la  multiplica- 
tion des  prolétaires  et  des  mendiants  depuis  le  iii^  jusqu'au 
vi°  siècle ,  a  négligé  une  cause  infiniment  plus  active  du  fait 
qu'il  signale.  Si  nombreux  que  pussent  être  les  affranchisse- 
ments inspirés  par  l'influence  victorieuse  de  la  foi  nouvelle  ,  la 
perturbation  sociale  qui  en  résultait  demeure  imperceptible  ,  à 
côté  des  calamités ,  des  ravages  et  des  spoliations  auxquelles 
étaient  en  proie  les  provinces  incessamment  bouleversées  par 
le  flux  et  reflux  de  l'invasion.  Les  laboureurs  emmenés  captifs, 
les  terres  sans  culture,  les  moissons  incendiées  ,  aucun  pouvoir 
central  et  tutélaire  pour  organiser  ce  qui  restait  de  ressources, 
aucun  recours  ouvert  aux  populations  pressurées  et  affamées; 
tel  est  le  tableau  que  présente  cette  désastreuse  époque.  «  Plût 
au  ciel,  écrivait  saint  Jérôme  au  moine  Rusticus.  que  ce  fût  la 
volonté,  non  la  nécessité,  qui  nous  retirât  du  siècle,  et  que  nous 
fussions  pauvres  par  choix!  Et,  toutefois,  parmi  les  maux  pré- 
sents, et  les  misères  de  la  guerre  de  tous  côtés  flagrante ,  on  est 


REVUE  DE  PARIS.  185 

encore  assez  riche,  quand  on  ne  manque  pas  de  pain,  et  assez 
l)uissant  quand  on  n'est  pas  tombé  en  servitude.  »  Dans  la  Gaule, 
les  évêques  déployaient  un  zèle  surhumain  pour  lutter  contre 
iant  de  fléaux  conjurés.  «  On  voyait  Exupère ,  évéque  de  Tou- 
louse, affamé  lui-même,  nourrir  les  autres.  Pâle  et  exténué  de 
jeûnes,  il  n'était  tourmenté  que  de  la  faim  d'autrui.  11  vendait 
jusqu'aux  vases  sacrés,  portant  le  corps  de  Jésus-Christ  dans  une 
corbeille  d'osier,  et  le  sang  précieux  dans  un  vase  de  verre  (1).» 
Le  clergé  était  devenu  l'unique  espérance  du  peuple,  l'adminis- 
tration impériale  ne  se  faisant  plus  sentir  que  par  les  agents  du 
fisc.  La  ruine  et  la  mendicité  de  milliers  de  familles  étaient  l'iné- 
vitable conséquence  d'un  tel  état  de  choses. 

L'Histoire  des  classes  ouvrières  et  des  classes  bourgeoises 
avait  été  préparée  par  plusieurs  années  d'études,  de  recherches^ 
mais  on  devine  que  l'auteur  ,  se  croyant  maître  enfin  de  vérités 
historiques  si  obstinément  poursuivies,  n'a  pas  eu  le  courage  de 
les  retenir  plus  longtemps  captives,  pour  épurer  la  forme  litté- 
raire. Elle  accuse  çà  et  là  une  rédaction  un  peu  hàlive  j  les  al- 
lures du  style  sont  quelquefois  plus  cavalières  qu'il  ne  convient 
dans  un  écrit  de  ce  genre;  la  réflexion  eût  fait  disparaître  quel- 
ques images  d'un  goût  équivoque.  L'Histoire  des  classes  ou- 
vrières et  des  classes  bourgeoises  ne  laisse  pas,  néanmoins, 
d'être  une  lecture  pleine  d'attrait.  Le  tour  original  de  la  pensée, 
l'éclat  et  la  verve  piquante  de  l'expression  assurent  à  l'œuvre  de 
M.  Granier  de  Cassagnac  de  plus  nombreux  lecteurs  que  n'en 
trouvent  communément  les  livres  des  érudits. 

Paul  Lamache. 

(1)  Paulin,  ep.  21. 


16 


VIE 


DE  F.  PETRARQUE 


Écrite  par  lui-même* 


J'avais  à  cœur  de  détruire  le  préjugé  ou  pour  mieux  dire  les 
idées  fausses  que  Ton  entretient  depuis  si  longtemps  en  France 
sur  le  caractère  moral  et  l'ensemble  des  écrits  de  Pétrarque.  Je 
voulais  démontrer  que  ce  poète ,  qui  s'est  rendu  immortel  par 
l'élévation  et  l'angélique  pureté  de  ses  vers  italiens,  n'est  pas 
moins  remarquable  encore  par  les  instincts  généreux  de  son 
âme  et  par  la  prodigieuse  étendue  de  son  esprit  et  de  ses  con- 
naissances. Quoique,  pour  qui  le  lit  attentivement,  le  recueil 
des  sonnets  et  des  canzons  sur  la  vie  et  la  mort  de  Laure,  ren- 
ferme des  passages  et  des  pièces  entières  qui  expriment  forte- 
ment l'amour  de  la  patrie,  la  haine  du  mal  et  une  sollicitude 
sans  cesse  renaissante  pour  le  perfectionnement  de  l'humanité, 
je  m'explique  cependant  que  les  lecteurs  superficiels  soient 
frappés  surtout  du  retour  de  ces  plaintes  amoureuses  dont  l'éclat 
est  toujours  amorti  par  le  voile  pudique  de  la  philosophie  de 
Platon.  C'est  ce  qui  m'a  engagé  à  faire  connaître  les  œuvres  de 
Pétrarque,  écrites  en  prose  latine;  car  cet  homme,  qui  se 
servit  de  son  érudition  pour  rendre  populaires  des  connaissances 
utiles,  qui  étudia  la  philosophie  morale  et  l'art  de  gouverner 
pour  répandre  dans  toutes  les  classes  de  la  société  ces  sciences 


REVUE  DE  PARIS.  187 

cotnplélement  ignorées  de  son  temps,  n'a  pas  craint,  lui  poëte 
en  latin  et  en  italien,  d'exprimer  ses  idées  en  prose  dans  des 
traités ,  des  lettres ,  des  relations  de  voyages  ,  et  dans  une  foule 
d'écrits  qui  prouvent  que,  malgré  cet  amour  pour  Laure,  qui , 
en  résultat,  donna  tant  d'énergie  à  son  âme,  il  n'y  a  pas  de 
hautes  questions  religieuses,  morales,  politiques,  d'art  ou 
d'érudition,  dont  il  ne  se  soit  occupé  avec  autant  d'ardeur  que 
de  supériorité. 

Quoique  peu  disposé  par  sa  nature  réfléchie  à  prendre  une 
part  active  aux  affaires  de  son  temps,  il  s'en  faut  bien  cependant 
qu'il  y  soit  resté  toujours  étranger.  On  sait  les  espérances  que 
lui  fit  concevoir  l'audacieuse  entreprise  du  tribun  de  Rome 
Nicolo  Rienzi,  et  l'on  peut  voir  dans  ses  oeuvres  latines  les 
lettres  véhémentes  qu'il  écrivit  à  cet  homme  pour  le  soutenir 
dans  ses  projets  de  réforme.  On  a  vu  dans  l'Art  de  bien  gou- 
verner un  État  j  qu'il  était  arrivé  déjà  à  entrevoir  les  grands 
principes  de  l'économie  politique  dont  on  n'a  commencé  à  faire 
l'application  que  de  nos  jours.  Si  l'on  peut  juger  tout  à  la  fois  de 
rhorreur  que  lui  inspirait  le  mal  et  la  hardiesse  avec  laquelle 
il  le  combattait,  qu'on  lise  ses  Lettres  sans  titre  dirigées  contre 
les  excès  de  la  cour  des  papes  à  Avignon,  et  l'on  verra  que  le  vice 
n'a  jamais  fait  gémir  plus  énergiquement  la  vertu.  Plusieurs  fois 
d'ailleurs  Pétrarque  fut  choisi  par  les  princes  d'Italie  pour  apaiser 
les  différends  qui  s'étaient  élevés  entre  eux,-  et,  dans  trois  cir- 
constances importantes,  le  chantre  de  Laure  adressa  des  lettres 
aux  papes  où  il  ne  craignit  pas  de  leur  rappeler  les  devoirs 
qu'ils  avaient  à  remplir  sur  la  terre.  Jeune,  il  écrivit  à 
Benoît  XII;  dans  un  âge  plus  mûr,  il  s'adressa  à  Clément  VI, 
et  enfin  ,  dans  sa  vieillesse  ,  il  se  servit  de  toute  l'autorité  que 
lui  donnaient  son  âge,  son  caractère  et  ses  talents,  pour 
engager  Urbain  V  à  ramener  le  saiyt-siége  d'Avignon  à  Rome. 
Je  vais  transcrire  quelques  passages  de  celte  lettre  qui  n'a  pas 
moins  de  seize  pages  in-folio,  pour  faire  savoir  de  quel  ton  par- 
lait Pétrarque  quand  il  s'agissait  des  intérêts  de  l'Église  et  par 
conséquent  de  ceux  de  sa  patrie  : 

«J'admirais  en  secret,  dit-il,  les  heureux  essais  de  votre 
pontificat,  mais  j'espérais  de  vous  de  plus  grandes  choses.  Je 
vous  observe,  je  vous  attends  depuis  près  de  quatre  ans,  sans 
en  étre^  plus  avancé.  Au  milieu  de  ce  concert  de  louanges  dont 


188  REVUE  DE  PARIS. 

vos  oreilles  sont  chatouillées ,  souffrirez-vous  la  rudesse  de  ma 
voix  ?  Vous  avez  fait  de  beaux  règlements ,  tout  est  dans  l'ordre 
à  Avignon;  mais  que  devient  Rome?  Quel  est  son  état,  quelles 
sont  ses  espérances?  A-t-elle  des  consuls  ?  A-t-elIe  son  pontife? 

Elle  est  en  deuil ,  elle  pleure  nuit  et  jour On  dit  que  le  nom 

de  Rome  est  toujours  dans  votre  bouche  5  vous  voulez ,  diles- 
vous,  y  ramener  votre  troupeau  !  Ah  !  remplissez  ces  magnifiques 
promesses;  Dieu  vous  destine  à  ce  grand  ouvrage...  Qui  vous 
retient  aux  bords  du  Rhône?  Portez  vos  regards  plus  loin.  La 
mer  d'Ionie,  les  îles  d'Egée,  l'Hellespont,  la  Propontide  elle 
Bosphore ,  implorent  votre  secours.  L'infidèle  s'empare  de  la 
Grèce;  il  ravage  les  Cyclades;  il  menace  Chypre,  Rhodes, 
l'Achaïe,  l'Épire;  la  Calabre  entend  les  clameurs  de  la  Grèce; 
l'Église  est  frappée  en  Orient,  et  vous  êtes  tranquille  au  fond  de 
rOccident  ! 

«  Si  vous  n'êtes  pas  un  mercenaire ,  si  vous  êtes  un  vrai  pas- 
teur, n'allez  pas  dans  les  pâturages  de  l'Église  chercher  des  om- 
brages frais  et  de  claires  fontaines  ;  volez  où  les  besoins  du  trou- 
peau vous  appellent ,  où  les  ravisseurs  sont  le  plus  à  craindre. 
Le  loup  frémit  à  la  porte  du  bercail ,  et  vous  sommeillez  ! 

»  Les  représentations  que  je  vous  fais  aujourd'hui,  je  les  ai 
faites  autrefois  à  l'Empereur  (Louis  V,  duc  de  Bavière)  avec 
aulant  de  chaleur  et  plus  d'impétuosité.  Le  successeur  de  César 
m'écouta  avec  bonté  ;  le  successeur  de  Pierre  serait-il  moins 
affable? 

»  Lorsque  nous  paraîtrons  au  tribunal  suprême,  vous  ne  serez 
plus  notre  maître;  nous  ne  serons  plus  vos  serviteurs.  Il  n'y 
aura  d'autre  maître  que  le  juge  des  vivants  et  des  morts,  et  il 
vous  dira  :  Je  vous  tirai  de  la  poussière,  je  rais  des  rois  à  vos 
pieds,  je  vous  comblai  de  bienfaits  ;  qu'avez-vous  fait  pour  moi  ? 
Je  vous  confiai  mon  Église,  où  l'avez-vous  laissée?  J'avais 
choisi  le  Capitule  pour  lieu  de  votre  résidence  ;  que  faisiez-vous 
sur  le  rocher  d'Avignon?—  Que  répondrez-vous  à  votre  juge? 
Que  répondrez-vous  à  saint  Pierre  quand  il  vous  dira  :  Je  sortais 
de  Rome  ;  je  fuyais  les  cruautés  de  Néron  ;  mon  maître  me  repro- 
cha ma  fuite,  je  rentrai  dans  Rome,  et  je  courus  à  îa  mort. 
Mais  vous,  quel  est  le  tyran  qui  vous  a  chassé  ?  Est-ce  la  crainte 
des  supplices  qui  vous  a  retenu  dans  l'exil?  Que  se  passe-t-il  à 
Rome?  Dans  quel  état  est  mon  temple,  mon  tombeau,  mon 


REVUE  DE  PARIS.  180 

peuple!  Vous  ne  répondez  rien!  D'où  venez-vous?  Avez-vous 
habité  les  bords  du  Rhône  ?  Vous  y  naquîtes,  dites-vous;  et 
moi .  n'étais-je  pas  né  en  Galilée  ? 

»  Saint-père,  je  pense  que  vous  préfésez  des  vérités  amères  à 
des  mensonges  flatteurs.  Si  je  me  suis  trompé,  pardon!  je  me 
prosterne  à  vos  pieds.  Mais  défiez-vous  des  mausais  conseils; 
délibérez  avec  vous-même,  et  rendez  Rome  à  son  époux.  Que  si 
vous  lui  refusez  votre  présence,  rendez-lui  au  moins  son  em- 
pereur, et  dispensez  ce  prince  du  serment  qui  renchaîne;  per- 
mettez-lui d'aller  à  Rome  (1).  » 

Que  pensent  de  Pétrarque,  après  la  lecture  de  ce  fragment  de 
lettre,  ceux  qui,  avant  de  le  connaître,  s'obstinaient  peut-être 
encore  à  ne  trouver  dans  ce  grand  homme  qu'un  habile  arran- 
geur de  madrigaux,  faisant  pivoter  tousses  vers  sur  une  ou 
deux  pensées  d'amour?  Que  l'on  ne  s'y  trompe  donc  plus  : 
indépendamment  de  sa  qualité  de  grand  poëte,  Pétrarque  fut  un 
des  hommes  les  plus  généreux  et  les  plus  éloquents  de  son 
siècle  ;  une  de  ces  âmes  élevées  et  ardentes ,  pleines  de  passion 
pour  le  bon  et  le  beau  ;  un  de  ces  esprits  vastes  et  pénétrants  à 
qui  n'échappe  rien  de  ce  qui  concerne  le  passé  et  intéresse  le 
présent  et  l'avenir.  Aussi  le  recueil  de  ses  œuvres  latines  ren- 
ferme-t-il  l'histoire  complète  du  grand  travail  intellectuel  de 
son  temps  ;  aussi  cette  œuvre  nous  fait-elle  connaître  une  foule 
d'événements  auxquels  le  poêle  a  pris  part  lui-même.  Ce  qui 
ressort  surtout  de  l'ensemble  de  ses  écrits  en  prose,  ce  sont  les 
efforts  qu'il  n'a  pas  cessé  de  faire  pendant  toute  sa  vie  pour 
combattre  la  barbarie  de  son  siècle,  et 'répandre  parm.i  les 
hommes  la  connaissance  et  la  pratique  de  la  philosophie  morale, 
à  laquelle,  selon  lui,  devaient  se  lier  les  vrais  principes  de  la 
politique  et  de  l'art  de  gouverner.  Considéré  sous  ce  dernier 
point-de  vue ,  Pétrarque  est  bien  supérieur  à  Machiavel  qu'il  a 
précédé  de  deux  siècles  ;  et  aujourd'hui  que  le  sort  des  peuples 
est  amélioré ,  et  que  l'on  peut  juger  impartialement  les  prin- 
cipes politiques  de  Pétrarque  et  de  Machiavel,  on  conviendra 

(l)  Epist.,  Sen.,  liv.  VII,  page  811  ,  de  Tédition  de  Basle ,  1554- 
1588.  —  Cette  lettre,  qui  mérite  d'être  lue  en  entier,  fut  remise  à 
Urbain  V.  Le  pontife  reçut  favorablement  les  avis  de  Pétrarque,  et 
peu  de  temj'S  après,  en  1367,  transféra  le  siège  d'Avignon  à  Rome. 

1G. 


190  REVUE  DE  PARIS. 

que  la  balance  penche  tout  à  fait  en  faveur  du  premier.  J'irai 
plus  loin  :  le  secrétaire  de  la  république  florentine  ne  fut  qu'un 
diplomate  extrêmement  habile,  pour  ne  rien  dire  de  plus, 
tandis  que  le  poêle  eut  et  répandit  des  idées  de  saine  et  honnête 
politique.  Pour  preuve  de  ce  que  j'avance,  on  n'a  qu'à  comparer 
les  courageux  et  excellents  conseils  donnés  par  Pétrarque  dans 
la  lettre  précédente  au  pape  Urbain  V,  afin  de  l'engager  à  faire 
l'un  des  actes  les  plus  favorables  au  sort  de  Rome  et  de  toute 
l'Italie ,  avec  le  Projet  de  réforme  du  gouvernement  de  Flo- 
rence que  Machiavel  adressa  à  Léon  X,  et  on  connaîtra  toute 
la  distance  qui  sépare  ces  deux  hommes.  Non-seulement  le 
chantre  de  Laure  l'emporte  de  tout,  sous  le  rapport  moral, 
mais,  considéré  même  comme  politique  et  défendant  les  intérêts 
de  l'Italie,  il  est  infiniment  supérieur  à  l'auteur  </i*  Prince, 
qui,  en  proposant  des  réformes  pour  le  gouvernement  de  sa 
patrie,  est  obscur,  indécis  dans  ses  vues,  et  flatte  ou  raille 
Léon  X,  sans  aucune  dignité. 

La  hauteur  et  l'importance  des  idées  et  des  travaux  de  Pé- 
trarque sur  la  philosophie  et  la  politique  restent  donc  suffisam- 
ment démontrées  ,  pour  que  ceux  qui  n'ont  pas  le  bonheur  de 
sentir  l'excellence  de  ses  poésies  amoureuses  ,  écrites  en  italien, 
pardonnent  au  moins  à  cet  admirable  poëte  ses  sonnets,  ses 
canzons,  dans  lesquels  il  a  déposé,  jeune  encore ,  les  joies,  les 
chagrins  ,  et  tous  les  rêves  d'une  âme  tourmentée  par  l'amour. 
Encore  ces  dédaigneux  pourraient-ils  y  trouver  plusieurs  mor- 
ceaux oij  le  poëte  religieux,  philosophe  et  défenseur  des  libertés 
de  son  pays,  n'a  pas  été  moins  énergique  et  moins  grave  dans 
ses  vers  ,  qu'il  ne  l'est  dans  la  lettre  adressée  à  Urbain  V  (1). 

Dans  un  temps  comme  le  nôtre,  où  les  études  historiques 
sont  scrupuleusement  poursuivies ,  où  l'on  cherche  à  apprécier 
les  hommes  à  leur  juste  valeur,  j'avais  à  cœur  de  détruire  le 
préjugé  que  Ton  entretient  dans  notre  pays  sur  Pétrarque. 
J'espère  réussir  dans  mon  entreprise,  et,  pour  la  consommer, 
j'ajouterai  à  ce  que  j'ai  déjà  dit  et  fait  connaître  une  suite  de 
morceaux  tirés  des  proses  latines  de  Pétrarque,  dans  lesquels 

(1)  Voyez  la  caazone  adressé  à  la  Vierge  qui  termine  les  sonnets  et 
canzons  de  Pétrarque  et  la  29e  canzone  :  Italia  mia,  sur  les  malheurs 
et  l'indépendance  de  l'Italie. 


REVUE  DE  PARIS.  fSl 

ce  beau  génie,  cet  homme  plein  de  gravité  et  d'honneur,  indique 
les  principaux  événements  de  sa  vie.  Le  choix  de  ces  morceaux 
a  été  fait  avec  un  soin  et  un  goût  rares ,  par  31.  le  professeur 
Marsand,  qui  les  a  placés  à  la  léle  de  lexcellente  édition  donnée 
des  poésies  italiennes  de  Pétrarque,  comme  étant  ce  qu'il  y  a 
de  plus  authentique  et  de  plus  intéressant  sur  la  vie  de  cet 
homme  célèbre  (1). 

MÉMOIRES  DE  LA  VIE  DE  FRANÇOIS  PÉTRARQUE, 

RECUEILLIS   DANS   SES   OEUVRES   LATINES. 

Peut-être  avez-vous   entendu  parler  quelque  peu  de  moi , 

(1)  M,  le  docteur  A.  Marsand  ,  professeur  émérite  de  l'université 
impériale  et  royale  de  Padoue,  a  donné  dans  cette  ville,  en  1819-1820, 
une  édition  des  poésies  italiennes  de  Pétrarque,  dont  le  texte,  ramené 
par  ses  travaux  à  toute  sa  pureté  originaire,  servira  désormais  de 
règle  pour  aplanir  les  difficultés  qui  pourraient  s'élever  à  ce  sujet. 
M.  Marsand,  en  prenant  pour  point  de  départ  les  éditions  des  poésies 
de  Pétrarque  données  en  1472,  1502  et  1513,  qu'il  a  comparées  avec 
les  meilleurs  manuscrits  des  riches  bibliothèques  d'Italie,  a  fait  voir  les 
erreurs  qui  ont  été  introduites  depuis  1732  jusqu'en  1790,  dans  les 
éditions  de  Volpi,  de  Eandini,  de  Serassi  et  de  Morelli,  et  enfin  a 
obtenu ,  pour  fruit  de  ces  recherches  laborieuses ,  le  texte  de  son 
édition  imprimée  au  séminaire  de  Padoue  en  1819-20. 

Cette  édition  est  précédée  de  deux  morceaux  ,  l'un  où  M.  Marsand 
développe  et  prouve  l'indispensable  nécessité  du  travail  qu'il  a  fait  sur 
les  sonnets  et  les  canzons  de  Pétrarque;  l'autre  qui  contient  une  tra- 
duction élégante  et  nerveuse  de  tous  les  passages  des  proses  latines  de 
Pétrarque  ,  dans  lesquels  cet  écrivain  philosophe  et  poète  parle  de  lui- 
même  et  des  événements  de  sa  vie.  Cette  excellente  édition,  qui  a  été 
réimprimée  dans  les  principales  villes  d'Italie,  est  cependant  devenue 
rare ,  et  il  serait  à  souhaiter  que  l'un  de  nos  libraires  de  Paris  la 
reproduisît  sous  un  format  portatif.  Ce  serait  une  entreprise  qui  hono- 
rerait îes  beaux  travaux  que  fait  la  librairie  françaite  pour  répandre 
la  connaissance  des  grands  écrivains  étrangers. 

M.  A.  Marsand  est ,  en  outre,  l'auteur  d'un  livre  en  deux  volumes 
in-4o,  qui  forment  un  catalogue  raisonné  des  nombreux  et  curieux 
manuscrits  en  langue  italienne  qui  se  trouvent  aux  bibliothèques 
royales  de  l'Arsenal ,  de  Sainte-Geneviève  et  Mazarine  de  Paris.  Ce 
beau  travail,  dont  on  doit  la  première  idée  à  M.  Marsand,  a  été  en- 
couragé par  M .Guizot,  lorsqu'il  était  ministre  de  l'instruction  publique. 


192  REVUE  DE  PARIS. 

quoiqu'il  soit  douteux  que  mon  nom  humble  et  obscur  ait  été 
destiné  à  franchir  une  certaine  distance  de  lieux  ou  de  temps. 
Cependant  vous  désirerez  peut-être  savoir  quel  homme  j'ai  été, 
quel  fut  le  succès  de  mes  ouvrages ,  de  ceux  surtout  dont  la 
renommée  a  été  jusqu'à  vous,  ou  de  ceux  dont  vous  avez  à 
peine  entendu  parler. 

Sur  le  premier  point,  les  opinions  des  hommes  seront  fort 
diverses  ;  car  naturellement  chacun  parle  d'après  ses  impres- 
sions ,  poussé  plutôt  par  son  goût  que  par  la  vérité,  et  personne 
ne  sait  mettre  des  bornes  à  la  louange  ou  au  blâme. 

Je  fus  de  votre  race,  homme  mortel,  de  peu  de  valeur,  et 
d'une  ancienne   famille,  dont  l'origine,  comme  a  dit  César 
Auguste  en  parlant  de  lui-même,  ne  fut  ni  grande  ni  basse. 
Mon  esprit  fut  naturellement  bon  et  modeste ,  et  la  seule  chose 
qui  lui  ait  porté  préjudice,  est  la  contagion  des  mauvaises 
habitudes.  L'adolescence   me  remplit  d'illusions,  la  jeunesse 
m'entraîna ,  mais  la  vieillesse  m'a  corrigé.  Elle  m'a  enseigné 
conjointement  avec  l'expérience  la  vérité  de  ce  que  j'avais  lu 
longtemps  avant  :    Que  Vadolescence  et  le  plaisir  sont  des 
choses  vaines.  Mais  non ,  ce  n'est  pas  la  vieillesse  qui  m'a 
donné   cet  enseignement,  c'est  celui-là   même  qui  a  fait  les 
siècles  et  les  temps,  lequel  laisse  parfois  les  malheureux  mortels 
commettre  des  erreurs,  afin  que  sur  la  fin  de  leur  vie,  en  se 
ressouvenant  de  leurs  fautes ,  ils  se  reconnaissent  eux-mêmes . 
Dès  ma  jeunesse,  j'ai  été  plutôt  adroit  que  fort  de  ma  per- 
sonne. Mon  extérieur,  sans  être  remarquable,  fut  tel  cependant, 
et  je  n'en  tire  pas  vanité,  qu'il  dut  être  agréable  dans  mes 
premières  années.  Les  cheveux  blancs,  bien  que  rares,  se  montrè- 
rent, je  ne  sais  pourquoi,  sur  ma  tête  jeune  encore.  Cet  accident 
s'étant  déclaré  au  moment  même  où  mon   menton  se  couvrait 
d'une  barbe  folle,  ces  cheveux  blancs,  au  dire  de  quelques-uns, 
donnaient  une  certaine  dignité  à  mon  visage  d'adolescent.  En 
somme ,  cette  disposition  était  loin  de  me  déplaire,  puisque  mes 
cheveux  blancs   coutre-balançaient  ce  qu'il  y  avait  de  jeune 
dans  ma  personne. 

Mon  teint  était  de  couleur  vive  entre  entre  le  brun  et  le  blanc; 
mes  yeux  très-vifs ,  et  ma  vue ,  comme  elle  s'est  conservée 
très-longtemps,  extrêmement  perçante.  Cependant,  contre  mon 
attente ,  elle  me  manqua  dans  ma  soixantième  année,  tellement 


REVUE  DE  PARIS.  193 

que,  bien  malgré  moi,  je  fus  réduit  à  recourir  à  des  aides 
visuels.  Vint  enfin  la  vieillesse  qui  rassembla  sur  mon  corps 
sain  jusqu'à  ce  moment,  le  cortège  habituel  de  toutes  les  infir- 
mités. 

Or  sachez,  et  que  le  sachent  également  ceux,  s'il  s'en  trouve, 
qui  ne  dédaignent  pas  de  connaître  mon  humble  origine  ,  que, 
dans  l'année  du  siècle  courant  de  l'ère  de  Jésus-Christ  par  lequel 
et  dans  lequel  j'espère ,  je  veux  dire  dans  l'année  1 504,  le  lundi 
20  juillet,  je  vins  au  monde  à  la  naissance  du  jour,  dans  la 
cité  d'Arezzo  ,  au  faubourg  dit  dell'  orto  (du  jardin). 

Exilé,  je  naquis  de  parents  honnêtes  ,  florentins,  de  fortune 
médiocre,  penchant  même  vers  la  pauvreté,  mais  chassés  de  leur 
patrie.  Je  ne  fus  jamais  ni  très-riche  ni  très-pauvre.  Telle  est  la 
nature  des  richesses  qu'à  mesure  qu'elles  augmentent  elles  font 
croître  l'avidité  et  la  pauvreté  de  ceux  qui  les  possèdent.  Elles 
n'ont  jamais  pu  me  rendre  pauvre.  Plus  j'ai  possédé  ,  moins  j'ai 
désiré,  et  plus  j'ai  abandonné  ou  perdu ,  plus  ma  tranquillité  a  été 
grande,  tandis  que  ma  cupidité  devenaitmoindre.  Et  jesuisporté 
cl  croire  qu'il  en  eût  été  tout  autrement  si  j'avais  eu  de  grandes 
richesses.  Peut-être  m'eussent-elles  vaincu  comme  tant  d'autres. 

Je  les  ai  hautement  méprisées  ,  non  que  je  n'en  estimasse  le 
prix,  mais  parce  que  j'avais  horreur  des  occupations  et  des 
inquiétudes  qu'elles  entraînent  avec  elles  ;  non  que  je  mécon- 
nusse le  plaisir  qu'il  y  a  à  faire  de  splendides  repas,  mais  parce 
que  la  sobriété  me  rend  plus  heureux  et  plus  tranquille. 

Usant  toujours  d'une  nourriture  simple  et  même  un  peu  gros- 
sière, j'ai  vécu  de  cette  manière  plus  gaiement  que  ne  l'ont 
jamais  fait  tous  les  successeurs  d'Apicius.  Les  banquets,  au  fond 
véritables  ripailles  et  goinfreries,  ennemis  de  la  modestie  et  des 
mœurs  honnêtes,  m'ont  toujours  déplu.  Aussi  ai-je  constam- 
ment estimé  les  invitations  que  l'on  fait  ou  que  l'on  reçoit  pour 
cet  objet ,  la  chose  la  plus  inutile  ,  la  plus  fatigante  et  la  plus 
ennuyeuse.  Au  contraire ,  passer  quelques  heures  à  table  avec 
des  amis  m'a  toujours  semblé  si  doux,  que,  quand  il  en 
venait  chez  moi,  j'en  étais  ravi,  et  je  n'ai  jamais  pris  volontai- 
rement mes  repas  seul. 

Que  les  plaisirs  des  sens  n'aient  eu  aucun  empire  sur  moi , 
c'est  ce  que  je  voudrais  être  en  droit  d'afifirmer;  mais  si  je  par- 
lais ainsi ,  je  mentirais.  Toutefois ,  je  dirai  franchement  que , 


194  REVUE  DE  PARIS. 

lorsque  Tardeur  de  l'âge  et  de  ma  complexion  m'ont  entraîné  ù 
commettre  des  fautes,  mon  esprit  a  toujours  condamné  celte 
bassesse.  Pendant  mon  adolescence  ,  je  supportai  les  chagrins 
d'un  amour  extrêmement  violent,  mais  uni(iue  et  honnête.  J'au- 
rais éprouvé  ces  peines  bien  plus  longtemps,  si  une  mort  bien 
cruelle  sans  doute,  mais  utile,  n'eût  éteint  complètement  un 
feu  qui,  je  dois  le  dire,  commençait  à  devenir  moins  ardent. 
J'aimai  une  dame  dont  l'esprit,  étranger  à  toutes  les  sollicitudes 
terrestres,  n'était  animé  et  sont*  nu  que  par  de  célestes  désirs; 
dont  la  ligure,  s'il  y  a  au  monde  un  point  qui  réfléchisse  la  vérité, 
brillait  des  rayons  de  la  beauté  divine;  dont  la  vie  et  les  mœurs 
étaient  un  modèle  parfait  d'honnêteté  ,  (jue  la  persuasion  de  sa 
voix,  la  puissance  de  son  regard  et  son  noble  maintien,  ren- 
daient sensible  à  tous  les  yeux. 

Laure  apparut  à  mes  yeux  pour  la  première  fois ,  dans  le 
temps  de  mon  adolescence,  l'an  du  Seigneur  1527,  le  sixième 
jour  d'avril ,  vers  le  matin  ,  dans  Téglise  de  Sainte-Claire  h  Avi- 
gnon ;  et  dans  la  même  ville ,  le  6  <iu  même  mois  d'avril ,  et  à 
la  même  heure,  dans  l'année  1548,  cette  lumière  fut  ravie  à 
la  lumière  ,  tandis  que  par  hasard  j'étais  à  Vérone  ,  ignorant, 
hélas!  mon  destin.  Ce  fut  à  Parme  que  je  reçus  cette  malheu- 
reuse nouvelle,  par  les  lettres  de  mon  cher  Louis,  le  19  du 
mois  de  mai  au  matin. 

Son  beau  et  chaste  corps ,  le  jour  même  de  ia  mort ,  fut  trans- 
porté le  soir  dans  un  lieu  préparé  exprès  au  couvent  des  frèrei 
mineurs;  et  son  àme,  je  me  plais  à  le  croire,  est  retournée  au 
ciel ,  sa  patrie,  comme  Sénèque  a  dit  que  tit  celle  de  Scipion 
l'Africain.  J'aimai  les  belles  qualités  de  Lauie  ,  parce  qu'elles  ne 
peuvent  s'éteindre.  Je  n'ai  pas  placé  mes  affections  en  des  avan- 
tages mortels  ,  mais  ,  au  contraire,  j'ai  pris  toute  ma  satisfac- 
tion dans  les  habitudes  de  cette  âme  surhumaine  dont  l'exemple 
sert  à  me  faire  concevoir  comment  vivent  les  habitants  du  ciel. 
—  Rien  de  honteux  ne  s'est  mêlé  à  mon  amour,  et  je  n'aurais 
rien  à  me  reprocher  si  cet  amour  n'eût  pas  été  excessif.  Je  ne 
le  cacherai  même  pas  :  si  peu  que  je  vaille ,  je  ne  suis  devenu 
te!  que  par  cette  dame  ;  je  n'ai  acquis  quelque  célébrité  et  tant 
soit  peu  de  gloire  que  grâce  à  la  noble  affection  de  cette  per- 
sonne qui  a  cultivé  et  fécondé  la  petite  semence  de  talent  et  de 
mérite  dont  j'ai  été  doué.  Oui,  c'est  elle  qui  a  distrait,  qui  a 


REVUE  DE  PARIS.  195 

enlevé  ,  comme  avec  un  harpon .  mon  esprit  de  toutes  les  cho- 
ses viles  et  honteuses  ,  et  l'a  forcé  à  se  fixer  aux  choses  célestes, 
N'est-il  pas  certain  que  l'amour  transforme  les  pensées  et  les 
sentiments  d'un  amant  en  ceux  mêmes  de  la  personne  aimée  ? 
Du  reste  ,  il  ne  se  trouva  jamais  un  médisant ,  si  hardi  qu'il  fût, 
qui  ait  cherché  à  blesser  cette  personne  de  ses  traits;  qui  ait  osé 
faire  la  moindre  observation  ,  non-seulement  sur  ce  qui  se  rap- 
porte à  ses  actions ,  mais  même  sur  ses  paroles.  Ainsi ,  ceux 
qui  n'avaient  rien  laissé  sans  en  médire  respectèrent  cette  dame 
comme  digne  d'admiration  et  comme  un  être  vénérable.  On  ne 
saurait  donc  s'étonner  si  une  réputation  éminente  éveilla  en  moi 
l'amour  de  la  gloire  et  me  fit  supporter  ces  longues  et  dures 
fatigues  auxquelles  il  faut  se  soumettre  pour  l'acquérir.  Aussi, 
pendant  ma  jeunesse,  n'eus-je  d'autre  désir,  d'autre  ambition 
que  de  plaire  à  cette  dame ,  à  elle  seule ,  laquelle  seule  m'a  plu. 
Mais  passons  à  d'autres  choses. 

J'ai  connu  l'orgueil  dans  les  autres ,  mais  non  en  moi  ;  car 
bien  que  j'aie  toujours  été  peu  de  chose ,  je  me  suis  constam- 
ment estimé  moindre  encore  à  mon  jugement.  Ma  colère  m'a  été 
souvent  nuisible  ,  jamais  aux  autres.  Extrêmement  empressé  de 
contracter  des  amitiés  honnêtes ,  je  les  ai  conservées  avec  la 
plus  grande  fidélité.  Mon  esprit  fut  naturellement  dédaigneux; 
mais,  franchement,  je  m'en  glorifie,  puisque,  pour  dire  la  vé- 
rité ,  j'ai  toujours  été  prêt  à  oublier  les  offenses  et  à  ne  jamais 
perdre  la  mémoire  des  bienfaits.  Par  les  relations  que  j'ai  eues 
avec  les  princes,  les  rois  et  les  nobles ,  j'ai  toujours  eu  la  chance 
d'exciter  la  jalousie  de  mes  pareils.  Les  plus  grands  rois  de  mon 
siècle  m'ont  aimé  et  honoré;  pourquoi?  Je  ne  sais.  Qu'eux- 
mêmes  se  le  disent.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  fus  avec  plusieurs 
d'entre  eux  comme  ils  ont  été  à  quelques  égards  avec  moi;  leur 
élévation  ne  m'a  causé  aucun  ennui,  et  j'en  ai  tiré  beaucoup 
d'agrément. 

Apte  à  toute  étude  noble  et  utile ,  mon  intelligence  a  été  plu- 
tôt droite  que  pénétrante,  et  disposée  surtout  à  la  philosophie 
morale  et  à  la  poésie.  Cette  dernière ,  je  l'abandonnai  dans  le 
cours  de  ma  vie,  pour  cultiver  les  lettres  sacrées  qui  me  pré- 
sentèrent un  charme  et  une  douceur  que  je  n'avais  jamais  trou- 
vés dans  l'étude  des  lettres  profanes  dont  je  ne  m'occupai  bientôt 
que  comme  d'un  simple  ornement.  Dans  la  plupart  de  mes  tra- 


196  REVUE  DE  PARIS. 

vaux ,  je  m'attachai  particulièrement  à  la  connaissance  de  l'an- 
tiquité ;  parce  que  mon  siècle  m'a  toujours  déplu  :  à  ce  point 
même  que,  si  l'amour  que  je  porte  aux  miens  n'eût  pas  fait 
naître  en  moi  une  volonté  contraire  à  mon  instinct,  j'aurais 
préféré  d'être  né  en  tout  autre  temps  que  dans  le  nôtre.  Celui- 
ci,  je  voudrais  l'oublier,  afin  de  vivre  au  moins  en  esprit  dans 
d'autres  siècles.  Cependant  je  pris  un  plaisir  extrême  à  lire  les 
historiens  ,  quoique  j'éprouvasse  souvent  de  la  contrariété  en  ne 
les  trouvant  pas  d'accord  entre  eux;  mais,  au  milieu  de  mes 
doutes,  je  m'en  tins  à  l'opinion  qui  me  paraissait  résulter  né- 
cessairement de  la  vraisemblance  des  faits  et  de  l'autorité  des 
écrivains. 

Quelques-uns  ont  dit  que  ma  parole  avait  de  la  clarté  et  de  la 
puissance,  quoiqu'elle  m'ait  toujours  paru  faible  et  obscure.  Ce 
qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  que  je  n'ai  jamais  fait  ni  aucun  effort 
ni  aucune  étude  pour  paraître  éloquent  dans  les  conversations 
que  je  tenais  avec  mes  amis  ou  mes  familiers;  et  j'ai  toujours 
été  étonné  que  César  Auguste  ait  pris  cette  précaution.  Cepen- 
dant ,  lorsqu'elle  me  paraissait  devenir  indispensable  à  cause  de 
l'importance  du  sujet,  du  lieu  ou  de  l'auditeur,  je  ne  négligeais 
pas  de  la  prendre,  et  je  laisse  à  juger,  à  ceux  devant  qui  j'ai 
eu  l'occasion  de  parler,  si  j'ai  atteint  le  but  que  je  me  pro- 
posais. 

Maintenant  je  dirai  comment  la  fortune  ou  ma  volonté  ont 
distribué  mon  temps.  C'est  à  Arezzo,  oi^i,  comme  je  l'ai  déjà  dit, 
je  suis  né,  que  je  passai  la  première  année  de  ma  vie.  Pendant 
les  six  années  suivantes  ,  je  vécus  à  Ancise ,  dans  la  maison  de 
campagne  de  mon  père,  à  quatorze  milles  au-dessus  de  Florence, 
lorsque  ma  mère  fut  rappelée  d'exil.  La  huitième  année ,  je  fus 
à  Pise  ;  la  neuvième  et  les  suivantes  ,  je  les  passai  dans  la  Gaule 
transalpine ,  à  Avignon  ,  sur  la  rive  gauche  du  Rhône.  Là ,  près 
des  rives  de  ce  fleuve  où  le  vent  soufHe  toujours  si  fort,  je  pas- 
sai mon  enfance  sous  la  tutelle  de  mes  parents,  et  toute  mon 
adolescence  sous  l'empire  de  mes  vanités,  non  cependant  sans 
changer  souvent  d'habitudes;  car,  vers  ce  temps,  je  demeurai 
quatre  années  à  Carpentras  ,  petite  ville  peu  éloignée  d'Avignon 
vers  l'orient.  Dans  ces  deux  villes  j'appris  successivement  quel- 
que peu  de  grammaire,  de  dialectique  et  de  rhétorique,  autant 
enfin  qu'on  le  peut  faire  à  l'âge  que  j'avais  et  dans  des  écoles , 


REVUE  DE  PARIS.  i97 

ce  dont  tout  lecteur  pourra  juger.  J'allai  ensuite  à  Montpellier 
pour  étudier  les  lois  ,  et  j'y  demeurai  quatre  autres  années  ;  de 
là  à  Bologne ,  où  je  demeurai  trois  ans  et  où  j'entendis  professer 
tout  le  droit  civil,  science  dans  laquelle  j'aurais  pu  faire  des 
progrès ,  à  ce  que  Ton  dit ,  si  j'en  eusse  continué  Tétude.  Mais 
je  l'abandonnai  du  moment  que  je  ne  fus  plus  soumis  à  l'auto- 
rité de  mes  parents;  non  que  l'importance  et  l'autorité  des  lois 
ne  me  parussent  pas  dignes  d'attention ,  et  que  d'ailleurs  ce 
genre  d'étude  ne  me  ramenât  pas  naturellement  à  celle  de  l'an- 
tiquifé  romaine  qui  a  tant  d'attrait  pour  moi,  mais  parce  que 
l'usage  que  Ton  fait  communément  des  lois  est  trop  souvent 
détourné  de  son  véritable  objet  par  la  méchanceté  des  hommes. 
Aussi  ne  voulus-je  pas  continuer  une  étude  dont  j'étais  décidé  à 
ne  pas  tirer  malhonnêtement  parti ,  qui  dès  lors  eût  été  stérile 
pour  moi ,  et  qui ,  enfin ,  eût  fait  prendre  mon  intégrité  pour  de 
l'ignorance  ou  de  la  niaiserie. 

J'avais  atteint  ma  vingt-deuxième  année  lorsque  je  retournai 
dans  ma  patrie  ,  je  veux  dire  Avignon  où  j'avais  demeuré  pen- 
dant notre  exil  depuis  mon  enfance  ,  car  l'habitude  devient  peu 
à  peu  une  seconde  nature.  Je  commençai  donc  à  m'y  faire  con- 
naître ,  et  je  fus  recherché  de  plusieurs  grands  personnages.  Il 
me  serait  difficile  d'en  assigner  la  cause  et ,  aujourd'hui ,  je  suis 
étonné  de  cette  distinction;  mais,  dans  ce  temps,  je  n'en  fus 
nullement  surpris ,  parce  que ,  comme  tous  les  jeunes  gens ,  je 
me  croyais  digne  de  tous  les  honneurs. 

Je  fus  recherché  d'abord  par  l'illustre  et  noble  famille  des 
Colonne  qui  fréquentait ,  ou  pour  mieux  dire  ,  qui  donnait  alors 
du  lustre  à  la  cour  romaine,  et  enfin  par  Jacques  Colonne, 
évêque  de  Lombes ,  homme  incomparable  ,  puisque  je  n'ai  jamais 
vu  ni  ne  verrai  jamais  sans  doute  d'homme  qui  approche  de  son 
mérite.  Conduit  par  lui  en  Gascogne,  aux  pieds  des  monts  Pyré- 
nées, je  passai  gaiement ,  avec  ce  patron  et  ses  amis,  un  été  que 
l'on  peut  dire  du  paradis.  Aussi  le  souvenir  de  ce  temps  me 
fait-il  toujours  soupirer.  De  là  je  revins  à  Avignon  où  je  restai 
plusieurs  années  avec  le  cardinal  Jean  Colonne,  frère  de  Jacques, 
non  pas  comme  sous  un  maître ,  mais  comme  avec  un  père , 
comme  si  nous  eussions  été  frères ,  comme  si  j'eusse  demeuré 
dans  ma  propre  maison. 
Vers  ce  temps,  mon  impatience  juvénile  m'entraîna  à  voyager 
3  17 


198  REVUE  DE  PARIS. 

en  France  et  en  Allemacne  ;  et  bien  que  je  misse  en  avant  de 
beaux  prétextes,  afin  d'obtenir  l'approbation  de  mes  parents, 
cependant  la  seule  et  véritable  cause  de  mon  départ ,  fut  le  désir 
immense  de  voir  beaucoup  de  choses.  Quoi  qu'il  en  soit ,  j'ob- 
servai avec  la  plus  grande  attention  les  mœurs  différentes  des 
hommes  ,  et  je  pris  un  plaisir  extrême  à  voir  des  pays  nouveaux, 
comparant  avec  le  plus  grand  soin  tout  ce  que  je  voyais  chez 
les  étrangers  avec  ce  qui  existe  chez  nous.  Quoique  j'aie  eu  l'oc- 
casion d'admirer  une  grande  quantité  de  fort  belles  choses,  je 
dois  dire  cependant  que  jamais  aucune  d'elles  ne  m'a  fait  rougir 
d'être  né  sur  la  terre  d'Italie.  Bien  plus ,  j'avouerai  que  plus  je 
me  suis  éloigné  dans  mes  voyages ,  et  plus  j'ai  senti  s'accroître 
l'admiration  que  j'ai  pour  mon  pays. 

Je  vis  d'abord  Paris  ,  et  je  pris  plaisir  à  rechercher  ce  qu'il 
pouvait  y  avoir  de  vrai  ou  de  fabuleux  dans  ce  que  l'on  en  rap- 
porte. Je  visitai  cette  cité  qui,  bien  qu'inférieure  à  sa  réputa- 
tion, qu'elle  doit  en  grande  partie  aux  vanteries  de  ses  habitants, 
est,  sans  aucun  doute ,  une  grande  chose;  où  l'on  voyait  alors 
des  armées  d'écoliers  ;  dans  laquelle  il  régnait  une  grande  fer- 
veur pour  l'étude  ;  qui  était  remarquable  par  la  richesse  de  ses 
citoyens ,  et  où  tout  le  monde  paraissait  gai ,  mais  dans  laquelle 
maintenant  on  rencontre  plus  de  gens  prêts  à  guerroyer  qu'à 
soutenir  des  thèses,  plus  d'arsenaux  que  de  dépôts  de  livres, 
plus  de  sentinelles  et  d'instruments  de  guerre  que  de  faiseurs  de 
syllogismes  ;  où  enfin  il  régnait  une  tranquilité  complète  lorsque 
je  m'y  trouvai ,  et  qui  maintenant  est  environnée  de  dangers. 
Qui  aurait  deviné  alors  que  l'invincible  roi  des  Français  (  le  roi 
Jean)  aurait  été  vaincu  ,  jeté  en  prison  ,  et  qu'il  faudrait  payer 
des  sommes  énormes  pour  sa  raçon?  Revenu  de  ce  pays,  je  me 
dirigeai  vers  Rome,  que  je  désirais  visiter  depuis  mon  enfance. 
Là,  Etienne  Colonne,  le  père  magnanime  de  cette  noble  famille, 
me  reçut  de  manière  à  faire  croire  que  j'étais  l'un  de  ses  fils.  Cette 
affection ,  il  me  la  montra  pendant  tout  le  temps  de  sa  vie  et  au 
même  degré  ;  aussi  le  souvenir  que  j'en  conserve  durera-t-il  tant 
que  je  vivrai.  Toutefois,  je  quittai  encore  Rome,  poursuivi  par  ce 
même  ennui  naturel  que  me  font  éprouver  toutes  les  grandes  cités. 

Je  cherchais  donc  un  lieu  caché  où  je  pusse  me  retirer  comme 
dans  un  port ,  quand  je  trouvai  une  petite  vallée  fermée  (  Fal- 
chiusa,  Vaucluse),  bien  solitaire ,  distante  de  quinze  milles 


REVUE  DE  PARIS.  199 

d'Avignon ,  d'où  naît  la  source  de  la  Sorga,  reine  de  toutes  les 
sources.  Séduit  par  raménité  de  ce  lieu ,  j'y  transportai  mes 
petits  livres  et  m'y  établis.  C'est  là  que  j'ai  composé  mes  poésies 
en  langue  vulgaire  (italien) ,  vers  oii  j'ai  peint  les  chagrins  de 
ma  jeunesse,  vers  que  je  rougis  et  me  repens  aujourd'hui  d'avoir 
faits,  quoiqu'ils  plaisent  tant,  comme  on  sait,  à  ceux  qui 
éprouvent  les  mêmes  peines  que  j'ai  ressenties. 

Il  y  en  aurait  long  à  dire  pour  raconter  tout  ce  que  j'ai  fait 
dans  cette  vallée  pendant  tant  d'années  que  je  l'ai  habitée  !  En 
voici  le  compte  sommaire.  Presque  tous  les  opuscules  que  j'ai 
achevés  ont  été  écrits  ou  au  moins  pensés  là,  et  le  nombre  en 
est  si  grand,  que  ceux  qui  me  restent  à  achever  me  donnent 
encore  aujourd'hui  un  grand  travail  ;  car  mon  esprit,  ainsi  que 
mon  corps  ,  ont  toujours  eu  plus  d'habileté  que  de  force,  A  Vau- 
cluse ,  l'aspect  seul  des  lieux  m'a ,  en  quelque  sorte ,  forcé  d'é- 
crire des  vers  bucoliques,  de  traiter  des  sujets  champêtres.  J'y 
ai  écrit  aussi  deux  livres  de  la  Vie  solitaire,  adressés  à  Phi- 
lippe ,  homme  toujours  grand  ,  évêque  de  Gavaillon  alors ,  et 
maintenant  évêque  de  la  Sabine  et  cardinal,  le  seul  de  tous  les 
seigneurs  qui  ont  pris  intérêt  à  moi  qui  vive  encore ,  lui  qui 
m'a  aimé  et  qui  m'aime  comme  un  frère. 

Un  vendredi  de  la  grande  semaine,  comme  je  me  promenais 
au  milieu  des  montagnes,  l'idée  se  forma  tout  à  coup  dans  mon 
esprit  d'écrire  en  vers  héroïques  la  vie  de  Scipion  l'Africain, 
dont  le  nom  me  fut  cher  dès  ma  jeunesse,  et  qui  n'a  pas  cessé 
d'exciter  mon  admiration.  Je  me  mis  d'abord  à  composer  avec 
une  impétuosité  sans  égale;  mais  bientôt  une  fouie  desoins 
et  dïnquiétudes  me  forcèrent  d'interrompre  souvent  ce  travail. 
Je  donnai  pour  titre  à  ce  livre  :  l'Afrique,  à  ce  livre  qui,  pour 
sa  mauvaise  ou  sa  bonne  destinée  ,  ce  que  je  ne  sais  ,  a  été 
vanté  excessivement  par  beaucoup  de  personnes  avant  d'avoir 
été  connu. 

Chose  singulière  !  pendant  mon  séjour  à  Vaucluse ,  je  reçus, 
dans  le  même  jour,  des  lettres  du  sénat  de  Rome  et  du  chance- 
lier des  études  de  Paris  ,  par  lesquelles  on  me  sollicitait  à  l'envl 
de  venir  dans  ces  deux  villes  ,  pour  y  recevoir  le  laurier  poéti- 
que. J'étais  jeune  alors  ,  et  à  la  réception  de  ces  lettres,  je  me 
jugeai  digne  de  l'honneur  que  Ton  me  faisait,  puisqu'il  m'était 
offert  par  des  homme  d'un  si  grand  poids.  Faisant  donc  mojps 


200  REVUE  DE  PARIS. 

attention  à  ce  que  pouvait  réellement  valoir  mon  mérite  qu'au 
jugement  que  les  autres  en  portaient  ;  je  ne  m'occupai  qu'à 
peser  en  dedans  de  moi-même  à  laquelle  des  deux  offres  venues 
de  Rome  ou  de  Paris  ,  je  devais  prêter  l'oreille. 

Dans  cette  incertitude ,  j'écrivis  au  cardinal  Jean  Colonne 
pour  lui  demander  conseil.  La  distance  qui  nous  séparait  était 
si  petite,  que,  lui  ayant  écrit  le  soir ,  je  reçus  sa  réponse  le  len- 
demain vers  la  troisième  heure.  Je  me  conformai  à  ses  avis  et 
résolus  de  me  décider  en  faveur  de  Rome,  à  cause  de  la  prépon- 
dérance qu'a  cette  grande  cité  sur  toutes  les  autres.  Il  y  a  deux 
lettres  de  moi ,  écrites  à  Jean  Colonne ,  où  je  lui  fais  part  de 
l'approbation  que  j'ai  donnée  à  son  conseil. 

Je  partis  donc,  et  bien  que,  comme  tous  les  jeunes  gens,  je 
fusse  un  juge  plus  qu'indulgent  de  mes  propres  ouvrages,  cepen- 
dant j'éprouvai  quelque  honte  à  me  croire  digne  de  l'honneur 
que  Ton  m'offrait,  puisque  je  n'avais  pas  la  force  de  résister  aux 
instances  de  ceux  qui  m'en  avaient  jugé  digne. 

J'allai  d'abord  à  ISapIes  où  je  vis  Robert ,  grand  roi  et  grand 
philosophe,  aussi  illustre  par  l'art  de  gouverner  que  par  les  let- 
tres, et  qui  eut  seul,  parmi  les  personnes  de  son  rang,  l'avan- 
tage dans  notre  siècle  d'aimer  la  science  et  le  talent.  Je  me  pré- 
sentai donc  à  lui,  afin  qu'il  jugeât  de  mon  mérite.  Je  ne  sau- 
rais dire  à  quel  point  je  fus  étonné  de  la  réception  gracieuse  que 
j'en  reçus,  et  toi-même  lecteur,  si  tu  en  avais  été  témoin  ,  tu  en 
serais  demeuré  surpris.  Lorsque  je  lui  eus  fait  connaître  la 
cause  de  mon  arrivée  vers  lui,  il  en  montra  une  très-grande 
joie,  séduit  d'abord  parla  confiance  que  m'inspirait  ma  jeunesse 
et  réfléchissant  peut-être  que  l'honneur  auquel  j'allais  être  élevé 
rejaillirait  en  grande  partie  sur  lui ,  puisque  j'avais  eu  l'idée  de 
le  choisir  parmi  tous  les  autres  hommes  pour  mon  seul  juge 
compétent.  Que  dirai-je  de  plus  ?  Après  avoir  conversé  ensemble 
sur  une  foule  de  sujets  variés ,  je  lui  montrai  mon  poëme  de 
VJfrique  qui  parut  lui  plaire  à  ce  point ,  qu'il  me  demanda 
comme  une  faveur  que  je  lui  en  fisse  la  dédicace ,  ce  que  je  ne 
pouvais  ni  ne  voulais  lui  refuser.  Quand  j'eus  largement  exposé 
toutes  les  raisons  qui  m'avaient  décidé  à  me  présenter  à  lui,  il 
m'assigna  un  jour  pour  commencer  l'examen.  En  cette  occasion 
il  me  tint  depuis  midi  jusqu'au  soir,  et  comme  la  matière  deve- 
nait toujours  plus  importante ,  il  continua  de  même  pendant 


REVUE  DE  PARIS.  201 

trois  jours  à  mettre  mon  peu  de  savoir  à  l'épreuve.  Enfin  Ro- 
bert me  déclara  digne  du  laurier.  Il  offrit  même  de  me  donner 
la  couronne  à  Napies  en  employant  jusqu'aux  prière  pour  me 
décider  à  la  recevoir  dans  cette  ville. 

Mais  l'amour  de  Rome  contre-balança  dans  mon  cœur  les  in- 
stances que  me  fit  ce  grand  et  vénérable  roi.  Ce  prince,  voyant 
que  ma  volonté  était  inflexible,  me  donna  alors  des  lettres  et 
me  fit  accompagner  par  des  envoyés  chargés  de  faire  savoir  par 
acte  public  ,  au  sénat  romain ,  le  jugement  favorable  qu'il  avait 
porté  de  moi,  jugement  confirmé  à  cette  époque  par  beaucoup 
d'autres  et  principalement  par  moi ,  mais  que  je  suis  bien  loin 
d'approuver  aujourd'hui  ;  car  je  pense  qu'alors  ma  jeunesse  , 
et  l'affection  que  le  roi  me  portait,  influèrent  plus  sur  sa  déci- 
sion que  l'amour  de  la  vérité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'allai  à  Rome,  et  tout  indigne  de  l'honneur 
qui  m'y  attendait,  et  quoique  peu  exercé  encore  dans  les  ques- 
tions scolastiques ,  fort  du  jugement  de  Robert  à  mon  égard ,  et 
joyeux  au  delà  de  tout  ce  que  l'on  peut  croire,  j  e  reçus  le  laurier 
poétique  de  tous  les  Romains  qui  purent  assister  à  la  fête  solen- 
nelle préparée  à  cette  occasion.  A  ce  sujet,  il  y  a  plusieurs  lettres 
que  j'ai  écrites  soit  en  prose ,  soit  en  vers.  Au  résuUat,  cette 
couronne  n'augmenta  pas  ma  science  ,  mais  accrut  le  nombre 
de  mes  envieux. 

De  Rome,  je  me  mis  enroule  pour  Parme,  oi!i,  grâce  à  la 
bienveillance  des  libéraux  seigneurs  deCorrége,je  demeurai 
quelque  temps.  Mais,  malgré  l'agrément  de  ce  séjour  ,  je  ne 
perdis  pas  la  mémoire  de  l'honneur  poétique  que  j'avais  reçu 
et  pris  à  cœur  de  prouver  que  je  n'en  étais  pas  indigne. 

Un  jour  qu'en  me  promenant  je  gravissais  les  montagnes, 
après  avoir  dépassé  le  fleuve  Enza,  j'entrai  d  ns  le  comté  de 
Reggio;  là,  je  trouvai  une  forêt  que  l'on  app  lie  Piana.  Ravi 
par  la  beauté  de  ce  lieu  ,  je  repensai  à  mon  Afrique ,  poëme 
interrompu  ;  et,  sentant  mon  ardeur  poétique ,  si  longtemps 
assoupie  ,  se  réveiller  tout  à  coup,  je  composai  sur-le-champ 
un  certain  nombre  de  vers.  Les  jours  suivants  je  fis  de  même, 
jusqu'à  ce  qu'étant  retourné  à  Parme,  oiî  je  trouvai  une  maison 
isolée  et  commode  que  j'achetai  et  que  je  possède  encore,  j'y 
achevai ,  en  assez  peu  de  temps  et  avec  une  ardeur  extraordi- 
naire ,  le  grand  ouvrage  de  M  Afrique. 

17. 


202  REVUE  DE  PARIS. 

Après  ce  travail,  je  relournai  vers  la  source  de  la  Sorga,  dans 
ma  solitude  au  delà  des  Alpes.  Puis  je  demeurai  ensuite  à  Parme, 
à  Vérone  et  à  Milan,  lieux  oij,  grâce  au  ciel  !  je  fus  reçu  beau- 
coup mieux  que  je  ne  le  méritais  réellement.  Enfin  ,  après  plu- 
sieurs années ,  la  renommée  ayant  publié  mon  nom  de  tous 
côtés,  j'acquis  la  bienveillance  de  Jacques  de  Carrare  le  jeune, 
homme  excellent  et  qui  à  mon  avis,  n'a  pas  eu  son  égal  dans  ce 
siècle.  Pendant  le  temps  que  je  passai  au  delà  des  Alpes  ,  ou 
quand  j'étais  en  Italie ,  ce  prince  ne  cessa  pas  de  me  prier,  par 
lettres  ou  par  des  messagers ,  de  prendre  en  considération  son 
amitié,  et  il  renouvela  tellement  ses  instances  que,  sans  conce- 
voir d'espérances  trop  flatteuses,  je  résolus  de  me  rendre  auprès 
de  lui  et  de  m'assurer,  par  ce  moyen ,  de  ce  que  Ton  pouvait 
attendre  des  protestations  amicales  d'un  homme  si  éminent,  mais 
que  je  ne  connaissais  pas  bien  encore. 

Dans  les  dernières  années  de  ma  vie  j'allai  donc  à  Padoue  où 
je  fus  reçu  par  ce  seigneur  illustre  ,  non-seulement  avec  la  plus 
exquise  politesse,  mais  d'une  manière  que  l'on  peut  juger  être 
celle  avec  laquelle  les  âmes  des  bienheureux  sont  reçues  dans 
le  ciel.  Parmi  toutes  les  attentions  qu'il  eut  pour  moi ,  sachant 
que  depuis  l'enfance  j'avais  suivi  la  carrière  cléricale  ,  il  fit  si 
bien  que  je  fus  élu  chanoine  de  Padoue,  voulant  m'attacher 
ainsi  plus  étroitement  à  lui  et  à  son  pays.  Je  pense  que,  si  sa 
vie  se  fût  prolongée,  j'aurais  mis  un  terme  à  mes  déplacements 
continuels  et  à  mes  voyages.  Mais,  hélas  !  rien  ici-bas  n'est  du- 
rable, et  à  peine  quelque  chose  de  doux  se  fait-il  sentir,  qu'il  se 
change  presque  aussitôt  en  amertume!  Deux  années  étaient  à 
peine  écoulées  depuis  que  j'étais  près  de  Carrare,  que  Dieu 
l'enleva  à  moi ,  à  la  pairie  et  au  monde.  Mais  si  l'amitié  ne 
m'aveugle  ,  la  patrie,  le  monde  et  moi-même,  nous  n'étions  pas 
dignes  de  lui. 

Quoiqu'il  eùl  laissé  un  fils,  homme  plein  de  prudence,  et  qui 
continua,  envers  moi,  l'amitié  de  son  père,  cependant,  après  la 
perte  de  ce  dernier,  qui  me  convenait  en  tous  points,  mais  par- 
ticulièrement par  le  rapport  de  nos  âges,  ne  sachant  que  faire 
et  où  me  fixer,  je  retournai  dans  les  Gaules.  Je  pris  ce  parti, 
non  pour  revoir  des  choses  que  j'avais  vues  mille  et  mille  fois , 
mais  par  le  seul  désir  d'alléger  mesennuis,  car  j'étais  comme  les 
malades  qui  aspirent  toujours  à  changer  de  placeet  de  position. 


REVUE  DE  PARIS.  20Ô 

Cependant  je  finis  par  retourner  à  Padoue.  Mais,  par  l'effet  de 
Tà^e  ou  à  cause  de  mes  péchés ,  ou  enfin  ,  comme  je  le  crois  , 
par  Tune  et  l'autre  raison  ,  je  fus  malade  pendant  trois  ans  en- 
tiers. La  fièvre,  que  j'avais  eue  déjà  plusieurs  fois,  s'empara  un 
jour  complètement  de  moi  et  avec  violence.  Aussitôt  je  fus  en- 
touré de  médecins  ;  les  uns  appelés  par  le  fils  de  Jacques  Carrare, 
les  autres  attirés  par  l'amitié  qu'ils  me  portaient.  Après  toutes 
les  questions  d'usage,  ils  finirent  par  décider  que  je  mourrais 
vers  le  milieu  de  la  nuit  suivante.  Or  les  premières  heures  de 
cette  nuit  étaient  entamées;  ainsi  vous  pouvez  juger  du  peu 
de  temps  qu'il  m'eût  resté  à  vivre,  si  les  prévisions  de  nos  Hippo 
crates  se  fussent  réalisées.  Mais  chaque  jour  je  me  confirme 
dans  l'opinion  que  j'ai  toujours  eue  des  médecins.  Ils  ajoutèrent 
donc  à  leur  sentence  que  l'unique  moyen  qu'il  y  eiît  de  prolon- 
ger quelque  peu  ma  vie,  était  de  faire  en  sorte  que  je  ne  prisse 
pas  de  sommeil,  ajoutant  qu'en  m'empèchant  d'y  céder,  je  pour- 
rais aller  jusqu'au  lendemain  matin.  Notez  bien  que  me  priver 
de  sommeil  en  cette  occasion,  c'était  me  donner  la  mort.  Grâce 
au  ciel,  les  médecins  ne  furent  pas  obéis,  car  je  priai  mes  amis 
et  recommandai  expressément  aux  serviteurs  de  ne  rien  me 
faire  de  ce  qu'ils  avaient  recommandé,  allant  même  jusqu'à  dire 
que,  s'ils  prescrivaient  une  chose  ,  on  eût  soin  de  faire  le  con- 
traire. Par  suite  de  cette  précaution  ,  je  passai  la  nuit  dans  le 
sommeil  le  plus  doux,  le  plus  profond,  et  ressemblant,  on  ne 
peut  davantage  ,  comme  dit  Virgile,  à  la  tranquille  mort.  Que 
vous  dirai  je  de  plus?  Le  lendemain  malin,  les  médecins,  arri- 
vant sans  doute  pour  assister  à  mes  funérailles,  me  trouvèrent 
écrivant ,  moi  qui  devais  être  mort  à  minuit  !  Étonnés  de  me 
voir  ainsi ,  il  ne  leur  resta  rien  à  dire ,  si  ce  n'est  que  j'étais  un 
homme  surnaturel. 

Telles  furent  les  vicissitudes  que  j'éprouvai  en  cette  occasion, 
et,  bien  qu'assez  souvent  je  paraisse  bien  portant,  je  m'estime 
cependant  toujours  malade.  Comment  pourrait-on  expliquer 
autrement  l'apparition  subite  et  le  renouvellement  des  fièvres 
q!ii  s'emparent  de  moi?  Après  tout,  qu'importait  que  je  fusse 
mort  dans  cette  nuit  ou  que  ma  mort  fût  remise  à  un  autre 
moment?  Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  que  je  m'achemine  plus 
ou  moins  promptement  vers  la  mort ,  et  qu'en  définitive,  ce  n'est 
pas  un  grand  malheur  que  la  chute  pour  celui  qui  est  destiné 


204  REVUE  DE  PARIS. 

à  tomber,  de  même  que  c'est  une  satisfaction  bien  douteuse  que 
de  se  relever  d'un  faux  pas,  quand  il  est  de  toute  impossibilité 
d'éviter  que  Ton  tombe. 

En  somme  voici  mon  sentiment  pour  ce  qui  me  touche  :  il  ne 
me  reste  plus  à  préparer  et  à  désirer  qu'une  bonne  fin,  car  il  est 
temps  d'y  penser.  Voulant  donc  m'éloigner  le  moins  possible  de 
mon  bénéfice ,  j'ai  fait  bâtir  sur  une  des  collines  Euganéennes, 
à  dix  milles  de  la  ville  de  Padoue ,  une  maison  petite,  mais 
agréable  et  commode ,  entourée  d'oliviers  et  de  vignes  abon- 
dantes, qui  suffisent  pour  entretenir  convenablement  moi  et 
ceux  qui  composent  ma  maison.  C'est  là  que  je  passe  mainte- 
nant ma  vie;  et  quoique  infirme  de  corps,  ainsi  que  je  l'ai  dit, 
cependant  tranquille  d'esprit,  sans  inquiétude,  sans  désir  de 
changement,  mais  lisant  et  écrivant  presque  toujours,  je  loue 
Dieu  et  le  remercie  des  biens  et  même  des  maux  qu'il  m'envoie, 
lesquels,  si  je  ne  me  trompe,  ne  doivent  pas  être  considérés 
comme  des  supplices,  mais  comme  des  épreuves  continuelles. 
C'est  avec  ces  dispositions  que  je  prie  le  Christ,  afin  qu'il  m'ac- 
corde de  bien  terminer  ma  vie,  qu'il  m'enveloppe  de  sa  miséri- 
corde, qu'il  me  pardonne  et  qu'il  oublie  les  péchés  que  j'ai  com- 
mis dans  ma  jeunesse.  Aussi,  dans  la  solitude  où  je  vis,  n'est-il 
pas  de  paroles  que  mes  lèvres  répèlent  avec  plus  de  componction 
que  ce  verset  des  psaumes  :  «  Delicta  j'uventutis  meœ,  et 
ignorantias  me  as  ne  memineris  !  »  Je  prie  donc  Dieu  avec 
toute  reiîusion  de  mon  cœur,  qu'il  lui  plaise  de  mettre  un  frein 
à  mes  pensées  si  longtemps  variables  et  extravagantes,  et  de  les 
réunir,  afin  qu'elles  s'appliquent  uniquement  à  lui,  le  seul  bien 
qui  soit  certain  et  immeuble.  » 

C'est  dans  ces  sentiments  qu'était  Pétrarque  ,  lorsqu'il  fut  sur- 
pris inopinément  par  la  mort  le  18  juillet  1374  ,  dans  sa  maison 
d'Arqua ,  près  de  Padoue  ,  où  se  trouve  son  tombeau. 

Rien  ne  serait  plus  facile  que  de  puiser  encore  dans  les  œu- 
vres latines  de  Pétrarque,  tant  en  prose  qu'en  vers,  une  foule 
de  faits  ,  de  documents  et  de  traits  relatifs  à  sa  vie,  que  I'or 
pourrait  joindre  à  l'excellent  choix  qu'offre  déjà  le  travail  de 
M.  A.  Marsand.  Mais  il  était  plus  difficile ,  en  restant  dans  de 
justes  limites ,  d'en  composer  un  ensemble  clair,  bien  suivi  et 
complet.  C'est  ce  qu'a  fait  le  savant  professeur  ,  dont  le  travail 


REVUE  DE  PARIS.  205 

m'a  facilité  le  moyen  ,  après  avoir  fait  ressortir  rélévation  et  la 
gravité  de  l'esprit  du  chantre  de  Laure  ,  de  le  faire  connaître  tel 
qu'il  était  encore ,  comme  un  homme  dont  le  cœur  fut  passionné, 
il  est  vrai ,  mais  qui  fit  de  constants  efforts  pendant  tout  le  cours 
de  sa  vie,  pour  se  régler  d'après  les  immuables  lois  de  la  mo- 
rale philosophique  et  religieuse. 

E.-J.  Deléclcze. 


POETES  SUEDOIS 


DE  Ii*É€OIii:  IVOUVELIiE* 


Michel  Franzen  est  né  à  Uleaborg  en  Finlande ,  le  9  fé- 
vrier 1772.  Il  étudia  à  l'université  d'Abo  ,  y  prit  ses  grades  et  y 
devint  professeur.  Puis  il  ramassa  ce  qu'il  possédait  et  fit  un 
voyage  en  Danemark  ,  en  Allemagne  ,  en  France.  C'était  à  l'é- 
poque où  le  terrorisme  expirait  avec  Robespierre,  oïl  la  révo- 
lution de  1793  sortait  comme  une  bacchante  de  son  rêve  effréné, 
et  tâchait  d'effacer  quelques-unes  des  taches  de  sang  qui  cou- 
vraientsa  poitrine.  L'enfant  du  Nord  ne  vit  que  le  glaive  de  fer 
qu'elle  avait  donné  à  ses  soldats  et  l'auréole  victorieuse  qui  lui 
parait  le  front.  Il  la  solua  et  la  chanta.  KIopstock  l'avait  chan- 
tée aussi ,  et  Schiller  ,  et  les  poètes  d'Angleterre  ,  et  ceux  de  Da- 
nemark. Mais  leur  enthousiasme  avait  été  étouffé  par  des  cris  de 
deuil ,  et  celui  du  jeune  Finlandais  commençait  seulement  à  s'é- 
veiller. Avec  sa  douce  et  fraîche  imagination ,  il  ne  pouvait 
saisir  que  les  pensées  généreuses  jetées  à  travers  ce  grand 
drame  de  tout  un  siècle  ,  de  tout  un  peuple,  et  les  paillettes 
d'or  étincelant  çà  et  là  sur  le  sang  ou  sur  la  fange.  S'il  avait  été 
à  Paris  le  jour  oij  la  fatale  charrette  emmenait  à  l'échafaud  l'au- 
teur de  la  Jeune  Captive,  peut-être  n'aurait-il  vu  ni  la  char- 
rette ,  ni  l'éthafaud  ;  il  aurait  suivi  avec  une  sympathie  de  frère 
cette  âme  de  poêle  «}ui  chantait  un  chant  de  cygne,  et  recueilli 
dans  un  pieux  silence  les  derniers  sons  de  cette  iyi^  charmante. 


REVUE  DK  PARIS.  207 

II  y  a  des  êlres  qui  sont  venus  au  monde  avec  celte  égide  mer- 
veilleuse qui  leur  cache  tout  ce  qu'ils  rougiraient  de  voir,  des 
hommes  qui  passent  au  milieu  des  autres,  renfermés  dans  un 
trésor  de  bonnes  pensées ,  comme  la  chrysalide  dans  un  flocon 
de  soie.  Franzen  est  un  de  ces  hommes.  Ceux  qui  le  connaissent 
ne  se  lassent  pas  de  vanter  l'innocence  de  son  âme,  la  douceur 
de  son  caractère.  C'est  un  ange ,  me  disait  à  Stockholm  un 
écrivain  suédois  qui  l'avait  étudié  d'assez  près  pour  pouvoir  le 
juger. 

De  retour  en  Finlande  ,  Franzen  se  fit  prêtre.  Il  passa  par 
plusieurs  presbytères  ,  prit  le  grade  de  docteur  en  théologie  ,  et 
fut  élu  en  1851  évéque  de  Hernœsand.  Il  occupe  l'évèché  le 
plus  reculé  au  nord  de  la  Suède.  Là  sont  les  tribus  nomades  de 
Lapons  et  les  pauvres  églises  situées  quelquefois  à  trente  lieues 
de  distance  l'une  de  l'autre.  Malgré  son  grand  âge ,  il  visite  en- 
core ,  quand  il  le  faut,  ses  paroisses  .  il  traverse  les  montagnes 
arides  et  les  champs  de  neige  pour  s'en  aller  fonder  une  école  , 
ou  consacrer  une  chapelle.  11  a  été  fidèle  à  sa  vocation  de  prêtre 
comme  à  sa  vocation  de  poète.  Il  a  prié  et  il  a  chanté.  Heu^ 
reux  celui  dont  l'hisloire  se  résume  dans  ces  deux  pensées ,  celui 
dont  le  cœur  a  été  assez  fort  pour  soutenir  ce  double  sacerdoce 
du  ciel  et  de  la  terre,  et  qui  porte  entre  ses  mains  la  lyre  qui 
console  et  la  croix  qui  bénit. 

L'histoire  des  œuvres  de  Franzen  est  aussi  simple  que  celle  de 
sa  vie.  Ce  n'est  pas  un  poète  de  génie ,  si  l'on  ne  veut  donner  au 
génie  que  les  ailes  de  l'aigle.  C'est  un  homme  d'une  nature  ten- 
dre ,  rêveuse ,  idyllique ,  qui  porte  en  lui  tout  un  monde  de  pen- 
sées ,  et  les  disperse  comme  des  fleurs  sur  son  chemin.  Ses  poé- 
sies ressemblent  aux  paysages  champêtres  éclairés  par  les 
teintes  du  soir,  aux  vallées  paisibles  où  l'on  s'arrête  avec  un 
sentiment  de  bien  être  ,  où  l'on  entend  le  chant  du  berger  qui 
monte  vers  la  colline,  et  la  cloche  de  l'Église  qui  vibre  dans  les 
bois.  En  France  ,  je  ne  connais  rien  à  comparer  à  ces  poésies,  si 
ce  n'est  quelques-unes  des  ballades  les  plus  simples  de  Mille- 
voye.  En  Allemagne  ,  on  pourrait  les  mettre  à  côté  de  Hœlly  et 
de  Matthisson  ;  en  Angleterre  ,  elles  rappelleraient  à  certains 
égards  l'élégie  de  Burns  ,  mais  Burns  est  plus  profond  et  plus 
varié;  et  s'il  fallait  leur  chercher  un  pendant  en  Italie,  on  ne 
trouverait  guères  que  l'idylle  de  Métastase. 


208  REVUE  DE  PARIS. 

A  répoque  où  Franzen  s'annonça  comme  écrivain  ,  la  littéra- 
ture de  convention  régnait  encore  en  Suède.  On  faisait  de  la 
poésie  une  œuvre  de  versification  coquette  et  parée.  Il  y  avait 
dans  le  monde  des  beaux  esprits  une  espèce  d'armoire  laquée  où 
toutes  les  strophes  galantes,  les  phrases  à  effet ,  et  les  rimes 
pompeuses,  étaient  classées  et  numérotés.  A  force  de  sortilèges  , 
les  poëtes  avaient  même  fait  entrer  la  nature  dans  cette  armoirej 
et  ils  l'emportaient  avec  eux  ,  comme  cet  excellent  prince  que 
Goethe  a  dépeint  dans  le  Triomphe  de  la  sensibilité.  Là ,  on 
pouvait  à  tout  instant  voir  apparaître  la  nature  au  milieu  de  ses 
touffes  de  gazon  vert  et  de  ses  bosquets  de  chèvrefeuilles.  On 
lui  mettait  des  rubans  roses,  des  falbalas  ,  des  mouches  sur  le 
visage  ,  un  peu  de  poudre  dans  les  cheveux ,  et  on  la  présentait 
dans  les  salons  comme  une  jeune  personne  bien  élevée. 

Franzen  fut  le  premier  qui  s'arracha  à  cette  atmosphère 
factice  ,  pour  chercher  la  nature  où  elle  était  réellement,  pour 
exprimer  une  prière  touchante  et  une  émotion  vraie.  Avec  son 
âme  de  poète,  délicate  et  sensible  ,  mais  peu  hardie  ,  11  n'était 
pas  de  force  à  tenter  une  révolution  littéraire  ,  ni  à  s'élever 
dans  les  lointaines  régions  dont  le  romantisme  allemand  com- 
mençait à  entrevoir  les  routes.  Il  s'arrêta  sur  les  limites  de  ce 
monde  merveilleux,  où  GœlheetByron  devaient  se  rencontrer,  et 
rassembla  d'une  main  diligente  les  fleurs  semées  autour  de  lui. 
Son  recueil  de  poésies  lyriques  est  un  de  ces  livres  que  l'on  aime 
à  avoir  auprès  de  soi ,  et  à  relire  souvent.  II  porte  à  chaque 
strophe  l'empreinte  d'un  cœur  candide,  qui  ne  cherche  qu'à 
s'épanouir,  II  raconte  à  chaque  page  un  rêve  qui  séduit,  un 
sentiment  qui  émeut  ,  un  espoir  qui  console.  Il  n'ébranle  pas,  il 
repose.  Il  ressemble  à  ces  lacs  qui  nous  attirent  dans  la  vallée 
parla  transparence  de  leurs  eaux  et  leur  vague  murmure.  L'eau 
de  ces  lacs  n'est  pas  profonde  ,  mais  un  coin  du  ciel  s'y  reflète 
sous  une  rangée  de  saules.  Souvent  cette  poésie  n'est  qu'un  cri 
de  l'âme  ,  une  prière  ,  souvent  elle  n'est  qu'une  rêverie  fugitive 
saisie  avec  habileté.  Puis  elle  devient  l'élégie  de  la  jeune  fille  qui 
courbe  doucement  sa  blonde  tête  sous  la  main  de  la  mort ,  et 
tombe  comme  une  fleur  ;  l'élégie  de  la  pauvre  mère  ,  qui  endort 
son  enfant  avec  sa  chanson  entrecoupée  de  soupirs,  ou  l'élégie 
de  l'amant.  En  voici  une  que  j'ai  souvent  entendu  citer  en 
Suède.  Elle  a  pour  titre  V Unique  baiser  {Den  enda  kyssen). 


REVUE  DE  PARI3.  209 

Tu  pars.  Au  bord  des  flots  je  m'arrête  et  soupire, 
Je  te  regarde  encor.  Je  serai  seul  demain. 
Pour  la  dernière  fois  ,  montre-moi  ton  sourire, 
Pour  la  dernière  fois ,  oh  !  donne-moi  ta  main  I 

C'en  est  fait  à  présent  de  ces  heures  de  joie 
Où  la  porte  m'était  ouverte  chaque  jour, 
Où  le  frôlement  seul  de  ta  robe  de  soie 
Me  faisait  tressaillir  et  palpiter  d'amour. 

Les  fleurs  de  ton  salon,  souvent  dans  ton  absence, 
Me  disaient  je  ne  sais  quels  mots  mystérieux  , 
Et  tout  seul  à  l'écart ,  j'attendais  en  silence 
Le  bonheur  de  te  voir  apparaître  à  mes  yeux. 

C'en  est  fait  à  présent.  De  ta  voix  entraînante 
Je  ne  dois  plus  chercher  les  chants  harmonieux, 
ISi  m'as  seoir  près  de  toi ,  ni  de  ma  bouche  errante 
Effleurer  en  tremblant  tes  boucles  de  cheveux. 

Adieu  !  laisse-moi  prendre  un  seul  baiser  de  frère  : 
Ce  sera  le  premier,  ce  sera  le  dernier. 
Une  larme  furtive  a  mouillé  ta  paupière  ; 
Dans  ce  baiser  d'adieu  laisse-moi  l'essuyer. 

Que  ta  famille  approche  et  qu'elle  me  pardonne  ! 
Mon  amour  résigné  ne  garde  point  d'espoir. 
Comme  un  enfant  timide  au  sort  je  m'abandonne  ; 
Je  sais  que  je  ne  dois  plus  jamais  te  revoir. 

Adieu  donc  ,  et  de  loin  pense  à  celui  qui  t'aime. 
Mais,  non  !  garde  à  jamais  le  repos  de  ton  cœur. 
J'emporte  mes  regrets  au  dedans  de  moi-même. 
Les  regrets  de  l'amour  sont  encore  un  bonheur, 

Franzen  est  un  poète  essentiellement  lyrique.  Quand  il  a  voulu 
s'essayer  dans  des  compositions  d'un  autre  ordre  ,  il  a  échoué. 
Il  a  pris  une  anecdote  du  temps  de  Gustave  III  et  en  a  fait  une 
comédie  en  cinq  actes  qui  n'a  jamais  pu  être  représentée.  Il  a 
écrit  un  drame  qui  manque  de  force  et  d'action.  Il  a  écrit  sur  le 
mariage  de  Gustave  Wasa  un  poëme  en  vingt  chants ,  long  et 
5  18 


210  REVUE  DE  PARIS. 

monotone.  lia  écrit  un  autre  poëme  sur  la  révolution  française, 
qui  n'est  autre  chose  qu'un  assez  froid  épisode  entremêlé  de  ré- 
flexions dogmatiques. 

Un  jour,  on  annonça  de  lui  un  nouveau  poëme  intitulé  :  Un 
soir  en  Laponie.  C'était  un  beau  sujet,  et  le  public  pouvait 
s'attendre  à  trouver  là  une  description  originale  de  ces  contrées 
étranges  où  Franzen  a  vécu  longtemps  ,  de  ces  populations  no- 
mades qu'il  a  visitées,  de  ces  huttes  de  peaux  de  rennes  ,  dissé- 
minées dans  le  désert ,  au  milieu  des  collines  sans  arbres  et  des 
plaines  sans  moisson.  Mais  le  poëme  n'offre  rien  de  semblable. 
C'est  tout  simplement  une  conversation  philosophique  entre  un 
prêtre  qui  vient  habiter  la  Laponie  et  une  femme  qui  déclare 
qu'elle  préfère  ces  champs  dépeuplés ,  ces  montagnes  nues  ,  aux 
fêtes  et  au  tumulte  des  grandes  villes.  Du  reste,  Franzen  semble 
avoir  lui-même  compris  qu'en  abandonnant  son  royaume  de 
poésies  lyriques ,  il  se  trompait.  Il  avait  commencé  un  long 
poëme  sur  Christophe  Colomb,  et  il  ne  l'a  pas  achevé. 

Tandis  que  Léopold  imposait  encore  l'autorité  de  son  nom  à 
la  littérature  suédoise,  et  que  Franzen  s'en  allaita  l'écart,  sui- 
vant le  cours  de  ses  inspirations,  sans  se  demander  par  quelle  loi 
il  chantait,  le  romantisme,  qui  avait  pris  racine  en  Angleterre  et 
en  Allemagne,  commençait  à  s'introduireen  Suède.  Déjà,  en  1803, 
Hammarskœld  s'était  mis  à  la  tête  d'une  société  littéraire  qui 
avait  pour  but  de  promulguer  des  idées  de  critique  plus  lar- 
ges que  toutes  celles  auxquelles  on  s'était  jusqu'alors  arrêté. 
En  1807,  Atterbom  fonda  à  Upsal  la  société  de  l'Aurore.  Elle  fui 
pour  la  Suède  du  xix^  siècle  ce  que  la  société  des  étudiants  de 
Gœttingue  avait  été  pour  l'Allemagne  vers  le  milieu  du  xvuie. 
En  1809  ,  le  royaume  recouvra  la  liberté  de  la  presse ,  qui  lui 
avait  été  enlevée  sous  Gustave  IV,  et  cette  conquête  ne  contribua 
pas  peu  à  accélérer  le  mouvement  littéraire  dont  on  avait  déjà 
reconnu  les  indices.  Peu  de  temps  après  ,  les  partisans  de  Léo- 
pold publièrent  leur  Journal  de  littérature.  C'était  une  feuille 
quotidienne  qui  renfermait  des  anecdotes,  des  traditions,  des 
nouvelles  et  quelques  articles  d'esthétique  d'une  portée  très- 
étroite.  Hammarskœld  et  Atterbom  se  posèrent  en  face  du  jour- 
nal classique  comme  les  champions  de  la  nouvelle  école.  L'un 
rédigeait  le  Polyphème ,  l'autre  le  Phosphoros ,  qui  obtint  en 
peu  de  temps  un  tel  succès  que  les  romantiques  écrivireut  sou 


REVUE  DE  PARIS.  211 

nom  sur  leur  bannière,  et  s'appelèrent  phosphoristes.  La  guerre 
étant  ainsi  engagée,  on  la  vit  devenir  de  jour  en  jour  plus  âpre, 
plus  acerbe.  Les  discussions  d'homme  à  homme  se  mêlèrent  aux 
discussions  générales,  et  les  questions  de  théorie  furent  souvent 
parsemées  d'épigrammes.  Mais  dans  cette  lutte  de  la  pensée  ,  le 
Journal  de  litlérature  ne  fut  pas  le  plus  fort.  Les  phospho- 
ristes l'emportèrent  parleur  ardeur  à  monter  à  la  brèche  autant 
que  par  leur  talent,  et  le  public  commençait  à  se  tourner  de 
leur  côté.  Ils  étaient  soutenus  par  deux  des  meilleurs  critiques 
que  la  Suède  ait  jamais  eus  ,  Thorild  et  Ehrensvœrd ,  et  par  plu- 
sieurs jeunes  poètes,  qui  joignaient  à  des  qualités  de  style  re- 
marquables une  inspiration  franche  et  élevée.  Tel  était  entre 
autres  Elgstrœm,  qui  mourut  à  la  fleur  de  Tàge,  laissant  après 
lui  quelques  élégies  douces  et  tristes  comme  un  chant  d'amour 
et  comme  un  chant  de  deuil. 

En  1811,  les  phosphoristes  trouvèrent  un  nouvel  appui  dansla 
société  d'Iduna,  fondée  à  Stockholm  par  Geiier,Tegner,  Afzélius 
etLing.  Cette  société  voulait  ramener  l'attention  sur  les  anciens 
monuments  littéraires  de  la  Suède,  trop  longtemps  oubliés.  Elle 
publiait  un  recueil  où  Geiier  écrivait  des  poésies  profondément 
empreintes  du  caractère  Scandinave;  où  Tegner  chantait  les 
beautés  et  la  gloire  de  la  Suéde  ;  où  Afzélius  faisait  imprimer 
une  traduction  des  poèmes  de  l'Edda.  L'école  romantique  s'ap- 
puyait ainsi  d'un  côté  sur  les  traditions  du  passé ,  et  de  l'autre 
sur  les  rêves  d'avenir.  En  même  temps  elle  cherchait  à  se  forti- 
fier par  une  étude  plus  approfondie  de  l'antiquité  classique  j 
elle  publiait  des  traductions  d'Homère  et  de  Virgile ,  intelli- 
gentes, fidèles  ,  et  des  dissertations  sur  la  théorie  poétique  des 
anciens  ,  remarquables  par  leur  justesse  d'aperçus  et  de  dé- 
ductions. 

Maintenant  la  guerre  est  terminée  ;  l'effervescence  produite 
par  le  conflit  des  deux  écoles  est  assoupie  ,  et  quand  on  passe 
sur  cette  arène  littéraire,  on  peut  y  recueillir,  pour  mesurer  la 
violence  du  combat,  les  débris  de  chacun,  comme  on  recueille 
sur  un  champ  de  bataille  les  tronçons  de  lance  et  les  éperons 
d'or  des  chevaliers. 

Le  rédacteur  du  Journal  classique,  M.  Walmark,  n'a  laissé 
que  quelques  brochures  de  circonstance,  dont  les  catalogues  de 
librairie  ont  seuls  gardé  le  souvenir,  et  une  anthologie  suédoise 


212  REVUE  DE  PARIS. 

qui  ne  lui  a  pas  donné  d'autre  peine  que  de  prendre  çà  et  là, 
d'une  main  assez  maladroite,  les  poésies  des  différentes  époques, 
et  de  les  faire  imprimer  sans  notices  littéraires  et  sans  biogra- 
phies. Les  deux  principaux  rédacteurs  de  Vldiinciy  Geiier,  et 
Tegner,  sont  aujourd'hui  deux  des  plus  grandes  illustrations  de 
la  Suède.  Le  rédacteur  du  Polyphème,  M.  Hammarskœld,  a 
écrit  deux  très-bons  livres  ,  l'un  sur  l'étude  de  la  philosophie, 
l'autre  sur  l'histoire  de  la  littérature  suédoise  (1).  Ehrenswœrd 
et  Thorild  ont  posé  les  bases  de  la  critique  moderne,  et  Atter- 
bom  ,  qui  avait  été  proclamé  le  chef  des  phosphoristes,  a  jus- 
tifié ce  titre  par  ses  œuvres  philosophiques  et  ses  poésies  (2). 

Le  génie  poétique  d'Atterbom  est  un  de  ceux  qui  échappent 
le  plus  à  l'analyse.  Ses  œuvres  ressemblent  à  un  miroir  à  diffé- 
rentes facettes  et  à  différents  reflets  ,  dont  il  est  difficile  d'indi- 
quer la  nuance  essentielle.  Ce  qui  me  paraît  pourtant  dominer 
en  lui,  c'est  cette  fantaisie  gracieuse,  idéale  et  un  peu  mystique, 
que  l'on  remarque  dans  les  minnesinger  d'Allemagne.  Comme 
eux ,  il  se  passionne  pour  un  rêve  ou  pour  un  symbole;  comme 
eux,  il  voit  flotter  dans  l'air  une  image  qui  le  séduit;  il  entend 
le  soir,  au  bord  des  eaux,  au  sein  des  bois,  des  sons  vagues  et 
plaintifs  qui  l'émeuvent;  comme  eux,  il  ouvre  sa  pensée  à  toutes 
les  harmonies  de  la  nature,  à  toutes  les  douces  inspirations  qui 
lui  viennent  dans  le  silence  d'une  nuit  d'automne,  dans  le  par- 
fum d'une  matinée  de  printemps;  comme  eux  aussi,  il  tombe 
parfois  dans  la  subtilité  de  sentiment ,  il  surcharge  sa  méta- 
phore et  devient  abstrait.  Toute  sa  poésie  est  empreinte  de  mé- 
lancolie; mais  c'est  une  mélancolie  douce  et  rayonnante  ,  qui 
n'a  rien  de  fatigant  ni  de  maladif;  une  mélancolie  qui  ressem- 
ble à  l'eau  du  lac  paisible  ,  où  les  clartés  du  crépuscule  passent 
encore  à  travers  les  ombres  du  soir;  où  le  chant  de  l'alouette  se 

(1)  Hîstoriska  Anteckningar,  rcerande ,  fortgangen,  oçh  utveck^ 
Ibigen,  af  det philosophiska  studium  i  Sverîge,  1  vol.  in-8o,  1821,  — 
Svenska  7'iiLerheten,  1  vol.  in-8o,  seconde  édition,  1835. 

(2)  Né  à  Arbo  le  19  janvier  1790  ;  il  fit  ses  études  à  U'psal,  voyagea 
pendant  trois  années  en  Allemagne,  en  Italie,  en  Danemark,  fut  placé, 
en  1819,  auprès  du  prince  royal  en  qualité  de  professeur  de  littérature 
allemande  ;  en  1821 ,  il  fut  nommé  privat-docent  à  l'université  d'Up- 
sal  ;  en  1828.  professeur  de  la  Faculté  de  Philosophie. 


REVUE  DE  PARIS,  2lâ 

mêle  au  murmure  plaintif  du  vent  dans  les  roseaux.  Toute  cette 
teinte  de  tristesse  qui  règne  dans  les  œuvres  d'Atterbom  a  d'ail- 
leurs un  caractère  noble  et  élevé.  Elle  ne  provient  ni  d'un  mal- 
heur passager,  ni  d'un  moment  de  déception.  Elle  provient  de 
cet  amour  infini  du  merveilleux  qui  écarte  le  poète  de  la  vie 
positive  et  l'isole  au  milieu  de  la  foule.  Les  tradictions  popu- 
laires du  Nord  racontent  que  lorsqu'un  jeune  homme  avait 
dansé  le  soir  avec  les  Elfes  ,  ou  dormi  dans  leurs  grottes  de 
cristal;  il  s'en  revenait  le  lendemain,  le  visage  pâle,  le  cœur 
triste.  Le  poëte  a  tendu  la  main  à  ces  fées  de  l'imagination  qui 
l'ont  entraîné  dans  leur  monde  magique;  il  a  livré  son  âme  aux 
étreintes  passionnées  d'une  de  ces  sylphides  fabuleuses,  aussi 
belles  que  l'illusion  et  aussi  légères.  Il  a  bu  à  la  coupe  enchantée 
des  rêves  de  la  jeunesse  ;  puis,  quand  cette  coupe,  à  laquelle  il 
voulait  boire  encore  ,  s'est  éloignée  de  ses  lèvres ,  quand  la  vi- 
sion dorée  a  disparu ,  quand  la  grotte  étincelante  oii  les  fées 
l'avaient  reçu  s'est  refermée  derrière  lui ,  le  voyageur  aventu- 
reux s'est  retrouvé  seul  au  milieu  du  monde  réel ,  et  son  front 
a  pâli,  et  son  cœur  est  devenu  triste. 

Atlerbom  a  commencé  l'année  dernière  à  recueillir  ses  poésies 
qui  étaient  restées  jusque-là  éparses  dans  différents  journaux 
et  dans  les  calendriers  poétiques  qu'il  publia  pendant  plusieurs 
années,  à  partir  de  1812.  Les  deux  premiers  volumes  de  son 
recueil  ont  paru.  Ils  renferment  des  odes,  des  élégies  d'un  style 
et  d'un  rhythme  variés  comme  le  souvenir  d'enfance  ,  le  rêve 
d'amour,  l'émotion  de  joie  ou  de  regret  qui  les  a  produites. 
Mais  souvent  il  ne  sait  pas  concentrer  son  émotion  ;  il  joue  avec 
sa  lyre.  Ses  chants  alors  ressemblent  aux  variations  d'un 
thème  musical;  ils  sont  légers  et  gracieux,  mais  ils  manquent 
de  force. 

Une  des  parties  notables  de  ses  œuvres,  c'est  une  série  de 
petits  poèmes  sur  les  fleurs.  Toutes  les  fleurs  sont  là  dépeintes, 
non  pas  avec  la  sécheresse  minutieuse  du  botaniste,  mais  avec 
le  sentiment  poétique  qui  les  prend  ou  dans  la  tradition  qui  se 
rattache  à  elles,  ou  dans  l'idée  symbolique  qu'elles  expriment, 
et  leur  donne  la  vie,  le  mouvement,  la  pensée.  Quelques-unes 
de  ces  compositions,  comme  par  exemple  celles  qui  peignent  le 
lis ,  le  myosotis,  ont  toute  la  fraîcheur,  tout  le  charme  d'une 
idylle.  D'autres,  telles  que  la  violette,  sont  tendres  et  mélanco- 

18. 


214  REVUE  DE  PARIS. 

liques  comme  une  élégie  ,  d'autres  enfin,  telles  que  le  malorlen, 
ont  un  caractère  dramatique.  Mais  il  en  est  plusieurs  qui  sont 
maniérées,  faites  avec  effort,  et  surchargées  d'idées  philoso- 
phiques et  d'images  abstraites. 

Il  manque  encore  à  ce  recueil  d'Atterbom  plusieurs  poésies 
lyriques  trèsestimées,  entre  autres  les  traditions  anciennes, 
les  imitations  des  chants  populaires  ,  qu'il  publia  dans  son  ca- 
lendrier poétique  sous  le  titre  de  Harpe  du  Nord.  C'était  le 
premier  essai  qui  se  faisait  en  ce  genre,  et  le  poëte  l'a  tenté 
avec  un  plein  succès.  Nul  mieux  que  lui  n'a  su  pénétrer  dans 
l'esprit  de  ces  chants  primitifs ,  et  nul  mieux  que  lui  n'a  su  re- 
produire sur  une  toile  moderne  leurs  couleurs  pleines  d'éclat 
et  leurs  images  naïves. 

Il  manque  aussi  à  ce  recueil  une  nouvelle  édition  de  son 
grand  poëme  ,  de  son  œuvre  de  prédilection.  Ce  poème  a  pour 
titre  l'Ile  du  bonheur  (  Lycksalighetensœ  ).  C'est  une  allégorie, 
mais  l'allégorie  de  toute  la  vie  humaine.  C'est  là  qu'Atterbom  a 
jeté  à  pleines  mains  tous  les  trésors  de  sa  riche  imagination, 
toutes  les  nuances  charmantes  de  sa  palette  de  peintre,  toutes 
les  mélodies  de  son  rhythme  musical.  Là  les  teintes  mélancoli- 
ques d'un  ciel  du  Nord  s'allient  aux  limpides  clartés  d'un  ho- 
rizon oriental ,  et  quand  on  pénètre  sous  les  vastes  arceaux  de 
ce  poème ,  il  semble  qu'on  entre  dans  un  palais  de  fées.  Le  vent 
plaintif  des  régions  septentrionales  gronde  à  la  porté  de  ce  pa- 
lais, les  landes  du  pôle  arctique  l'entourent  de  leur  ceinture  de 
neige,  le  monde  réel  enfin,  avec  ses  montagnes  rocailleuses, 
avec  ses  plaines  arides,  ferme  l'accès  du  monde  idéal.  Mais  voilà 
que  l'empire  des  fictions  s'ouvre  5  la  baguette  du  poëte  se  lève, 
et  le  Midsummer  nights  dreani  commence.  Dans  celte  île 
magique  où  habite  Félicie,  le  rossignol  chante  auprès  delà  rose 
qui  l'écoute  en  courbant  la  tête  5  le  zéphyre  aux  ailes  d'argent 
court  de  fleur  en  fleur ,  donnant  à  toutes  un  sourire  ou  un  bai- 
ser; le  feuillage  des  arbres  se  balance  avec  un  murmure  d'a- 
mour; la  source  d'eau  qui  tombe  dans  un  bassin  de  cristal 
rafraîchit  l'âme  et  lui  donne  une  nouvelle  jeunesse  ,  et  la  reine 
de  ces  régions  enchantées ,  la  belle  Félicie  ,  est  là ,  qui  jouit  de 
sa  vie  heureuse  ,  attendant  cependant  encore  le  plus  grand  bon- 
heur de  tous,  celui  d'aimer,  quant  tout  à  coup  la  scène  change, 
et  Astolphe  paraît. 


REVUE  DE  PARIS.  215 

Aslolphe  est  un  jeune  roi  du  Nord  qui  s'est  égaré  à  la  chasse. 
Le  soir,  il  entre  dans  une  caverne  pour  y  chercher  un  refuge. 
C'est  la  caverne  des  vents.  Les  quatre  ouragans  de  la  terre  sont 
là  qui  mugissent  autour  de  lui  et  se  heurtent  l'un  contre  l'autre 
avec  colère.  Mais  Zéphyre  prend  piLié  de  lui.  Il  le  tire  à  l'écart, 
le  cache  sous  ses  ailes  blanches,  et  le  lendemain  l'emporte  dans 
l'ile  du  bonheur.  Astolphe  et  Félicie  ont  tous  deux  rêvé  l'un  de 
l'autre.  C'est  le  rêve  de  deux  cœurs  qui  ont  été  emportés  par  leur 
imagination  dans  les  enchantements  de  l'amour.  Quand  ils  se 
trouvent  ensemble ,  ils  se  rtconnaissent.  Alors  ils  se  laissent 
aller  aux  émotions  naïves  qui  les  séduisent  ;  alors  ils  courent 
l'un  vers  l'autre,  comme  deux  sources  d'eau  entraînées  vers 
une  même  pente.  Ils  aiment,  ils  chantent  leur  amour,  ils  se 
bercent  ensemble  sur  l'onde  transparente  des  lacs ,  ils  dorment 
ensemble  sous  le  dôme  embaumé  des  arbres.  Astolphe  oublie 
dans  ce  songe  féerique  le  royaume  qu'il  devait  gouverner,  la 
loute  glorieuse  qu'il  voulait  suivre,  la  blonde  jeune  fille  du 
Nord,  la  douce  Svanhvite,  qu'il  avait  prise  pour  fiancée.  Les 
heures  passent  ainsi  comme  un  rêve,  les  années  passent  comme 
les  heures.  Un  jour  il  demande  à  Félicie  depuis  combien  de 
semaines  il  est  auprès  d'elle,  et  elle  lui  répond  :  a  Depuis  trois 
cents  ans.  «  Mais  un  chant  de  guerre  résonne  à  son  oreille,  et 
ce  chant  lui  rappelle  toutes  ses  espérances  d'autrefois,  toute  sa 
vie  passée,  11  veut  revoir  la  terre  où  il  est  né ,  la  forteresse 
royale  où  il  a  vécu.  Il  veut  se  faire  u^  nom  de  héros  et  revenir 
ensuite  jouir  de  son  bonheur.  Félicie  essaye  en  vain  de  l'arrêter; 
il  s'arrache  à  ses  erai)rassements  et  s'éloigne.  Mais  il  s'égare  la 
nuit  dans  les  détours  lies  sentiers  ,  et  Zéphyre  le  ramène  le  len- 
demain. Le  regard  de  Félicie  l'enchante  de  nouveau;  il  se  jette 
à  ses  pieds  et  jure  de  ne  plus  partir.  jJais  c'est  une  force  ,  c'est 
une  volonté  plus  puissante  que  la  sienne  qui  vient  mettre  fin  ù 
ces  heures  d'enivrement ,  c'est  la  destinée  elle-même  qui  a 
mesure  son  temps  de  prestige,  et  qui  ordoiine  qu'il  parte.  Fé- 
licie, la  reine  du  bonheur,  Félicie,  qui  n'a  jamais  pleuré,  qui 
n'a  jamais  tremblé,  Félicie  tremble  et  pleure,  et  supplie  avec 
des  paroles  d'angoisse  la  redoutable  déesse  d'avoir  pitié  d  elle.  Ni 
ces  larmes,  ni  ces  prières,  ni  ces  mortelles  terreurs  ne  peuvent 
néchir  l'inflexible  destinée.  Pour  la  dernière  fois,  le  malheureux 
roi  d'une  royauté  qui  lui  échappe  presse  Félicie  sur  son  cœur  et 


'216  REVUE  DE  PARIS. 

lui  dit  adieu,  et  l'écho  des  forêts  répèle  en  gémissant  :  Adieu.... 
adieu.... 

Astolphe,  monté  sur  le  fabuleux  hippogriffe,  revient  dans 
son  pays  natal,  comme  l'homme  après  la  perte  dune  illusion  , 
revient  dans  le  paradis  de  sa  jeunesse.  Mais  tout  ce  qu'il  a  aimé 
est  évanoui  depuis  longtemps,  ses  amis  sont  morts,  sa  famille 
est  anéantie,  et  le  château  de  ses  ancêtres  tombe  en  ruine.  Le 
peuple  ,  qui  a  la  mémoire  du  cœur,  conserve  sur  lui  une  vague 
tradition,  et  les  savants,  qui  se  glorifient  de  leur  esprit  de 
critique,  prétendent  qu'il  n'a  jamais  existé  et  que  son  histoire 
n'est  qu'un  mythe.  Toute  la  question  est  seulement  de  savoir  si 
c'est  un  mythe  astronomique  ou  un  mythe  physique. 

Astolphe  s'égare  avec  douleur  au  milieu  de  ces  monuments 
en  ruine,  de  ces  souvenirs  fugitifs  du  passé.  Il  entre  dans  son 
château  et  baise  le  sol  où  reposa  son  enfance.  Il  entre  dans 
l'église  et  se  jette  sur  la  tombe  de  Svanhvite,  et  tâche  de 
réchauffer  entre  ses  bras  ce  corps  qu'il  a  aimé.  Tout  ce  récit  de 
son  voyage,  à  travers  sa  terre  natale,  ce  tableau  de  l'homme 
trompé  qui  essaye  de  res^enir  à  ses  premières  joies ,  à  ses  pre- 
mières amours,  de  rappeler  à  lui  une  illusion  perdue,  de  rendre 
la  vie  à  une  âme  éteinte,  de  ressaisir,  sous  la  poussière  des 
tombeaux,  une  étincelle  du  feu  céleste  qui  l'animait  autrefois  , 
tout  ce  tableau  de  tant  de  regrets  si  vrais,  de  tant  d'émotions 
si  profondément  liées  à  la  destinée  de  l'homme,  est  une  des  plus 
belles  parties  de  ce  beau  poëme.  Elle  est  entachée  seulement 
par  la  description  du  gouvernement  républicain  établi  dans  les 
États  d'Astolphe,  description  trompeuse  et  chargée,  espèce  de 
pamphlet  indigne,  selon  moi,  d'entrer  dans  une  composition 
d'une  nature  poétique. 

Après  avoir  cherché  ainsi  à  recouvrer  les  trésors  de  sa  jeu- 
nesse, après  avoir  contemplé  les  misères  du  monde  réel,  Astolphe 
veut  retourner  dans  le  monde  des  rêves.  Mais  il  a  perdu  le 
talisman  que  Félicie  lui  avait  donné.  Le  temps  est  maître  de  lui  ; 
le  temps  le  fait  descendre  de  son  bippogriffe  et  lui  ôte  la  vie. 
Zéphyre  le  trouve  étendu,  inanimé  au  milieu  de  la  plaine. 
—  Qu'as-tu  fait?  dit-il  au  dieu  redoutable  qui  jette  encore 
un  regard  sur  sa  victime.  —  Une  transformation,  répond 
Saturne. 

Zéphyre  emporte  Astolphe  dans  l'île  du  Bonheur;  il  le  place 


REVUE  DE  PARIS.  217 

auprès  de  la  source  de  la  jeunesse  ;  il  essaye  de  le  rappeler  à  la 
viej  mais  tous  ses  efforts  sont  inutiles.  Félicie  aperçoit  le  cada- 
vre de  son  bien-aimé,  et  pousse  un  cri  de  douleur  qui  retentit  à 
travers  les  berceaux  de  feuillage  où.  l'on  n'avait  entendu  aupa- 
ravant que  des  chants  de  joie  ou  des  soupirs  d'amour.  La  déesse 
du  bonheur,  le  visage  pâle,  l'àme  brisée,  dépose  dans  une  grotte 
sombre  le  corps  d'Aslolphe  et  veut  mourir  auprès  de  lui.  C'est 
l'heure  de  regret;  c'est  l'heure  de  deuil.  Puis  tout  à  coup  un 
rayon  de  pourpre  éclaire  l'horizon ,  la  nature  affaissée  se 
ranime,  les  étoiles  chantent  le  chant  d'espérance,  la  croix  brille 
dans  les  nuages,  et  Félicie  sort  des  ténèbres  du  tombeau  pour 
saluer  le  jour  de  la  résurrection. 

Tel  est  ce  poème  dont  nulle  analyse  ne  peut  faire  sentir  les 
beautés ,  dont  nulle  traduction  ne  pourrait  rendre  l'harmonie 
musicale.  11  est  divisé  en  cinq  parties,  comme  les  cinq  actes 
d'un  drame,  coupé  par  scènes  et  dialogues;  mais  il  ressemble 
à  une  ode  magnifique ,  plus  qu'à  un  drame.  C'est ,  comme  l'a 
dit  un  critique  suédois ,  un  splendide  panorama  lyrique  (/?«- 
norama  splendidtim  lyricum)  (1). 

C'est  là ,  je  le  répèle,  l'œuvre  principale  d'Attejbom;  mais  il  a 
encore  l'imagination  assez  fraîche ,  assez  riche,  pour  ajouter  de 
jiouveaux  poèmes  au  recueil  de  ses  œuvres.  Quand  je  l'ai  vu  à 
Upsal  dans  sa  paisible  retraite  de  professeur,  au  milieu  de  ses 
livres,  ou  dans  un  cercle  d'amis,  avec  sa  jeune  femme,  veillant 
à  ses  côtés  et  ses  jolis  enfants  assis  sur  ses  genoux,  il  m'a  semblé 
qu'il  ne  devait  pas  aller  chercher  la  poésie  loin  de  lui. 

Dans  les  rangs  de  cette  jeune  école  dont  Atterbom  avait  levé 
l'étendard,  on  vit  apparaître  successivement  plusieurs  poètes 
remarquables.  L'un  des  plus  distingués  fut  Stagnelius  (2).  Nul 
homme  en  Suède  ne  fut,  j'ose  le  dire,  plus  que  lui  doué  des 
qualités  de  poète.  Abondance  d'idées,  richesse  d'images,  har- 
monie de  style,  il  réunit  en  lui  tout  ce  qui  constitue  le  grand 
écrivain.  Malheureusement  il  altéra  lui-même  ses  facultés  bril- 

(l)Nicander,  Bissertatîo  de  indole  poeseos  hodiernœ. 

(2)  Né  en  OEland  en  1793,  Son  père  était  pasteur  d'une  paroisse  ,  et 
devint  plus  tard  évèque.  Stagnelius  étudia  à  Lund ,  puis  à  Upsal.  En 
1815,  il  obtint  une  place  très-modique  à  la  chancellerie  de  Stockholm. 
Il  mourut  le  ô  avril  1823. 


f>î8  REVUE  DE  PARIS. 

lanles.Il  éteignit  le  flambeau  de  son  imagination  dans  le  désordre 
de  sa  vie.  Dès  sa  jeunesse,  il  se  trouva  affecté  d'un  maladie 
physique  grave ,  il  y  joignit  une  maladie  morale  plus  grave 
encore.  II  tomba  dans  une  sorte  de  misanthropie  continue  et 
profonde,  et  le  moyen  auquel  il  eut  recours,  pour  se  distraire 
de  ses  sombres  pensées,  ne  fut  pour  lui  qu'un  nouveau  poison.  Il 
fit  comme  Ewald,  comme  Lidner,  il  chercha  dans  l'oubli  de 
ses  sens  l'oubli  de  ses  douleurs.  Il  but  et  abrégea  son  existence 
par  ses  funestes  habitudes.  Ses  premières  poésies,  ses  Lys  de 
Saron ,  avaient  fait  concevoir  de  grandes  espérances.  Il  était  en 
état  de  les  réaliser ,  s'il  avait  vécu  ,  mais  il  languit ,  il  s'affaissa 
et  mourut  à  trente  ans.  Quelques  personnes  racontent  qu'il  suc- 
comba comme  Kirke-White  à  une  maladie  de  consomption. 
D'autres  m'ont  dit  qu'il  se  tua.  Pauvre  malheureux!  II  pouvait 
parcourir  toute  l'échelle  des  mélodies  poétiques,  et  il  n'en  choisit 
que  les  tons  les  plus  plaintifs.  Son  âme  fut  comme  une  harpe 
suspendue  à  l'écart  au  milieu  d'une  forêt  sombre.  Nul  rayon  de 
soleil  n'éclaira  ses  cordes  d'argent,  nul  chant  de  joie  ne  l'atteignit, 
mais  le  vent  du  soir  la  fit  gémir. 

Tandis  qu'il  se  laissait  aller  à  sa  funeste  manière  de  vivre ,  il 
se  créait  une  philosophie  religieuse  et  éthérée.  Il  cherchait  le 
parfum  des  fleurs  dans  les  gazons  desséchés;  les  étincelles  d'or 
dans  la  poussière  ,  l'idéal  le  plus  pur  dans  la  réalité  la  plus 
triste.  Il  se  passionna  pour  le  système  des  gnostiques ,  et  se 
représenta  les  hommes  comme  des  êtres  d'une  origine  supérieure, 
trompés  par  le  génie  du  mal ,  arrachés  au  monde  des  esprits, 
enchaînés  par  les  liens  de  la  matière  ,  et  aspirant  à  retourner 
dans  leur  région  céleste.  Cette  philosophie  devint  la  base  de 
tous  ses  rêves,  m'appliqua  à  tous  les  caractères  et  à  toutes  les 
situations  qu'il  a  tenté  de  peindre.  Dans  un  de  ses  poèmes 
épiques,  Wladimir,  le  czar  païen  ,  parle  de  la  malédiction  jetée 
sur  cette  vie  terrestre  et  du  bonheur  dont  on  jouit  dans  les 
sphères  lumineuses.  Dans  sa  tragédie  de  Sigurd  Ring  y  le 
chœur  chante  le  repos  de  la  tombe ,  le  bonheur  de  la  mort. 

Il  avait,  comme  disent  les  Allemands ,  trop  de  sw^/ec^zu^Vé 
pour  être  vraiment  poète  épique  et  dramatique.  Il  ne  sut  pas 
effacer  sa  personnalité  devant  celle  qu'il  voulait  représenter,  et 
quand  il  essaya  de  peindre  des  êtres  réels  ou  imaginaires,  quand 
il  raconta  des  traditions  anciennes  ,  il  se  peignit  lui-même  ,  il 


RliVUE  DE  PARIS.  19 

raconta  ses  propres  pensées.  Wladirair,  Blanda, Marie,  Sigurd 
Ring,  Wisbur,  sont  toutes  des  compositionsjetées  dans  le  même 
moule.  On  y  trouve  de  magnifiques  pensées  et  de  riches  des- 
criptions. On  y  trouve  toutes  les  qualités  de  son  style  large , 
souple,  diapré  et  flottant  à  longs  plis.  Mais  ses  tableaux  ont 
toujours  je  ne  sais  quel  caractère  vague  et  indéterminé,  ses 
points  de  vue  fuient  dans  une  perspective  vaporeuse  et  lointaine, 
et  ses  figures  manquent  de  contour.  Quand  il  a  voulu  donner  à 
ses  conceptions  une  teinte  plus  ferme,  il  est  tombé  dans  un  excès 
opposé  :  il  a  écrit  une  tragédie  intitulé  :  la  Tour  du  Chevalier 
(Riddartornet),  qui  n'éveille  dans  l'âme  de  celui  qui  la  lit,  qu'une 
sensation  d'horreur.  C'est  là  quon  voit  une  malheureuse  mère 
enfermée  pendant  vingt  ans  dans  un  cachot,  pour  avoir  trompé 
son  mari,  un  valet  condamné  à  la  torture  pour  avoir  eu  pitié  de 
cette  femme,  un  père  amoureux  de  sa  fille,  et  la  fille  obligée  de 
céder  à  cette  passion  incestueuse  pour  sauver  sa  mère ,  puis  se 
tuant  pour  échapper  à  l'infamie.  Il  n'y  a  là  point  de  développe- 
ment de  caractères,  mais  des  situations  atroces  qui  étonneraient 
peut-être  le  parterre  de  la  Gaieté. 

Deux  tragédies  de  Stagnelius  méritent  plus  d'éloges.  Là  le 
sujet  se  trouvait  d'accord  avec  la  tendance  habituelle  de  ses 
idées.  II  l'a  développé  sans  effort  et  y  a  répandu  tout  le  parfum 
d'une  suave  poésie.  L'une  a  pour  titre  :  les  Martyrs.  C'est  la 
tradition  de  Polyeucte  adoptée  par  Corneille.  Elle  a  moins  de 
majesté  ,  moins  d'action,  moins  d'effet  dramatique  que  l'œuvre 
de  notre  grand  poëte.  C'est  même,  si  on  le  veut,  moins  un  drame 
qu'un  dithyrambe,  mais  un  magnifique  dithyrambe  religieux, 
qui  saisit  l'âme  comme  le  retentissement  de  l'orgue  dans  une 
cathédrale,  et  la  tient  suspendue  à  ces  plaintes  solennelles,  à  ces 
accords  imposants  qui  vibrent  à  travers  les  profondeurs  de  la  nef 
et  les  voiiles  du  chœur. 

L'autre  est  vraisemblablement  la  première  tragédie  écrite 
d'après  une  des  idées  mystiques  de  Svedenborg.  Elle  est  intitulée  : 
l'Amour  après  la  Mort  (Kœrleken  efter  Dœd).  Dans  une  des 
vallées  de  l'autre  monde ,  dans  une  sorte  de  région  intermédiaire 
entre  le  globe  que  nous  habitons  et  les  sphères  célestes,  une 
jeune  fille  est  assise  sous  un  cyprès.  Elle  songe  à  celui  qu'elle  a 
aimé  ,  à  celui  qu'elle  a  laissé  sur  la  terre.  Le  souffle  glacé  de  la 
mort  n'a  pu  éteindre  en  elle  l'amour  ardent  qu'elle  conserva 


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pendant  sa  vie,  et  toute  seule  à  l'écart,  elle  n'éprouve  qu'un 
regret,  elle  ne  voit  qu'une  image,  elle  ne  murmure  qu'un  nom. 
Un  ange  s'approche  d'elle,  et  lui  dit  de  ne  pas  oublier  le  ciel,  où 
elle  doit  prendre  place  ,  Dieu  qui  l'a  sauvée  ,  le  fiancé  suprême 
qui  l'attend.  Mais  elle  répond  :  J'ai  tout  oublié,  tout  ce  que  j'ai 
vu  sur  la  terre,  tout  ce  que  j'ai  connu  dans  mon  enfance;  il  est 
une  chose  que  je  n'ai  pu  oublier,  c'est  le  baiser  d'Albert,  c'est 
le  lit  de  gazon  où  nous  nous  reposions  ensemble  à  l'ombre  des 
érables —  Viens,  lui  dit  l'ange,  viens  avec  moi  au  ciel.  —Albert 
y  est-il?  s'écrie  l'amoureuse  jeune  fille.  — Non,  il  est  encore  sur 
la  terre.  —  Eh  bien  !  il  n'y  a  pas  de  ciel  pour  moi.  J'attendrai 
Albert  ici  près  de  la  source  des  larmes. 

Un  chœur  d'anges  résonne  dans  les  airs.  Il  chante  les  joies 
de  Dieu,  le  bonheur  de  l'éternité.  Il  dit  à  Julia  d'oublier  les  sou- 
venirs de  la  terre  et  l'image  qu'elle  a  emportée  dans  [l'autre 
monde.  Au  même  instant,  un  autre  chœur  retentit  à  côté  d'elle. 
C'est  celui  des  démons.  Il  chante  les  voluptés  de  la  terre,  le 
mystère  et  l'ivresse  d'une  nuit  d'amour,  et  Julia  écoute,  et  son 
regard  s'anime,  et  son  cœur  palpite.  «  Te  souviens-tu,  disent 
les  mauvais  génies,  de  la  nuit  d'été,  de  la  bruyère  épaisse,  du 
ruisseau  de  cristal  près  duquel  tu  t'asseyais  avec  Albert?  Les 
nuages  étendaient  leur  voile  sur  le  disque  argenté  de  la  lune,  et 
l'on  n'entrevoyait  qu'une  lueur  pâle  dans  l'ombre  de  la  vallée. 
Albert  te  pressa  sur  son  cœur,  ta  voix  trembla  sous  ses  baisers 
brûlants,  ses  bras  t'entrelaçaient ,  lu  tombas  dans  le  silence  de 
la  solitude  sur  les  touffes  de  gazon,  les  étoiles  alors  te  regar- 
daient en  riant  et  les  rossignols  chantaient  ton  chant  de  noces. 
—  Ob  !  les  belles  nuits  d'été,  s'écrie  Julia,  chant  des  oiseaux, 
parfum  des  violettes,  sources  gazouillantes  aux  rayons  de  la 
lune,  à  travers  le  gazon,  tapis  de  fleurs  où  roucoulait  la  colombe, 
où  je  reposais  dans  les  bras  d'Albert  ;  oh  !  que  ne  puis-je  vous 
retrouver  une  fois  encore  !  » 

Julia  obtient  des  anges  la  faveur  de  retourner  sur  la  terre 
pour  y  revoir  celui  qu'elle  ne  peut  oublier.  Pendant  ce  temps, 
Albert,  las  de  la  vie,  se  tue.  Julia  le  voit  venir  à  elle  dans  la 
vallée  des  cyprès  et  se  jette  dans  ses  bras.  Les  anges  qui  la  sui- 
vent lui  montrent  le  ciel,  Albert  lui  montre  l'enfer.  Elle  enlace 
son  amant  sur  son  cœur  et  se  précipite  avec  lui  dans  l'enfer. 

Un  critique  suédois  a  dit  que,  si  Stagnelius  avait  vécu,  il  aurait 


REVUE  DE  PARIS.  221 

pu  fonder  l'art  dramatique  en  Su^de.  Je  crois  qu'il  aurait  pu 
créer  un  genre  de  drame  (jiii  n'existe  pas  encore,  le  drame  idéal, 
mais  il  ne  serait  sans  doute  jamais  arrivé  au  drame  vrai,  au 
drame  de  la  vie  humaine,  tel  qu'il  nous  a  été  révélé  par  Shake- 
speare, Gœlhe  et  Scliiller. 

Le  génie  de  Stagnelius  est  purement  lyrique.  Les  plus  beaux 
passages  de  ses  tragédies  et  de  ses  poèmes  ont  une  intonation 
lyrique,  et  ses  œuvres  les  plus  répandues  et  les  plus  aimées  sont 
ses  œuvres  lyriques.  Il  a  un  rliylhme  varié,  un  style  flexible  et 
habillement  travaillé,  une  versification  harmonieuse.  11  a  écrit 
des  élégies  qui  rappellent  de  temps  à  autre  les  élégies  romaines 
de  Gœlhe,  et  des  sonnets  d'une  forme  sévère  et  correcte  comme 
ceux  de  G.  Schlegel.  Mais  le  fond  de  son  ame  est  triste,  et  ses 
sonnets,  sont  revêtus  d'un  voile  de  deuil.  Il  ne  chante  pas.  Il 
pleure  ou  soupire.  Tout  ce  qu'il  voit  n'éveille  en  lui  qu'une  pen- 
sée mélancolique.  S'il  passe  sur  un  cimetière,  il  envie  le  bon- 
heur de  ceux  qui  dorment  dans  les  tombeaux  5  s'il  songe  à  son 
amour,  il  s'écrie  :  «  Jamais  mes  longs  désirs  neserontsatisfaits. 
Je  vivrai  seul  dans  les  larmes  et  dans  les  regrets.  Tu  seras  éter- 
nellement pour  moi,  ô  ma  bien-aimée,  semblable  à  ces  étoiles 
qui  me  sourient  et  que  je  ne  puis  atteindre.  ^^  S'il  jette  un  regard 
sur  la  nature  qui  l'entoure  ,  il  y  cherche  un  asile  comme  un 
matelol  échappé  du  naufrage  cherche  un  asile  dans  le  port. 
Puis  il  s'en  va  loin  du  monde  et  s'écrie  :  «  Je  suis  seul.  Le  génie 
de  la  douleur  avec  son  front  pâle  ,  son  visage  baigné  de  larmes, 
m'accompagne  dans  la  solitude  et  dans  le  crépuscule  du  soir; 
les  cygnes  du  souvenir  élèvent  leur  voix  sur  l'océan  du  temps.  » 
Puis  parfois  il  se  complaît  dans  sa  douleur  ;  il  bénit  les  vains 
désirs  qui  le  poursuivent  et  les  larmes  qu'il  répand.  Mais  presque 
toujours,  celte  tristesse  de  cœur  dont  rien  ne  le  distrait,  le  ra- 
mène à  ses  croyances  mystiques.  L'àme  est  toujours  pour  lui 
comme  un  enfant  du  ciel  exilé  sur  une  terre  de  malheur,  et  le 
ruisseau  qui  murmure,  et  le  vent  qui  soupire,  l'entretiennent 
des  joies  perdues  d'un  autre  monde.  11  entend  au  dedans  de  lui 
une  voix  mystérieuse  qui  lui  parle  du  ciel.  11  entend  dans  le 
silence  du  soir  un  chant  harmonieux  comme  le  chant  des  étoiles 
qui  l'invite  à  quitter  la  route  pénible  où  il  s'égare  pour  monter 
dans  les  régions  de  la  lumière,  et  alors  il  s'élève  vers  Dieu  et  il 
célèbre  avec  araour  la  vierge  et  l'Église,  le  Christ  et  l'espoir 
3  19 


2^2  REVUE  DE  PARIS- 

éternel.  Il  fait  vibrer,  comme  Novalis,  une  lyre  mystique,  avec 
celte  différence  que  le  mysticisme  de  rsovalis  était  fondé  sur  la 
nature,  et  que  celui  de  Stagnelius  flotte  dans  les  nuages.  Son 
recueil  d'odes  religieuses,  publié  sous  le  titre  de  Lys  de  Saron, 
et  la  plupart  de  ses  autres  compositions  lyriques,  sont  une  ma- 
gnifique expression  de  ce  rêve  idéal  qui  ne  touche  à  la  terre  que 
pour  prendre  son  essor  et  planer  dans  les  sphères  célestes. 
Mais  le  grand  défaut  de  ces  compositions ,  c'est  que  c'est  tou- 
jours la  même  corde  qui  résonne,  toujours  la  même  pensée  re- 
produite sous  une  autre  forme,  toujours  le  même  thème  musical 
dont  le  fond  ne  change  pas  .  dont  les  variations  seules  passent 
et  se  renouvellent.  Une  des  odes  de  ce  recueil,  qui  a  pour  titre  : 
les  Oiseaux'  de  passage  [Flytlfoglarne),  peut  donner  une  idée 
de  ces  rêveries  mystiques,  de  ces  aspirations  religieuses,  sans 
cesse  reproduites  par  le  poëte. 

«  Voyez  les  oiseaux  qui  s'envolent.  Ils  quittent  en  soupirant 
les  contrées  du  Nord.  Ils  s'en  vont  vers  les  rives  étrangères,  et 
leur  chant  plaintif  se  mêle  au  murmure  du  vent.  Où  nous  en- 
voies-tu, ô  Dieu?  s'écrient-ils.  Sur  quels  bords  nous  appelle  ton 
message? 

»  Nous  quittons  avec  inquiétude  la  terre  Scandinave.  Là  nous 
avions  grandi,  là  nous  étions  heureux.  Sous  les  tilleuls  en  fleurs 
nous  avions  construit  notre  nid.  Le  vent  nous  berçait  sur  les 
rameaux  parfumés.  A  présent,  il  faut  que  nous  nous  en  allions 
dans  les  lieux  inconnus. 

»  Dans  les  forêts,  la  nuit  était  si  belle  avec  sa  couronne  de 
roses,  avec  ses  cheveux  d'or.  Nous  ne  pouvions  dormir,  tant 
elle  était  belle.  Nous  nous  assoupissions  seulement  dans  nos 
voluptés  jusqu'à  ce  que  le  matin  vînt  nous  réveiller  du  haut 
de  son  char  étincelant. 

»  L'arbre  vert  étendait  au  large  ses  rameaux,  versant  sur  les 
frais  gazons,  sur  la  rose  tremblante,  les  gouttes  de  rosée  qui 
brillaient  comme  des  perles.  Maintenant  le  chêne  est  dépouillé 
de  son  feuillage,  la  rose  est  flétrie.  Le  bruit  de  la  tempête  a  rem- 
placé le  souffle  léger  du  vent,  et  la  riante  parure  de  mai  est 
cachée  sous  la  neige. 

«  Que  ferions-nous  plus  longtemps  dans  le  Nord?  Chaque  jour 
son  horizon  devient  plus  étroit  et  son  soleil  plus  pâle.  A  quoi 
nous  servirait  de  chanter  ?  Toute  cette  terre  est  comme  un  tom- 


REVUE  DE  PARIS.  223 

beau.  Dieu  nous  a  donné  des  ailes  pour  fuir  dans  l'espace.  Salut 
à  vous  !  Salut,  vagues  orageuses  de  la  mer! 

»  Ainsi  les  oiseaux  chantent  en  s'éloignant.  Bientôt  ils  attei- 
gnent une  contrée  plus  belle.  Là  les  pampres  sebalanctntàlacime 
des  ormeaux  ;  les  ruisseaux  gazouillent  sous  les  branches  de 
myrle,  et  les  forêts  résonnent  d'un  chant  de  joie  et  d'espérance. 

')  Quand  ton  bonh-rur  terrestre  se  change  en  regret,  quand  le 
vent  d'automne  commence  à  gémir  .  ne  pleure  pas ,  pauvre  âme. 
Au  delà  des  mers,  une  autre  contrée  sourit  à  l'oiseau  fugitif. 
Au  delà  du  tombeau,  il  est  une  autre  terre  dorée  parles  rayons 
d'un  matin  éternel.  » 

Peu  a[irès  le  jour  oij  l'âme  affaissée  de  Stagnelius  murmurait 
son  dernier  chant  de  deuil ,  un  jeune  poëte,  pauvre  et  malade, 
entrait  par  la  porte  du  Nord  à  Stockholm  ,  et  venait  demander  à 
la  capitale  la  gloire  qui  l'ava  t  attire  et  la  fortune  qui  l'avait  fui. 
C'était  Éric  Siœberg  ,  plus  connu  sous  le  nom  de  Vitalis.  11  était 
né  en  1794,  de  parents  pauvres,  mais  honnêtes.  Son  père,  qui 
habitait  la  petite  ville  de  Trosa ,  exerçait  la  profession  de  ma- 
nœuvre. Tout  ce  qu'il  put  faire  pour  l'éducation  d'Éric,  fut  de 
l'envoyer  à  l'école  gratuite.  Là  ,  il  se  distingua  tellement  par 
ses  rares  dispositions  d'esprit ,  par  son  assiduité  pour  le  travail, 
que  le  maître  d'école,  craignant  de  ne  pas  le  voir  continuer  ses 
études,  et  ne  pouvant  cependant  l'aider  à  les  poursuivre,  solli- 
cita un  secours  pour  lui  et  1  obtint.  De  l'école  élémentaire ,  Vi- 
talis passa,  en  1807,  à  l'école  latine.  Dans  la  même  année,  il 
commença  à  expliquer  Virgile.  Ce  poète  fit  sur  lui  une  grande 
impres-.ion  ;  il  le  lut  et  le  relut.  Plus  tard ,  il  racontait  lui-même 
que,  lorsquil  revint  chez  ses  parents  pendant  les  vacances,  il 
fut  obligé  de  garder  les  pourceaux,  et  alors  il  s'en  allait  à  tra- 
vers les  collines,  tenant  un  bâton  de  berger  d'une  main  et  de 
l'autre  un  Virgile. 

Quelques  personnes  généreuses  lui  donnèrent  les  moyens  de 
rester  au  gymnase  jusqu'à  la  fin  de  ses  études,  puis  elles  le 
firent  entrer  à  l'université.  Mais  le  secours  qu'on  lui  donnait 
était  bien  minime.  Dès  son  arrivée  à  Upsal,  il  se  trouva  con- 
damné à  vivre  d'une  vie  de  labeur  et  de  privations.  Pour  pou- 
voir subsister ,  il  partageait  son  temps  entre  l'étude  et  l'ensei- 
gnement. Il  étudiait  la  nuit ,  il  donnait  des  leçons  le  jour ,  et  ces 
leçons,  peu  nombreuses,  mal  payées,  ne  lui  offraient  encore 


224  REVUE  UE  l'AKlS. 

qu'une  ressource  précaire  ou  insuffisante.  Il  passa  ainsi  plu- 
sieurs années,  se  roidissant  contre  tous  les  obstacles,  essayant 
de  vaincre  ropiniâtrelé  du  sort  par  l'opiniâtreté  de  Ténergie,  et 
il  poursuivit  ses  études  ;  mais  ces  travaux  engendrèrent  la  ma- 
ladie d'épuisement  qui  devait  l'emporter  à  la  fleur  de  l'âge. 

En  1822,  le  prince  royal  visita  l'université,  et  prit  pitié  de 
celte  existence  de  poète.  11  assura  à  Vitalis  une  pension  annuelle 
de  400  francs  jusqu'à  l'époque  où  il  prendrait  ses  grades  en 
philosophie.  Vitalis  accepta  d'abord  cette  marque  de  faveur  avec 
une  sincère  reconnaissance;  puis,  comme  sa  santé  devenait  de 
jour  en  jour  plus  chancelante,  en  recevant  le  premier  trimestre 
de  sa  pension,  il  se  sentit  agité  par  un  scrupule  de  conscience; 
lise  dit  que  jamais  peut-être  il  ne  pourrait  prendre  ses  grades 
en  philosophie  ,  qu'il  n'avait  par  conséquent  pas  le  droit  de  tou- 
cher à  la  somme  que  le  prince  royal  lui  avait  offerte  dans  ce 
but,  et  il  la  refusa. 

L'hiver  suivant ,  il  partit  pour  aller  remplir  en  Sœdermannie 
une  place  de  précepteur.  11  passa  la  nuit  dans  une  chambre 
froide  et  dans  un  état  de  maladie;  cette  imprudence  lui  causa 
une  telle  crise,  qu'il  faillit  en  mourir.  En  1824,  il  revint  à  Up- 
sal,  et  subit  sen  examen  universitaire  d'une  manière  éclatante. 
Ce  fut  là  son  dernier  triomphe.  Bientôt  il  se  retrouva  plus  que 
jamais  pauvre,  souffrant  et  délaissé.  Il  voulait  obtenir  une  place 
de  docent  à  l'université,  et  toutes  les  places  étaient  prises.  Il 
aimait  une  jeune  fille  ,  et  elle  se  maria.  C'était  à  elle  qu'il  avait 
adressé  des  vers  touchants  ;  c'était  à  elle  qu'il  avait  dit  :  «  Si  tu 
rencontres  sur  ton  chemin  une  fleur  qui  courbe  à  l'écart  sa  tête 
fatiguée ,  une  fleur  pâle  qui  se  referme  avec  une  larme  dans  son 
calice,  c'est  le  symbole  de  mon  cœur  lorsque  je  l'ai  quittée.  » 
C'était  à  elle  qu'il  avait  dit ,  dans  une  de  ces  heures  d'abatte- 
ment où  il  pouvait  calculer  la  fin  de  ses  jours  :  *  Lorsque  tu 
passeras  sous  les  tilleuls  qui  protégeront  la  tombe  de  ton  ami, 
si  une  rougeur  céleste  vient  à  colorer  ton  visage ,  c'est  mon 
chant  qui  se  mêle  aux  soupirs  de  la  brise,  c'est  mon  âme  qui 
revient  à  toi,  et  qui  cherche  encore  à  apaiser  sur  tes  lèvres  sa 
soif  d'amour.  « 

Il  conserva  sans  cesse  le  souvenir  de  cette  jeune  fille;  long- 
temps après  l'avoir  quittée,  il  ne  pouvait  entendre  parler  d'elle 
sans  émoliou. 


REVUE  DE  PARIS.  225 

Dans  son  éfat  de  misère  et  d'abandon  ,  il  avait  encore ,  pour 
le  consoler,  une  mère.  Il  allait  souvent  la  voir  dans  son  humble 
demeure  de  Trosa  ,  et  ce  voyage  était  pour  lui  comme  un  pieux 
pèlerinage.  Mais  elle  mourut,  et  il  resta  seul. 

Ce  fut  alors  qu'il  se  décida  à  venir  à  Stockholm.  Ses  poésies 
lui  avaient  déjà  fait  quelque  réputation.  11  espérait  peut-être 
conquérir  une  place  dans  le  grand  monde,  et  il  se  trompa.  Il 
passa  au  milieu  de  la  foule  comme  au  milieu  d'un  désert ,  et 
lorsqu'il  retourna  ses  regards  vers  le  passé,  il  se  sentit  oppressé 
sous  le  poids  d'une  amère  déception.  »  0  femme  de  Lolh  !  s'é- 
criait-il alors,  je  comprends  à  présent  ton  destin  ;  comme  toi , 
j'ai  regardé  en  arrière  ,  et,  comme  toi ,  j'ai  été  dans  la  solitude 
transformé  en  statue  de  sel.  J'ai  vu  s'évanouir  chacune  des 
joies  de  ma  jeunesse,  chacun  de  mes  doux  anges  ailés.  Personne 
ne  répond  à  ma  voix  suppliante  ,  et  personne  ne  voit  mes  lar- 
mes couler.  Je  tombe  comme  une  fleur  que  le  soleil  n'échauffe 
plus  et  que  le  vent  d'automne  brise.  » 

Tous  les  efforts  qu'il  lit  pour  se  procurer  au  moins  une  exis- 
tence paisible,  sinon  heureuse,  furent  inutiles.  Il  se  trouva 
forcé  de  faire  des  dettes,  et  ces  dettes  devinrent  pour  lui  une 
nouvelle  source  d'inquiétudes.  Sa  maladie  s'accrut  avec  ses  sou- 
cis; il  languit  et  mourut  ù  l'hôpital,  le  4  mars  1828.  On  trouva 
sur  sa  table  un  petit  livre ,  dans  lequel  il  cherchait  une  conso- 
lation à  sa  dernière  heure  :  c'était  \ Imitation  de  Jésus-Christ. 

Vitalis  a  laissé  un  recueil  de  poésies  sérieuses  et  de  poésies 
comiques.  Ses  poésies  sérieuses  portent  la  vive  empreinte  de 
celte  àme  énergique  qui  essaya  sans  cesse  de  lutter  contre  la 
mort  qui  l'oppressait ,  et  qui .  après  avoir  soupiré  un  chant  de 
malade ,  entonnait  un  hymne  de  convalescence.  Son  style  est 
ferme  ,  sévère  ,  riche  d'images  ,  mais  inégal  ;  c'est ,  comme  l'a 
dit  Geiier,  le  style  d'un  homme  qui  en  est  encore  à  chercher  sa 
véritable  expression.  11  a  des  lueurs  d'inspiration  parfaite,  et 
des  moments  d'abandon  qui  feraient  douter  de  son  talent.  Il 
passe  ainsi  d'une  extrémité  à  l'autre ,  et  s'arrête  rarement  à  la 
ligne  intermédiaire.  11  est  au-dessus  du  médiocre  ou  au-des- 
sous (1). 

Les  Suédois  vantent  la  légèreté  de  ses  poésies  comiques ,  l'ha- 

(1)  Geiiers  Fœretal,  pag.  13. 

19. 


i>26  REVUE  DE  PARIS. 

bileté  avec  laquelle  il  pouvait  saisir  un  sujet  grave  pour  le 
tourner  en  parodie.  J'ai  lu  aussi  cette  seconde  partie  de  son 
recueil.  Mais  quand  on  connaît  la  douloureuse  destinée  de  celui 
qui  a  écrit  ces  fantaisies  moqueuses ,  il  y  a  dans  cette  voix 
épuisée  qui  essaye  de  rire,  dans  cette  harpe  mélancolique  qui 
s'efforce  d'amuser  l'oreille,  je  ne  sais  quel  son  trompeur  qui 
fait  mal,  et  l'on  revient  à  ses  él<  gies ,  comme  au  miroir  où  se 
reflète  sa  véritable  poésie,  sa  véritable  image  depoëte. 

X.  Marxieb. 


LETTRES 

(1) 


SUR  MUNICH". 


liA  PEi:VTURE. 


XIV. 


"*•  De  la  peinture  à  Fresifue. 

L'école  de  Munich  peint  peu  de  tableaux  ;  elle  n'a  pas  le 
temps  de  se  recueillir  et  de  rêver,  pour  tracer  ensuite  sur  la 
toile  de  ces  œuvres  où  l'imagination  peut  déployer  tout  l'éclat  et 
toute  Toriginalité  de  ses  caprices.  C'est  sur  les  maçonneries  qui 
s'élèvent  de  toutes  parts,  dans  les  voûtes  des  églises  ,  sur  les 
frises  et  les  plafonds  des  palais  qu'elle  laisse  son  empreinte. 
Aussi  ne  sait-elle  guère  ce  que  c'est  que  la  peinture  à  l'huile;  la 
fresque  et  l'encaustique  sont  ses  deux  procédés  familiers  j  elle 
ne  peut  pas ,  comme  c'est  l'ordinaire  chez  nous,  se  donner  soa 
cadre  à  elle-même;  elle  le  reçoit  tout  fait  de  l'architecte,  comme 
elle  emprunte  le  sujet  de  ses  compositions  à  la  pensée  qui  a  pré- 
sidé à  l'érection  du  monument  qu'elle  décore.  Ainsi  on  peut  dire 
qu'à  Munich  ,  la  peinture  n'est  pas  un  art  indépendant  j  à  voir 
les  choses  au  fond  ,  elle  n'y  est  considérée  que  comme  un  orne- 

(1)  Voyez  les  volumesdejaDvier  et  février,  et  paçed2  dece  Tolume. 


228  REVUE  DE  PARIS. 

ment  accessoire  de  l'arcliilecture.  Vous  pouvez  pressentir  par  là 
combien  celle  école  diffère  de  lanôlre;  il  me  semble  important 
d'insislersur  les  réflexions  que  cette  disparité  profonde  fait  naître. 
A  Parme  ,  à  Venise ,  à  Bologne ,  à  Florence  ,  à  Pérouse  ,  à 
Sienne  ,  à  Rome,  où  trouve-l-on  les  peintures  qui  font  la  richesse 
de  l'Italie  ?  Est-ce  ,  comme  chez  nous  ,  dans  de  vastes  bazars 
sans  caractère  et  sans  autre  destination  que  celle  de  montrer 
aux  curieux  les  i-eliques  du  génie  des  siècles  passés?  Non  ,  c'est 
dans  les  églises  ou  dans  les  palais  qu'on  admire  ces  chefs-d'œu- 
vre. C'était  pour  exprimer  une  pensée  religieuse  ,  ou  pour  offrir 
aux  yeux  des  grands  des  images  en  rapport  avec  leurs  habitu- 
des et  leurs  idées  favorites,  que  les  artistes  travaillaient  autre- 
fois ;  ils  ne  peignaient  rien  au  hasard ,  et  lorsqu'ils  préparaient 
leur  palette  ,  ils  n'avaient  pas  ordinairement  en  vue  de  s'im- 
mortaliser par  quelque  fantaisie  individuelle,  mais  d'appliquer 
leur  talent  à  quelque  chose  de  réel ,  qui  leur  était  fourni  par  la 
civilisation  de  leur  temps,  et  dont  ils  trouvaient  à  la  fois,  en  de- 
hors d'eux-mêmes  ,  et  Tinspiration  et  la  donnée  matérielle.  Léo- 
nard de  Vinci,  Raphaël  et  Titien  n'ont  jamais  peint  pour  des 
musées,  Savaii-on  ce  que  c'étaient  que  les  musées  aiors  ?  Ce  sont 
là  des  inventions  d'un  siècle  comme  le  nôtre  ,  qui,  ayant  couvert 
la  terre  de  ruines  ,  a  eu  soin  de  balayer  ,  çà  et  là,  quelques  ga- 
leries pour  y  remiser  les  peintures  qu'on  a  tirées  des  monuments 
détruits.  Ainsi  le  musée  de  Paris  est  le  résultat  de  la  réunion  de 
tous  les  tableaux  que  la  révolution  a  enlevés  à  Versailles ,  au 
Luxembourg  et  au  couvent  des  Chartreux.  Vous  m'en  direz  au- 
tant du  musée  de  Milan,  qui  a  été  formé  des  richesses  des  cou- 
vents supprimés,  et  de  l'académie  de  Venise,  qui  a  été  commen- 
cée avec  les  débris  de  toutes  les  é{{lises  que  le  temps  , 
l'Adriatique  et  l'Aulriche  minent  chaque  jour  au  milieu  des  la- 
gunes. Partout  où  la  révolution  a  renversé  un  principe  ancien , 
ou  installé  un  principe  nouveau,  vous  trouverez  des  musées  qui 
sont  comme  une  retraite  honorable,  et,  en  quelque  sorte,  un  hô- 
pital ouvert  aux  ouvrages  d'une  civilisation  anéantie.  Mais  où  la 
révolution  n'a  point  pénétré  ,  et  où  Ton  voit  encore  l'image  de 
l'organisation  des  sociétés  antérieures  ,  on  ne  connaît  d'autres 
musées  que  les  églises  et  les  palais.  Les  merveilles  de  Florence 
partagent  le  palais  Pitti  avec  le  grand-duc  de  Toscane  5  celles 
de  Rome  ,  le  Vatican  avec  le  pape. 


REVUE  DE  PARIS.  229 

Voudrais-je  condamner  les  musées  absolument?  Non  sans 
doute  ;  ils  sont  nécessaires  à  notre  époque  ;  nous  devons  un  asile 
aux  chefs-d'œuvre  que  nous  avons  chassés  de  leurs  temples  et 
de  leurs  châteaux  avec  les  puissances  dont  ils  céiéhraient  les 
grandeurs.  Conservons  donc  nos  vastes  galeries  pour  ces  débris 
errants  et  pour  ces  illustres  témoignages  du  passé.  Mais  indi- 
quons aussi  à  l'art  contemporain  qu'il  a  une  tout  autre  mission 
que  de  venir  accrocher  ses  toiles  à  côlé  de  celles  qui  avaient 
un  autre  emploi  avant  d'êire  entassées  dans  nos  pinacothèques. 
Savez-vous  à  quoi  Ion  s'habitue  en  fréquentant  ces  Invalides  de 
la  peinture  où  les  pages  de  tous  les  ordres  et  de  tous  les  genres 
sont  accumulées?  A  ne  plus  distinguer  quelle  pensée  a  présidé  à 
leur  composition  ,  à  oublier  totalement  la  chose  essentielle  qui 
est  de  savoir  en  vertu  de  quelle  inspiration  chficune  de  ces 
œuvres  a  été  accomplie  ,  et  à  ne  voir  en  elles  que  les  formes  ex- 
térieures dont  s'est  revêtue  une  idée  désormais  absente  et  éteinte 
pour  toujours.  C'est  ainsi  qu'on  tombe  dans  ce  matérialisme 
grossier  auquel  l'art  est  en  proie  aujourd'hui ,  et  dans  cette  ido- 
lâtrie des  surfaces  qui  est  un  abominable  retour  du  paga- 
nisme. 

Arrachons  les  artistes  contemporains  à  cette  humiliation 
excessive;  pour  qu'ils  recouvrent  l'ancienne  dignité,  apprenons- 
leur  qu'il  faut  qu'ils  se  soumettent  à  une  pensée  supérieure  à 
eux ,  et  qu'ils  descendent ,  comme  leurs  maîtres  du  xvi»  siècle 
à  n'être  que  des  décorateurs  au  service  de  l'architecture.  Si  le 
principe  de  notre  société  tend  à  se  modifier,  si  les  églises  et  les 
palais  ne  sont  plus  ,  comme  au  temps  de  Jules  II  et  des  Médicis, 
les  formes  suprêmes  de  la  civilisation,  il  ne  manquera  pas, 
même  dans  la  période  d'incertitude  où  nous  sommes  plon- 
gés, de  monuments  à  qui  la  durée  est  promise.  Nos  bourses 
et  nos  tribunaux  ne  sont-ils  pas  de  véritables  basiliques 
comme  les  anciennes?  Et  serait-il  superflu  de  tracer  sur  leurs 
murs  des  exemples  d'intégrité  et  de  vertu?  L'enceinte  de  nos 
assemblées  légis  alives  et  celle  de  nos  académies  ne  sont-elles 
pas  des  temples  dont  il  faudrait  rappeler  par  la  peinture  que 
l'esprit  humain  est  le  dieu?  Nos  universités,  nos  écoles  d'art,  et 
surtout  nos  écoles  d'industrie  ne  devraient-elles  pas  mettre  sous 
les  yeux  des  élèves  les  modèles  et  les  récompenses  qui  doivent 
tenter  leur  ambition?  A  mesure  que  la  vie  publique  se  dévelop- 


230  REVUE  DE  PARIS, 

pera  chez  nous ,  il  y  aura  encore  de  plus  fréquentes  occasions 
de  tracer  des  images  qui  rendent  sensible  aux  regards  le  génie 
de  noire  nalion ,  et  qui  en  conservent  à  jamais  le  souvenir. 

Les  vœux  que  j'exprime  ne  sont  pas  irréalisables.  Nous  aussi, 
nous  commençons  à  savoir  ce  que  c'est  (jue  la  peinture  à  fres- 
que; et  le  public  a  pu  apprécier  déjà  quels  pas  immenses  ce 
genre  pouvait  faire  faire  à  notre  école,  en  l'obligeant  à  s'assu- 
jettir à  un  but  sérieux,  actuel  et  général.  Par  les  fresques  de  la 
chambre  des  députés,  M.  Dilacroix  s'est  élevé  non-seulement 
au-dessus  des  contCitalions  qu'il  n'avait  pu  vaincre  tant  qu'il 
s'était  livré  aux  séductions  de  la  fantaisie,  mais  encore  au 
niveau  des  plus  grands  maîtres  qui  aient  illustré  la  troisième 
période  de  l'ait.  On  verra  ce  que  Us  fresques  de  l'école  des 
beaux-arts  ajouteront  au  talent  de  M.  Delaroche  ;  on  a  déjà  vu 
M.  Ziegler  conquérir  tout  d'un  coup  la  réputation  par  ses  fres- 
ques de  la  Madeleine.  C'est  dans  cette  carrière  que  nous  voudrions 
voir  le  gouvernement  seconder  les  artistes  ;  quatre  ou  cinq 
murailles  qu'on  donnerait  à  peindre  aux  chefs  des  principales 
subdivisions  de  notre  école,  feraient  plus  pour  la  fortune  de 
l'art  que  les  magnifiques  et  immenses  catacombes  de  Versailles. 
Mais  il  ne  faudrait  pas,  comme  on  a  fait  à  Notre-Dame-de-Lo- 
rette,  diviser  un  monument  en  morceaux,  et  le  distribuer 
ensuite  au  hasard;  si  M.  Schnetz  avait  été  chargé  de  peindre 
toute  cette  église,  et  qu'il  y  eût  partout  réussi  comme  dans  ses 
Prophètes  et  dans  son  Franciscain,  nous  compterions  peut- 
être  vingt  pages  remarquables,  où  il  n'y  en  a  que  deux.  Vous 
direz  qu  il  y  a  plus  de  deux  mille  peintres  à  Paris ,  et  qu'il  faut 
que  tout  le  monde  vive  ;  mon  dessein  ne  serait  pas  de  blesser 
aucun  intérêt,  mais  de  forcer  nos  artistes  à  se  grouper  par 
ateliers ,  et  à  renoncer  à  celte  sorte  d'anarchie  dans  laquelle  ils 
dépensent  inutilement  des  espérances  précieuses.  On  verrait 
alors  toutes  les  forces  aujourd'hui  dispersées  se  discipliner 
et  donner  aux  trois  ou  quatre  systèmes  ,  qui  sont  en  présence, 
une  puissance  et  un  éclat  qui  seraient  le  gage  de  la  prospérité 
générale. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  à  Munich.  La  peinture  monumentale, 
qui  est  la  peinture  véritable,  y  a  prévalu  dès  le  premier  jour,  et 
D'y  laisse  qu'une  place  très-secondaire  à  la  peinture  person- 
nelle ;  tout  a  été  organisé  pour  favoriser  cette  suprématie.  Un 


REVUE  DE  PARIS.  ->ôl 

seul  artiste  est  ordinairement  chargé  de  peindre  tout  un  édifice  ; 
il  lui  est  ainsi  permis  de  produire,  par  le  ménagement  des  con- 
trastes et  des  symétries,  des  effets  qu'on  ne  saurait  trouver 
daus  nos  monuments  abandonnés  à  vingt  broyeurs  de  couleurs 
différentes.  Il  compose  donc  tout  son  sujet  et  le  dessine  entière- 
ment; vous  voyez  que  ce  travail  doit  développer  en  lui  des 
facultés  que  rien  n'eût  tirées  de  leur  sommeil  s'il  n'eût  eu  à 
peindre  qu'une  toile  d'un  mètre  carré.  Mais  pour  exécuter 
ensuite  sa  vaste  entreprise ,  il  est  bien  forcé  de  recourir  à  ses 
amis,  ou  à  ses  élèves;  et  quand  dix  hommes  sont  rassemblés 
pour  un  même  but,  dans  un  même  lieu,  et  qu'ils  appliquent 
non-seulement  leur  main,  mais  leur  intelligence  à  une  même 
œuvre,  vous  devez  penser  qu'il  doit  jaillir  de  leur  contact  des 
observations  décisives  pour  les  progrès  de  l'art,  et  de  leur 
concert  des  productions  remarquables.  Ainsi  s'explique  l'im- 
portance rapide  qu'a  prise  l'école  de  Munich.  A  peine  née,  elle 
est  devenue  illustre  par  ce  concours  de  tant  d'esprits  actifs  qui 
ont  mis  leurs  idées  et  leur  travail  en  commun.  Leurs  efforts 
réunis  ont  presque  sufl5  pour  remplacer  les  traditions  qui  lui 
manquaient  ;  si  quelques  noms  de  ce  pays-ci  ont  fait  du  bruit 
dans  le  nôtre ,  ils  le  doivent  à  cette  modeste  et  laborieuse  foule 
qui  se  cache  derrière  eux  ;  n'oubliez  jamais  son  désintéressement, 
lorsque  je  vous  parlerai  de  leur  gloire. 


XV. 

lies  trois  Écoles  Allemandes.  —  Borne*  — 
Dus^eldorf.  —  llunicli. 

L'école  de  Munich  n'est  qu'une  fraction  de  l'école  allemande. 
Quelle  idée  vous  faites-vous  de  l'une  et  de  l'autre,  et  de  leurs 
rapports?  Vous  avez  pu  voir  une  assez  grande  quantité  de  gra- 
vures exécutées  d'après  les  tableaux  des  artistes  allemands  ; 
mais  dans  ce  nombre,  vous  en  avez  dû  trouver  fort  peu  qui  re- 
présentassent les  compositions  des  maîtres  de  Munich.  La  raison 
en  est  simple  :  l'école  allemande  a  aujourd'hui  trois  foyers, 
Rome,  Munich  et  Dusseldorf.  Overbeck,  qui  réside  à  Rome,  y  a 
trouvé  des  graveurs;  Scbadow  a  su  en  former  à  Dusseldorf  dont 


23ii  REVUE  DE  PARIS. 

il  dirige  le  mouvement  ;  mais  il  n'y  en  a  point  à  Munich.  Le 
burin  est  presque  entièrement  inconnu  en  Bavière  ;  on  n'y  fait 
usage  que  de  la  litliographie  à  laquelle  on  a  cherché,  il  est 
vrai,  à  donner  tous  les  airs  de  la  gravure.  On  avait  trouvé  à 
Stuttgardt,  il  y  a  quelques  années,  un  procédé  particulier  avec 
lequel  on  avait  commencé  à  lilhographier  les  tableaux  des  an- 
ciens maîtres  de  l'école  de  Bruges  et  de  l'école  allemande.  Les 
essais  en  sont  venus  jusqu'à  Paris,  où  ils  ont  été  bien  accueillis; 
une  légère  teinte  de  coloration  s'y  joignait  uniformément  au 
noir  el  au  blanc,  de  manière  à  produire,  en  réunissant  trois 
nuances  principales,  un  effet  plus  voisin  de  la  peinture.  Le 
roi  de  Bavière  a  acheté,  m'a-t-on  dit,  ce  procédé  aux  Wurtem- 
bergeois  qui  l'avaient  inventé,  à-t-il  eu  l'intention  de  l'em- 
ployer à  traduire  les  œuvres  de  ses  peintres?  Je  ne  sais.  Mais 
depuis  qu'il  en  a  le  monopole,  il  ne  lui  a  donné  aucune  appli- 
cation; il  ne  l'a  pas  même  fait  servir  à  continuer  cette  repro- 
duction des  anciens  maîtres  allemands  qui  avait  eu  tant  de 
succès. 

Ainsi  tout  ce  que  la  France  sait  sur  le  compte  des  peintres 
de  Munich  ,  c'est  qu'ils  existent.  Quant  à  leurs  noms  ,  elle  ne 
connaît  que  ceux  de  Cornélius,  de  Schnorr  et  de  Kaulback;  et 
même  ces  deux  derniers  ne  sont  guère  familiers  qu'aux  gens 
qui  mettent  un  intérêt  lont  particulier  à  ne  rien  ignorer  de  ce 
que  l'art  produit  aujourd'hui  en  Europe.  Pour  faire  apprécier 
leur  caractère  et  celui  des  autres,  l'analyse  était,  jusqu'à  ce 
jour,  aussi  impuissante  que  le  burin.  Les  principaux  travaux  de 
cette  école  s^nt  à  peine  achevt's;  moi-même  j'ai  vu  encore  pres- 
que autant  d'ébauches  que  d'oeuvres  terminées,  et  je  ne  saurais 
apporter  trop  de  réserve  dans  le  jugement  d'un  mouvement  qui 
n'est  point  entièrement  accompli. 

C'est  à  Overbeck  (ju'il  faut  remonter,  lorsqu'on  cherche  la 
raison  de  ce  qui  se  fait  ici.  Qui  l'eût  dit  ,  que  ce  serait  un  Alle- 
mand qui  rouvrirait  dans  Rome  la  source  des  inspirations  chré- 
tiennes? Depuis  que  Raphaël,  désertant  la  divine  simplicité  de 
Pérugin,  avait  pris  pour  maître  le  génie  grec,  retrouvé  sons  les 
ruines  de  la  Nille  des  papes,  le  paganisme  n'avait  cessé  d'y 
régner  en  souverain.  La  mythologie  de  l'Albane  et  le  matéria- 
lisme de  Caravage  avaient  été  les  dernières  conséquences  du 
système  inauguré  au  Vatican  avec  tant  de  gloire,  par  VÉcole 


REVUE  DE  PARIS.  235 

d'Athènes.  Puis  tout  était  retombé  dans  le  néant  ;  l'esprit  chré- 
tien, qui  avait  jusqu'alors  soutenu  la  chaire  de  Saint-Pierre,  et 
le  paganisme,  qui  avait  donné  aux  arts  une  splendeur  passa- 
gère, étaient  devenus  également  impuissants.  Cependant,  au 
milieu  de  cette  décadence  universelle  ,  le  pnganisme  fut  encore 
le  plus  inébranlable  et  le  plus  fort  ;  et,  lorsque  au  commence- 
ment de  ce  siècle  la  sculpture  sembla  jeter  un  éclat  nouveau, 
ce  fut  lui  qui  inspira  Canova.  Mais  tout  à  coup  un  homme, 
sorti  du  pays  d'où  Lulher  avait  donné  le  signal  de  la  dé*  héance 
de  Rome,  un  Germain  traversant  les  Al|tes,  est  venu  réveiller 
dans  la  ville  éternelle  Id  christianisme  enseveli  entre  deux 
couches  de  paganisme,  et  reprendre  la  tradition  de  Pérugin 
où  Raphaël  l'avait  abandonnée.  Voilà  ce  qu'a  fait  Overbeck. 

Peut-être  avez-vous  vu  la  gravure  d'une  charmante  composi- 
tion de  ce  maître,  qui  représente,  sous  deux  fip.ures  embléma- 
tiques, l'alliance  nouvelle  que  l'Italie  et  l'Allemagne  ont  con- 
tractée. L'original  est  dans  le  château  royal  de  Schlesseim  , 
situé  à  quelques  lieues  de  Munich  ,  et  qui  renfermait  autrefois 
la  plus  grande  partie  des  richesses  déposées  aujourd'hui  à  la 
Pinacoihèque.  Rien  de  plus  naïf  que  cette  page  sur  laquelle  le 
peintre  a  traduit,  à  son  insu,  des  pensées  que  sa  foi  repousse- 
rait sans  doute,  si  sa  conscience  les  avait  connues.  L'Italie  y 
est  représentée  sous  la  forme  d'une  belle  femme  couronnée  du 
laurier  classique;  mais  sa  tête  est  penchée  vers  la  terre  ,  et  ses 
traits  ,  qui  ont  cette  pureté  qu'on  retrouve  dans  les  jeunes 
hommes  de  VÉcole  d'Athènes,  expriment  une  mélancolie  infi- 
nie. L'Allemagne,  au  contraire,  est  blonde;  son  profil  est  fin, 
sans  avoir  la  régularité  antique  ;  son  front  est  ceint  de  myoso- 
tis ;  elle  s'incline  vers  l'Italie,  s'appuie  sur  elle,  et  l'interroge 
avec  une  curiosité  innocente  ;  elle  semble  lui  demander  :  «  Que 
te  reste-t  il  ,  ma  sœur ,  de  ta  religion  et  de  tes  arts  ?  Qu'as-tu 
fait  de  ton  âme  prophétique?  A  quel  arbre  as-tu  suspendu  ta 
lyre  ?  Dins(|uel  chemin  as-tu  j)erdu  cet  éblouissant  manteau  que 
l'art  et  la  poésie  avaient  brodé?  As-tu  encore  qiebiue  chose  à 
nous  apprendre?  Le  ciel  l'avait  faite  pour  enseigner  les  autres 
nations.  Parle  ,  dis -nous  ce  qu'il  faut  croire  de  Dieu,  et  sous 
quelles  formes  il  convient  de  présenter  aux  hommes  la  vérité 
éternelle?  »  Mais  l'Italie  tient  ses  yeux  baissés  ;  et  ,  dans  sa 
douleur  et  dans  son  silence ,  on  croit  l'entendre  qui  répond  : 
3  20 


234  REVUE  DE  PARIS. 

«  Ma  sœur,  j'ai  tout  perdu  ;  la  religiou  et  les  arts,  la  pensée  et 
la  forme,  j'ai  tout  vu  s'évanouir.  Mon  sein  ne  porte  plus  que 
les  débris  de  toutes  ces  choses  autrefois  vénérées;  mon  esprit 
s'éteint ,  mon  âme  est  vide  ,  et  le  souvenir  de  ma  gloire  passée 
est  une  amertume  nouvelle  ajoutée  à  toutes  mes  autres  dou- 
leurs. «  L'Allemagne  entend  ces  paroles;  mais  on  dirait  qu'elle 
se  refuse  à  en  comprendre  le  sens  ;  et  elle  n'en  poursuit  pas 
moins  ses  tranquilles  questions. 

Dans  ce  tableau,  Overbeck  nous  livre  tous  ses  secrets.  L'Alle- 
magne animant,  avec  la  naïveté  de  son  esprit ,  les  débris  ou- 
bliés de  l'art  religieux  de  l'Italie,  tel  est  le  point  de  départ  de 
sa  carrière  et  le  caractère  dominant  de  son  génie.  Remarquez 
bien  tout  ce  qu'il  y  a  d'ingénieux  et  de  profond  dans  son  entre- 
prise; il  n'a  pas  dépouillé  l'originalité  de  son  esprit  pour  se 
faire  l'élève  seivile  des  Italiens  ;  s'il  les  a  pris  pour  ses  maîtres  , 
il  ne  leur  a  point  demandé  de  lui  enseigner  le  matérialisme  avec 
lequel  le  génie  allemand  fut  toujours  incompatible.  Il  a  dirigé 
ses  études  vers  l'époque  où  Tart  italien  et  l'art  allemand  étaient 
réunis  dans  la  communauté  des  mêmes  aspirations  religieuses  ; 
et  il  a  choisi  Albrecht  Duerer  pour  lui  servir  d'introducteur  au- 
près de  Pérugin.  Si  vous  avez  quelquefois  parcouru  la  collec- 
tion des  gravures  faites  d'après  ses  tableaux  ,  vous  aurez  pu 
remarquer,  réunies  sur  la  même  page,  autour  d'une  vierge  , 
d'un  côté  deux  têtes  chauves  de  moines  qui  rappellent  le  pre- 
mier, de  l'autre  deux  têtes  de  bienheureux  empruntées  au  se- 
cond ;  la  transition  des  unes  aux  autres  était  admirablement 
ménagée  ;  et  lors  même  qu'on  avait  l'œil  assez  exercé  pour  re- 
marquer leur  différence  ,  on  était  obligé  de  reconnaître  leur 
fraternité.  Ici  je  n'indique  encore  qu'en  passant  l'importance 
que  les  maîtres  du  xve  siècle  ont  acquise  aux  yeux  de  l'école 
allemande.  Ce  sont  eux  qui  ont  inspiré  Overbeck,  ses  rivaux  et 
ses  élèves. 

Sous  l'influence  réunie  d'Albrecht  Duerer  et  de  Pérugin,  Over- 
beck a  formé  à  Rome  une  école  dont  il  n'entre  point  dans  mon 
plan  de  vous  faire  connaître  les  développements.  Le  catholicisme 
est  son  principe;  son  but  est  d'atteindre  l'idéal  chrétien,  en 
s'abstenant  des  pompes  païennes  de  la  renaissance  et  de  tout  le 
matérialisme  splendide  du  xvi^  siècle.  Mais  ce  mouvement  qui  a 
étonné  l'Italie  en  la  rendant  à  elle-même ,  est  parti  du  nord  de 


REVUE  DE  PARIS.  235 

rAllemagne.  C'est  sur  les  bords  du  Rhin,  au  dessus  de  Cologne, 
qui  avait  donné  naissance  à  Meister  Wilhelm,  ce  CimabUe  tu- 
desque ,  c'est  dans  les  provinces  de  la  Prusse ,  dont  les  flancs 
renferment  les  sources  de  la  véritable  vie  germanique  ,  c'est  à 
Dusseldorf  qu'est  le  foyer  principal  de  cette  révolution  qui  a 
amené  de  si  notables  changements.  Paris  a  vu  les  toiles  que 
MM.  Bendemann  et  Lessing  ont  envoyées  à  ses  expositions  ;  le 
sujet  de  ces  tableaux,  autant  que  leur  style,  a  pu  faire  penser 
que  les  élèves  de  Schadow  étaient  restés  plus  fidèles  au  génie 
national  qu'Overbeck  (|ui  ne  s'en  est  inspiré  que  pour  relever  le 
génie  italien  de  ses  défaillances.  En  effet,  Albrecht  Duerer  pa- 
raît régner  sans  partage  à  Dusseldorf;  et  encore  semble-t-il  que 
ce  soit  le  côté  luthérien  de  son  génie  qui  y  soit  l'objet  préféré  de 
l'admiration  et  de  l'étude.  Dusseldorf  et  Rome,  voilà  donc  les 
deux  pôles  de  l'art  allemand  j  Munich  prend  sa  place  entre  ces 
deux  points  extrêmes. 

XVI. 

Imitation  des  maîtres  Italiens  de  la  Re- 
naissance. —  11.  de  Cornélius* 

A  Munich ,  il  faut  distinguer  aussi  plusieurs  écoles  ;  en 
France  ,  l'inspiration  personnelle  des  artistes  est  la  seule  source 
des  divisions  qu'on  puisse  établir  parmi  eux;  si  on  excepte 
M.  Ingres,  quel  est  celui  de  nos  peintres  qui  puisse  se  vanter 
d'avoir  un  système  et  des  élèves  ?  En  Bavière  ,  il  en  est  tout  au- 
trement; des  groupes  naturels  s'y  sont  formés;  chacun  a  son 
chef,  sa  manière  ,  sa  théorie.  Nulle  autre  part ,  je  pense  ,  on  ne 
pourrait  trouver  des  distinctions  plus  réelles,  plus  fécondes, 
plus  importantes  à  approfondir. 

M.  Pierre  de  Cornélius  ,  qui  est  à  la  tête  du  premier  groupe, 
fait  une  étude  sérieuse  d'Albrecht  Duerer  ;  mais  il  ne  s'est  pas 
abandonné  tout  entier  à  son  influence  ,  comme  les  disciples  de 
Schadow  ;  et  ce  n'est  pas  non  plus  au  divin  Pérugin  qu'il  a  eu 
recours,  comme  Overbeck,  pour  transfigurer  son  style  alle- 
mand. Il  s'est  jeté,  il  est  vrai ,  aux  pieds  dun  Italien  ,  à  l'exem- 
ple de  ce  dernier  ;  mais  c'est  à  un  des  coryphées  de  la  renaissance 


236  KEVUE  DE  PARIS, 

païenne,  c'est  à  Michel-Ange  qu'il  a  adressé  ses  hommages. 
Vous  figurez-vous  bien  quelle  manière  a  pu  produire  ralliance 
de  Michel-Ange  et  d'Albrechl  Duerer?  Vous  vous  effarouchez  au 
nom  de  ces  deux  puissants  barbares ,  et  vous  redouiez  les  vio- 
lences que  leur  réunion  peut  autoriser.  Oui,  je  le  sais,  ce  n'est 
pas  en  sortant  des  salles  du  Vatican  qu'il  serait  possible  de 
conserver  son  impartialité  pour  celles  que  M.  de  Cornélius  a 
peintes  dans  la  Glyplolhèque.  Cependant  il  n'est  point  sans  inté- 
rêt de  voir  par  quels  essais  le  génie  moderne  tente  de  relever 
l'art  au  niveau  des  autres  progrès  de  notre  civilisation. 

Je  ne  veux  rien  cacher;  M.  de  Cornélius  n'a  pas  un  goût  assez 
épuré  pour  s'abstenir  des  incorrections  et  de  l'âpreté  de  ses  mo- 
dèles ;  la  délicatesse  ne  tempère  jamais  son  ardente  recherche  de 
la  force  et  de  la  majesté.  Élevé  à  l'école  de  Dusseldorf,  il  n'y 
étudia  point  d'une  manière  réglée;  de  tous  temps,  il  a  fait  beau- 
coup plus  d'efforts  de  tête  que  de  pinceau.  En  général,  les  maî- 
tres de  Munich  peignent  peu  par  eux-mêmes  ;  mais  M.  de  Cor- 
nélius peint  moins  encore  que  les  autres.  Mettant  rarement  la 
main  à  l'œuvre  ,  il  n'a  pas  ces  inspirations  que  donne  la  prati- 
que, et  auxquelles  les  meilleurs  cartons  gagnent  toujours  beau- 
coup. Aussi,  bien  souvent ,  ce  qui  n'était  peut-être  que  très- 
expressif  dans  son  dessin,  est-il  devenu  grimaçant  et  grotesque 
dans  ses  i)eintures.  Quant  à  sa  couleur,  elle  suit  des  fluctuations 
plus  singulières  encore;  connaissant  peu  son  pinceau  qu'il  ne 
manie  pas  souvent ,  s'il  veut  donner  lui-même  à  ses  élèves  le 
ton  des  fresques  dont  il  leur  abandonne  l'exécution,  il  les  obli- 
gera à  se  modeler  tantôt  sur  la  crudité  de  Jules  Romain,  tantôt 
sur  les  ombres  noires  de  Caravage ,  tantôt  sur  la  pâleur  du 
Guide  à  son  déclin.  N'ayant  pas  de  couleur  qui  lui  soit  propre, 
il  n'est  ni  constant,  ni  heureux  dans  les  emprunts  qu'il  en  fait  ;  et 
malheurejisement  ce  n'est  pas  le  seul  point  de  vue  sous  lequel 
on  peut  dire  que  rien  ne  ressemble  moins  à  Cornélius  que  Cor- 
nélius lui-même. 

Comment  donc,  avec  un  talent  si  inégal  et  si  peu  sur  de  lui- 
même,  M.  de  Cornélius  a-t-il  acquis  une  si  grande  réputation? 
Il  a  pris  pour  y  parvenir  le  seul  moyen  qui  réussisse  aujour- 
d'hui. Il  s'est  fait  chef  de  parti;  descendu  en  Italie  après  Over- 
beck,  il  s'est  mis  avec  lui  à  la  tète  des  artistes  qui  s'efforçaient 
d'y  restaurer  l'art  religieux  du  xive  et  du  xv^  siècle;  il  s'est 


REVUE  DE  PARIS.  237 

distingué  par  son  enthousiasme  et  par  son  élrangeté  au  milieu 
de  cette  invasion  germaine  qui  venait  révéler  Rome  à  elle-même. 
Son  imagination  naturellement  portée  aux  effets  vigoureux, 
s'était  attachée  à  toute  la  partie  somhre  et  terrible  du  christia- 
nisme, tandis  que  celle  d'Overbeck  en  préférait  au  contraire 
la  douceur,  et  les  angéliques  rêveries;  ti'ompée  parce  penchant, 
elle  en  suivit  aveuglément  toutes  les  conséquences,  jusqu'à  ce 
qu'elle  fût  descendue  du  Campo-Santo  de  Pise  à  la  chapelle 
Sixtine,  et  de  l'admiration  d'Orcagna  à  l'imitation  de  Michel- 
Ange.  Ce  système,  fondé  sur  des  contradictions  que  M.  de  Cor- 
nélius n'apercevait  peut-être  pas,  lui  assura  un  renom  préma- 
maturé  ;  il  était  célèbre  avant  que  d'avoir  rien  fait. 

C'est  ainsi  qu'on  peut  s'expliquer  la  réputation  dont  il  jouit  en 
France  j  elle  y  est  parvenue  de  Rome  ,  et  non  de  Munich.  Aussi 
les  Bavarois  sont-ils  quelque  peu  étonnés,  lorsqu'en  arrivant 
chez  eux  nous  demandons  avant  toute  chose  à  voir  les  pein- 
tures de  Cornélius  ;  notre  empressement  est  plus  vif  que  l'es- 
time qu'ils  ont  pour  cet  artiste,  et  tout  en  lui  rendant  une  haute 
et  pleine  justice,  ils  ont  de  la  peine  à  comprendre  que  nous 
n'ayons  appris  chez  nous  à  prononcer  que  ce  nom-là.  lis  sont 
habitués  à  regarder  M.  de  Cornélius  comme  un  homme  dont  les 
idées  son  poétiques,  dont  les  inventions  étonnent,  dont  les  com- 
positions sont  grandement  ordonnées  ;  mais  ils  pensent  que  pour 
mériter  une  suprématie  absolue  et  définitive,  il  faudrait  qu'il 
sût  exécuter  comme  il  sait  penser,  et  qu'il  fût  aussi  fécond  qu'il 
est  ambitieux. 

M.  de  Cornélius  n'a  encore  achevé  à  Munich  que  ses  trois 
salles  de  la  Glyptolhèque  5  il  peint  en  ce  moment  léglise  Saint- 
Louis  qui  est  loin  d'ap|)rocher  du  terme,  et  qui  sera  son  dernier 
ouvrage.  Tel  est  le  bagage  avec  lequel  il  se  présentera  à  la  pos- 
térité. Devant  cette  œuvre^de  toute  une  vie,  l'avenir  prononcera 
sans  doute  un  jugement  laconique  à  sa  manière  j  mais  le  mien, 
qui  n'aura  peut-être  aucun  rapport  avec  celui  qu'il  portera,  ne 
saurait  être  ni  si  décisif,  ni  si  bref. 

Si  M.  de  Cornélius  n'est  pas  un  grand  peintre,  c'est  au  moins  un 
grand  penseur  ;  non-seulement  sa  pensée  est  forte,  mais  encore 
elle  est  toute  nationale  ;  il  emprunte  ses  formes,  sa  couleur,  son 
dessin  à  l'Italie  ;  mais  pour  ce  qui  est  du  fond  de  son  inspiration, 
il  ne  relève  que  du  génie  de  l'Allemagne.  Adopté  par  la  Bavière, 

20. 


258  REVrE  DE  PARIS. 

il  n'a  point  songé  à  flatter  les  passions  religieuses  ou  les  systè- 
mes politiques  de  ce  pays.  Ses  compositions  sont  empreintes  d'une 
philosophie  profonde;  mais  il  n'a  pas  cherché  à  mettre  la  sienne 
d'accord  avec  celle  qui  règne  à  Munich.  Parce  point,  il  m'a  semblé 
se  séparer  de  l'école  d'Overheck  plus  violemment  encore,  que  par 
le  caractère  Michelange-^que  de  son  dessin.  II  m'est  apparu,  au 
milieu  des  idées  ultramontaines  de  la  cour  de  Bavière,  comme 
une  noble  protestation  de  l'esprit  germanique  qui,  tout  en  subis- 
sant le  patronage  de  l'art  italien,  s'est  réservé  pour  toute  la 
partie  intellectuelle  une  indépendance  absolue ,  et  un  droit 
illimité  d'examen  ;  vous  allez  juger  si  j'ai  tort  de  rendre  hom- 
mage à  son  audace. 

Il  avait  à  peindre  à  la  Glyptothèque  les  trois  salles  qui  for- 
ment le  fond  de  l'édilice ,  et  qui  sont  jetées  comme  un  temps 
d'arrêt,  entre  les  sculptures  de  la  Grèce^  et  celles  de  Rome;  de 
ces  trois  salles,  les  deux  extrêmes  permettaient  seules  de  grands 
développements  ;  celle  du  milieu  n'était  à  proprement  parler 
qu'un  passage  étroit,  destiné  dans  l'économie  de  l'édifice  à  cor- 
respondre avec  la  porte  qui  se  trouve  dans  l'aile  opposée ,  et 
à  déterminer  avec  elle  l'axe  de  la  construction.  Telle  était  la 
donné  matérielle;  ajoutez,  comme  accessoire,  toutes  ces  statues 
antiques  qui  peuplent  les  salles  voisines  ,  celles  de  la  Grèce  à 
droite,  plus  spécialement  consacrées  à  la  mythologie,  celles  de 
Rome  à  gauche,  représentant  au  contraire  beaucoup  plus  les 
grandeurs  de  l'histoire  humaine  que  les  puissances  du  ciel.  Vous 
pourrez  comprendre ,  d'après  la  manière  dont  Cornélius  s'est 
emparé  de  ces  faits, quel  Ion  élevé  il  porte  dans  toutes  ses  com- 
positions. 

Avec  ces  trois  salles  il  a  composé  le  poème  complet  de  l'anti- 
quité ;  dans  la  première  ,  il  a  peint  les  dieux  ;  dans  la  dernière, 
les  héros;  dans  l'intermédiaire,  Prométhée,  ce  divin  fabricateur 
de  l'homme,  formant,  pour  ainsi  dire ,  la  transition  entre  le 
ciel  et  la  terre.  Du  reste  ,  pour  imprimer  une  unité  satisfaisante 
à  ces  trois  parties  d'un  même  ensemble,  il  en  a  choisi  tous  les 
sujets  dans  le  monde  grec  :  dans  la  première  salle  ,  il  a  peint  la 
mythologie  grecque;  dans  la  seconde  ,  la  genèse  grecque;  dans 
la  troisième,  l'épopée  grecque.  Un  artiste  ordinaire  se  fût  borné 
là ,  croyant  avoir  fait  un  assez  grand  effort  de  pensée  ;  mais 
Cornélius  ne  s'est  pas  contenté  d'établir  ces  liens  superficiels 


REVUE  DE  PARIS.  â39 

entre  les  trois  parties  de  sa  composition  ;  il  a  profondément 
creusé  chacune  d'elles ,  et  il  y  a  laissé  la  trace  d'une  pliilosophie 
pleine  de  hardiesse. 

Quel  est  le  caractère  le  plus  général  et  le  plus  sérieux  de  tous 
les  mouvements  de  l'esprit  humain  depuis  trois  siècles?  C'est 
l'insurrection  de  la  terre  contre  le  ciel  ;  l'humanité  tout  entière, 
renouvelant  la  révolte  des  géants ,  a  assiégé  le  dieu  du  passé 
sur  son  trône  ,  et  a  voulu  s'y  asseoir  à  sa  place.  Il  s'est  trouvé 
un  philosophe  qui  a  voulu  faire  la  théorie  de  cette  guerre  de 
titans;  ce  hardi  penseur  s'appelait  Fichthe.  Contemporain  de  la 
révolution  française  ,  il  en  fut  1  expression  la  plus  haute  ;  tout 
concourut  en  Allemagne  pour  démentir  son  œuvre  et  pour  faire 
oublier  son  nom.  Cependant  son  idée  qui  lui  a  survécu  ,  et  qui 
fait  encore  ,  à  notre  insu ,  le  fonds  de  toutes  nos  méditations,  a 
reparu  ,  çà  et  là  ,  sous  la  forme  de  l'art.  C'est  à  elle  que  se  rat- 
tache le  Prométhée  d'Edgar  Quinet.  C'est  à  elle  aussi  que  je 
rapporterai  les  peintures  de  la  Glyptothèque. 

Le  plafond  de  la  salle  des  dieux  est  divisé  en  quatre  compar- 
timents ;  chacun  d'eux  en  plusieurs  zones.  Sur  les  quatre  zones 
supérieures  qui  forment  le  centre  du  plafond  ,  Cornélius  a  re- 
présenté l'Amour  présidant  aux  quatre  éléments  ;  c'est  ainsi 
qu'il  a  traduit  l'ancienne  pensée  des  Grecs  qui  attribuaient  à 
l'Amour  l'organisation  du  chaos  ;  mais  ,  agrandissant  l'idée 
païenne ,  il  a  personnifié  dans  l'Amour  le  génie  humain ,  de 
façon  à  faire  naître  de  celui-ci  le  monde  et  les  dieux  eux-mêmes. 
Qu'enseignait  Fichthe?  Que  le  moi  créait  le  non-moi.  Ne  quitta- 
t-il  pas  un  jour  ses  élèves  en  leur  disant  :  Dans  la  prochaine 
leçon  nous  créerons  Dieu?  —  Cornélius  ne  se  serait-il  point, 
par  hasard ,  trouvé  dans  son  auditoire  ce  jour-là? 

En  examinant  successivement  les  peintures  du  plafond  ,  et 
celles  qui  ornent  les  arcs  des  murs  ,  nous  allons  voir  la  pensée 
de  l'artiste  se  développer.  Les  figures  qui  décorent  le  plafond 
sont  toutes  des  symboles  cosmogoniques;  leurs  correspondances 
sont  curieusement  établies.  Dans  le  compartiment ,  qui  est  placé 
vis-à-vis  de  la  fenêtre  ,  on  voit  d'abord  l'Amour  sur  un  dauphin, 
qui  désigne  le  principe  de  l'eau.  Une  saison  correspond  à  cet 
élément,  c'est  le  Printemps;  une  heure  du  jour,  c'est  l'Aurore. 
L'histoire  de  l'Aurore  y  est  composée  d'une  manière  charmante; 
d'un  côté  on  la  voit  qui  se  lève,  précédée  de  l'étoile  matinale  et 


240  REVUE  DE  PARIS. 

laissant  son  époux  Tilhon  et  son  fils  Memnon  encore  endormis  ; 
de  l'autre  côté,  elle  est  à  genoux  et  demande  à  Jupiter  Timmor- 
talilé  de  son  amant.  Ces  deux  morceaux,  le  dernier  surtout, 
sont  d'une  beauté  d'expression  que  le  déplaisir  de  leur  couleur 
violacée  n'empêche  point  de  sentir. 

Dans  le  compartiment  qui  est  à  droite  de  celui-là,  l'Amour 
est  peint  assis  sur  l'aigle  olympien  qui  tient  la  foudre  dans  ses 
serres,-  ainsi,  par  cet  emblème,  Cornélius  a  trouvé  moyen  de 
faire  planer  le  génie  humain  au-dessus  de  Jupiter  lui-même, 
et  de  représenter  tout  eu'^emble  l'amour  comme  i)rincipe  du  feu. 
C'est  la  plus  ardente  saison  ,  et  la  plus  ardente  heure  du  jour 
qui  correspondent  à  ce  symbole.  Apollon  conduit  le  char  du 
Soleil  et  préside  à  l'Été  ;  à  droite  et  à  gauche  sont  retracées  les 
principales  métamorphoses  qui  lui  sont  attribuées,  et  qui  ont 
dolé  la  nature  de  ses  plus  belles  fleurs. 

La  division  qui  est  au-dessus  de  la  fenêtre  nous  offre  l'A- 
mour avec  le  paon  ,  qui  est  le  signe  de  l'air;  c'est  l'Automne  et 
le  Soir  qui  forment  les  accompagnements  de  ce  principe.  Le 
Soir  est  représenté  par  Diane  dont  le  char,  traîné  par  deux 
chevreuils ,  roule  parmi  des  groupes  d'amants.  Ce  morceau  est 
d'une  rare  élégance  ;  à  gauche  ,  Diane  récompense  Endymion  ; 
à  droite,  elle  se  venge  d'Acléon. 

Sur  le  quatrième  compartiment ,  l'Amour,  jouant  avec  Cer- 
bère ,  indique  la  création  de  la  Terre.  L'Hiver  et  la  Nuit  forment 
son  cortège.  La  Nuit  tient  dans  ses  bras  le  Sommeil  et  la  Mort  ; 
elle  est  traînée  par  des  hiboux  et  par  les  Heures  nocturnes.  Elle 
est  flanquée  des  divinités  souterraines  qui  président  au  destin 
des  hommes  ,  et  de  celles  qui  leur  font  sentir  les  influences  oc- 
cultes. Toutes  ces  petites  figures  du  plafond  contrastent  singu- 
lièrement par  leurs  dimensions,  par  leur  air,  par  l'école  à 
laquelle  elles  appartiennent,  avec  les  grandes  images  qui  cou- 
vrent les  murailles.  Pour  tout  ce  qui  est  de  la  forme,  un  éclec- 
tisme aveugle  où  Michel-Ange  et  Albrecht  Duerer  font  alliance 
avec  Jules  Romain  ,  telle  est  la  formule  de  Cornélius. 

Les  composiiions  qui  décorent  les  arcs  des  murs  sont  beau- 
coup plus  importantes  ;  elles  montrent  mieux  le  caractère  du 
peintre,  sa  pensée  et  ses  défauts.  Elles  ne  sont  qu'au  nombre 
de  trois ,  le  quatrième  arc  étant  occupé  par  la  fenêtre;  du  reste 
elles  correspondent  avec  les  coiuparlimeuts  du  plafond  qui 


REVUE  DE  PARIS.  -241 

viennent  aboutir  sur  leurs  lêles.  Au-dessous  de  la  Terre  et  de  la 

Nuit  se  trouve  l'empire  de  Pluton  ;  au-dessous  de  TEau  et  de 
l'Aurore  ,  celui  de  Neplune  ;  au-dessous  du  Feu  el  du  Soleil , 
celui  de  Jupiter:  c'est  la  peinture  de  la  Irinité  païenne.  Mais 
voici  où  l'idée  philosophique  de  l'artisle  reparaît  avec  éclat  ;  ce 
n'est  pas  Plulon  ,  ce  n'est  pas  Neptune  ,  ce  n>st  pas  Jupiter, 
qui  forment  le  centre  deces  trois  grandescomi)Ositions;  ce  n'est 
pas  aux  dieux,  c'est  à  l'homme  lui-même  qu'appartiennent  le 
trône  du  ciel ,  celui  des  mers  et  celui  des  enfers.  Orphée  Iriom- 
plianl  de  l'Érèhe,  le  chantre  Arion  enchantant  les  Néréides, 
Hercule  conquérant  la  divinité  pour  la  race  humaine  ,  et  entrant 
dans  l'Olympe  avec  l'appareil  d'un  vain((ueur,  telles  sont  les 
trois  scènes  par  lesquelles  Cornélius  a  représenté  la  toute  puis- 
sance de  rhumanité  en  face  de  l'oi  gueil  humilié  des  dieux.  Ces 
trois  compositions  mythologiques  qui  sont  le  complément  des 
compositions  cosmogoniques  du  plafond,  veulent  être  examinées 
en  détail. 

C'est  à  droite  de  la  fenêtre  qu'est  représenté  le  règne  tran- 
quille de  Plulon.  Une  langiieur  inexprimable  plane  sur  cette 
page  ]  on  y  sent  à  la  fois  le  poids  de  la  Terre  ,  qui  pèse  sur  le 
Styx ,  et  le  charme  de  la  lyre  d'Orphée,  qui  Ole  aux  puissances 
souterraines  le  peu  d'énergie  que  la  mort  leur  a  laissée.  Au 
centre,  Pluton  et  Proserpine,  placés  sur  leur  siège,  écoutent  le 
poète  qui  sait  les  fléchir;  à  leur  gauche  .  les  vieux  juges  des  en- 
fers ,  qui  allaient  interroger  les  passagers  amenés  par  Caron, 
sentent  la  parole  expirer  sur  leur  bouche  ,  et  leur  sévère  loi 
suspendre  ses  rigueurs;  il  ne  reste  plus  sur  leurs  majestueuses 
figures  que  la  paix  de  l'éternelle  justice.  De  l'autre  côté  du 
trône,  tous  les  suppliciés  des  enfers  sont  un  instant  soulagés 
par  la  musique  du  poëte;  Sisyphe  oublie  son  rocher,  les  Eumé- 
nides  s'endorment,  l'infatigable  bras  des  Danaïdes  s'attarde  et 
demeure  suspendu.  Il  y  a  dans  celte  fresque  de  remarquables 
incorrections  de  dessin  ,  notamment  dans  la  main  de  l'une  des 
Danaïdes  dont  l'attache  est  tout  à  fait  supprimée;  mais  l'effet  total 
est  saisissant  ;  les  têtes  ont  un  caractère  dur  et  sévère  que  nous 
n'avons  pas  Ihabilude  de  rencontrer  dans  les  tableaux  de  nos 
peintres.  La  couleur  est  pâle  el  incertaine,  comme  si  plusieurs 
mains  y  avaient  louché  ;  mais  la  distribution  de  la  lumière  est 
habile.  Le  trône  est  enveloppé  d'ombre,  pour  mieux  représen- 


242  REVUE  DE  PARIS. 

ter  la  puissance  de  la  mort  ;  à  droite  et  à  gauche  on  sent  la 
différence  du  jour ,  selon  qu'il  vient  des  champs  Élysiens  ou 
des  abimes  ardents  du  Tartare. 

Dans  la  seconde  composition  ,  je  n'aurai  guère  à  faire  remar- 
quer que  le  mouvement  des  Nymphes  (jui  sortent  de  l'eau  pour 
offrir  au  chantre  Arion  les  perles  et  les  coraux  qu'on  trouve  dans 
leurs  humides  demeures.  M.  Cornélius  a  rendu  avec  beaucoup 
de  bonheur  ces  filles  aux  yeux  glauques  dont  parlent  Hésiode 
et  Homère;  il  est  vrai  que,  pour  en  faire  un  portrait  fidèle,  il 
n'avait  qtj'a  copier  les  femmes  allemandes.  11  a  donné  à  l'une 
d'elles  un  air  de  ressemblance  3i\ ce  c^iie  Europe  enlevée ,  si 
originellement  peinte  par  Albrecht  Duerer.  Toute  celte  page  est 
fort  animée;  mais  le  mouvement  en  est  peut-être  moins  joyeux 
que  grotesque. 

Le  dernier  arc  représente  l'Olympe  fêtant  la  réception  d'Her- 
cule; la  correspondance  de  cette  composition  avec  celle  des  en- 
fers est  frappante.  De  chaque  côté  du  trône  de  Jupiter  et  de 
Junon,  les  olympiens  sont  aussi  divisés  en  deux  groupes;  et, 
comme  aux  enfers,  nous  avons  vu  les  champs  Élysiens  d'une 
part  et  le  lieu  des  supplices  de  l'autre ,  de  même  ici  nous  trou- 
verons les  dieux  matérialistes  séparés  de  ceux  qui  désignent  des 
tendances  plus  élevées.  A  droite  sont  Vulcain  ,  Mars,  Vénus  , 
Cérès,  Mercure  ,  Bacchus  ,  les  satyres  et  Silène  ivre  ,  qui  ter- 
minent cette  chaîne  des  apothéoses  delà  matière;  à  gauche.  Mi- 
nerve ,  Diane,  Neptune ,  Apollon  ,  les  Muses  et  Pan  représentent 
le  spiritalisme  de  l'Olympe.  Hébé  verse  le  nec'ar ,  non  pas  à 
Jupiter,  mais  à  Hercuie.  Il  y  a  plus  de  froideur  que  de  véritable 
noblesse  dans  celle  page  ;  la  couleur  en  est  excessivement  mo- 
notone ;  et  ,  à  part  la  distinction  générale  des  deux  fractions 
de  l'Olympe  que  j'ai  signalée  ,  et  qui  est  bien  comprise  ,  les  ca- 
raclères  particuliers  ne  m'ont  semblé  que  faiblement  rendus. 

La  petite  avant-salle,  qui  sépare  la  salle  des  dieux  de  celle 
des  héros ,  ne  porte  que  trois  petites  peintures  de  médiocre  di- 
mension. Toutes  les  trois  sont  dessinées  par  Cornélius  ;  la  pre- 
mière spulement  a  été  peinte  par  lui  ;  la  seconde  et  la  dernière  , 
par  MM.  Schlotlhauer  et  Zimmermann,  ceux  de  ses  élèves  qui 
l'ont  le  plus  aidé  dans  ce  travail.  Elles  sont  d'aillfurs  de  si  peu 
d'importance  qu'il  m'a  été  impossible  d'y  découvrir  les  diffé- 
rences qui  dislinfîuent  ces  trois  pinceaux.  Je  vous  ait  dit  qu'elles 


REVUE  DE  PARIS.  24' 

représentent  Thisloire  de  Proméihée.  Au  plafond  ,  le  titan  pétrit 
la  première  forme  humaine,  à  laquelle  Minerve  donne  l'àme; 
sur  les  deux  murs  ,  d'un  côté.  Pandore  venge  les  dieux  en  lais- 
sant échapper  les  fléaux  de  son  urne  devani  le  confiant  Épimé- 
thée  ;  de  l'autre  côté  Proméihée  est  délivré  par  Hercule.  Vous 
voyez  que  la  trilogie  est  complète;  elle  a  son  exposition  ,  sa  pé- 
ripétie et  son  dénoûment.  Observez  que  les  dieux  y  jouent  tou- 
jours le  rôle  secondaire. 

La  même  pensée  se  poursuit  dans  la  salle  des  héros  qu'on  ap- 
pelle aussi  la  salle  troyenne  ,  parce  qu'elle  représente  les  prin- 
cipales actions  de  la  guerre  de  Troie.  Les  dieux  s'y  mêlent  aux 
hommes  ;  mais  ils  semblent  leur  céder  le  pas.  Au  milieu  du  pla- 
fond on  voit  l'union  de  Thétys  et  de  Pelée  ,  qui  doit  donner  le 
jour  à  Achille  ;  les  dieux  ne  sont  que  les  conviés  de  la  noce ,  et 
forment  le  cadre  du  tableau.  Autour  de  ce  centre  sont  quatre 
petits  tableaux  peints  sur  terre  verte.  Ils  représentent  les  faits 
qui  précédèrent  la  guerre,  le  jugement  de  Paris,  les  noces  de 
Ménélas ,  l'enlèvement  d'Hélène,  le  sacrifice  d'Iphigénie.  Huit 
tableaux  plus  grands ,  rangés  au  dessous  de  ceux-ci  dans  les 
courbures  de  la  voûte  ,  sont  consacrés  aux  épisodes  dans  les- 
quels fîgurentles  huit  héros  principaux  de  Tlliade. 

Les  peintures  capitales  de  cette  salle ,  ce  sont  aussi  les  trois 
grandes  fresques  qui  en  oinent  les  murs  ,  et  qui  sont  encadrées 
parles  arcs  de  la  voûle.  Le  mouvement  de  ces  luttes  héroïques 
fait  une  opposition  sensible  avec  le  calme  qui  règne  dans  la  salle 
des  dieux.  On  sent  bien  aussi  Tintenlion  de  prodiguer  une  cou- 
leur plus  vive  ,  plus  éclatante  et  plus  énergi(iue  ;  mais  cet  effort 
ne  sert  guère  qu'à  blesser  lœil  par  une  impardonnable  crudité 
de  tons.  Les  stucs  et  les  marbres  qui  complètent  la  décoration 
de  cette  salle  ,  paraissent  chauds  auprès  de  cette  peinture  offen- 
sante. Les  caractères  ne  sont  pas  ménagés  avec  plus  de  bon- 
heur; l'action  des  membres  et  l'expression  des  têtes  dégénèrent 
souvent  en  caricature.  On  s'aperçoit  que  Michel-Ange  est  un 
modèle  dangereux  pour  M.  Cornélius.  Mais  ce  qui  est  toujours 
excessivement  remarquable  ,  c'est  l'entente  du  sujet  et  l'art  de 
la  composition. 

La  première  fresque  i-eprésente  la  colère  d'Achille.  La  scène 
est  vaste  ,  et  renferme  plusieurs  actions  simultanées  qui,  grâce 
à  l'habileté  de  la  distribution ,  ne  nuisent  pas  à  riinité.  C'est 


244  REVUE  DE  PARIS. 

ainsi  qu'Homère ,  en  se  donnant  pour  sujet  principal  la  fureur  du 
fils  de  Pélée, 

a  réuni  autour  de  ce  motif  toute  l'histoire  de  Tère  héroïque  des 
Grecs.  M.  Cornélius  a  imité  Homère  autant  qu'il  l'a  pu  faire ,  et 
ce  n'est  pas  assurément  l'intelligenee  de  l'Iliade  qui  lui  a  man- 
qué. Au  centre  de  son  œuvre  il  a  placé  Agamemnon  et  Ménélas  ; 
ces  pasteurs  des  peuples  sont  sortis  de  leur  tente  dont  la  char- 
pente et  le  fronton  rappellent  les  lignes  fondamentales  des 
constructions  postérieures  des  Grecs.  Chrysès,  le  prêtre  d'Apol- 
lon ,  est  venu  se  jeter  aux  pieds  d'Agamemnon  pour  lui  rede- 
mander sa  fille  ;  et  déjà  l'on  voit  qu'obtempérant  à  sa  demande, 
le  roi  des  rois  a  fait  monter  sur  une  mule  Chryséis  qui  s'apprête 
à  partir  avec  son  père.  Agamemnon  veut  se  dédommager  du 
sacrifice  qu'il  fait  au  prêtre  d'Apollon,  et  ses  hérauts  enlèvent 
Briséis  dans  la  tente  d'Achille.  Achille,  hors  de  lui ,  bondit  de 
rage  devant  le  ravisseur;  il  tire  son  épée;  mais  Minerve 
contient  sa  colère.  Tous  ces  mouvements ,  fruits  de  la  pas- 
sion et  de  la  jeunesse  éclatent  à  la  gauche  d'Agamemnon  ;  à 
sa  droite  Nestor  et  les  autres  chefs  montrent  leurs  têtes  vénéra- 
bles ;  on  lit  sur  leurs  visages  la  sagesse  des  conseils  <jui  tempé- 
rèrent les  emportements  du  courage  et  qui  assurèrent  le  succès 
de  l'armée  ;  enfin  de  ce  côté  on  aperçoit  encore  dans  le  lointain, 
au  milieu  de  la  ligne  des  vaisseaux  dont  le  camp  est  formé , 
Chalchas  annonçant  les  motifs  de  la  colère  d'Apollon  qui  venge 
par  la  peste  l'injure  faite  à  Ch?ysès  son  i)rètre  ;  on  sent  ainsi , 
derrière  Agamemnon,  la  main  et  la  voix  des  dieux  qui  entrent 
en  partage  de  sa  puissance. 

Cette  belle  composition  dans  laquelle  j'ai  retrouvé  avec  bon- 
heur tout  le  premier  chant  de  l'Iliade,  fidèlement  rendu  par  un 
dessin  souvent  plein  d'élévation,  a  le  tort  impardonnable  d'êlre 
peinte  d'une  couleur  qui  semble  appliquée  après  coup  par  une 
main  inhabile  à  exprimer  la  pensée  de  l'inventeur.  H  semble 
voir  un  pinceau  glacé  se  promener  lentement  sur  les  giandes 
lignes  qui  lui  ont  été  tracées  ,  sujjpléer  au  feu  et  à  l'inspiration 
qui  lui  manquent ,  par  une  pénible  recherche  de  Ions  vifs , 
rouges  et  incohérents.  Des  défauts  analogues  déparent  la  page 
suivante. 


REVUE  DE  PARIS.  âlJJ 

Celle-ci  retrace  un  des  plus  sanglants  épisodes  de  la  guerre  de 
Troie.  Patrocle  vient  d'expirer  sous  les  coups  d'Hector  ;  Ménélas 
et  Herraion  défendent  son  corps  contre  le  fils  de  Priam  ;  les  deux 
Ajax  les  secourent.  Ces  héros  ,  confondus  avec  les  Troyens,  à 
l'instant  décisif  du  combat ,  forment  une  violente  mêlée  ,  dont 
le  dessin  exprime  assez  bien  la  chaleur  et  le  désordre;  on  croi- 
rait voir  certains  bas-reliefs  antiques  dont  on  aurait  exagéré  les 
proportions  pour  leur  donner  une  tournure  plus  héroïque.  La 
figure  d'Achille  est  jetée  au-dessus  de  toute  la  bataille  avec  une 
audace  infinie;  le  fils  de  Pelée  est  accouru  au  bruit  qui  ébranle 
la  terre  et  le  ciel;  poussé  par  Minerve  ,  il  effraye  les  Troyens 
par  ses  cris,  et  debout  sur  le  rempart  du  camp  ,  il  semble , 
comme  le  dieu  même  de  la  guerre  ,  suspendu  sur  la  tête  des 
combattants.  Par  malheur,  tous  ces  guerriers  luttent  dans  une 
ombre  noire,  dont  il  est  difiicile  de  comprendre  l'intention  et 
d'excuser  la  maladresse. 

La  dernière  fresque,  qui  représente  la  Destruction  de  Troie, 
est  celle  qui  me  paraît  prêter  le  plus  à  l'éloge  et  au  blâme  tout 
ensemble.  J'ai  rarement  vu  de  composition,  je  ne  dirai  pas 
aussi  belle ,  mais  aussi  puissante.  C'est  une  de  ces  images  qu'on 
n'oublie  jamais.  Figurez-vous,  au  centre  d'un  vaste  espace  ,  la 
reine  Hécube ,  assise  au  milieu  de  sa  famille  égorgée  et  de  Troie 
en  cendres,  toute  l'immense  douleur  de  cette  catastrophe  se 
résume  dans  sa  vieille  tète,  dont  le  désespoir  s'est  changé  en 
une  stupide  démence  ;  au  moment  suprême  ,  elle  a  rassemblé 
tous  ses  poussins  à  ses  côtés;  mais  la  mort  en  a  fait  le  compte 
avant  elle.  Priam  est  étendu  à  ses  pieds;  son  cadavre  forme  la 
l)ase  de  celte  lamentable  pyramide  dont  elle  est  le  centre.  Cas- 
sandre  ,  échevelée,  qui  prophétise  sur  les  débris  de  sa  famille, 
en  détermine  la  pointe.  Par  la  gauche,  débordent  les  Grecs; 
Kéoptolème  ,  se  dressant  sur  le  cadavre  de  Priam,  tient  dans 
sa  main  le  fils  d'Hector,  Asiyanax,  qu'il  va  lancer  par  delà  les 
murs  ;  Andromaque  ,  qui  devrait  mieux  défendre  son  fils ,  tombe 
sans  connaissance  aux  pieds  de  celui  d'Achille.  Ménélas  veut 
arracher  à  Hécube  sa  fille  Poiixène,  qui  jette  sur  lui  un  regard  plein 
delarmeselde  colère.  Agamemnon  lui-même  veut  se  saisir  de  Cas- 
sandre  comme  d'une  proie  que  le  destin  lui  livre  ;  mais  la  pro- 
phétesse  annonce  au  vainqueur  ses  propres  désastres  sur  celui 
des  vaincus.  De  ce  côté,  les  autres  héros  grecs  tirent  au  sort  le 
3  21 


2*^  FitVUt  DK  I»A,HIS. 

Iniliii  qu'ils  ont  si  loiifîtPmps  atleiidii  ;  de  l'autre  côté  ,  Hélène  , 
la  cause  de  tant  de  ruines,  dévore  ses  remords  au  pied  d'une 
colonne  qui  ne  la  soutiendra  pas  longtemps;  et  Énée,  qui  doit 
refaire  Ilion  sur  une  autre  terre,  sauve  son  père  et  son  fils  Asca- 
gne  de  l'embrasement  de  Troie  ,  dont  les  tîammes  couronnent 
ce  tableau  de  désolation. 

Donnez  cette  page  à  peindre  au  Tintoret ,  à  Rubens  ,  et  peut- 
être,  de  nos  jours,  à  M.  E.  Dt'lacroix  .  et  vous  aurez  une  œuvre 
admirable.  Qim  le  sang  coule  sur  ce  mur.  que  la  flamme  y  brille, 
que  les  yeux  s'y  fondent  en  larmes  ,  que  le  désespoir  s'y  exhale 
en  cris  sauvages  ,  que  tous  ces  corps  frémissent  de  l'horreur  de 
la  mort,  ou  de  l'ivresse  du  carnage!  et  vous  verrez  quchpie 
chose  qui  vous  donnera  une  de  ces  sensations  terribles,  comme 
on  en  reçoit  devant  le  Jugement  de  Michel-Ange!  Mais  ici, 
tout  ce  que  le  peintre  sait  faire,  c'est  d'assembler  froidement 
des  conirastes  de  ton.  que  l'inspiration  seule  pourrait  fondre, 
et  dont  la  science  est  impuissanle  à  trouver  l'harmonie.  Savez- 
vous  à  qui  j'ai  pensé  en  voyant  cette  peinlure  guindée  et  sans 
chaleur?  A  David.  Cornélius  ,  lors  même  qu'il  peint  les  Grecs  , 
est  sans  doule  un  romantique  auprès  du  peintre  des  Sabines; 
mais  il  lui  ressemble  par  cette  ingrate  et  continuelle  étude  de  la 
couleur  que  la  nature  ne  lui  a  point  donnée,  et  par  le  manque 
de  vie  qui  se  fait  sentir  alors  même  qu'il  tente  un  violent  effort 
Jjour  la  saisir.  Cornélius  a  sans  doule  plus  d'imagination;  mais 
il  a  bien  moins  de  goût,  bien  moins  de  finesse,  bien  moins  de 
vrai  savoir;  il  est  dans  son  genre  beaucoup  moins  complet  ; 
tous  sçi  labeurs  ne  le  conduiront  jamaisà  peindre  un  chef-d'œu- 
vre comme  le  Sacre  de  Napoléon;  et  son  énergie  ne  le  sauve 
pas  d  un  défaut  ca|)ital ,  de  la  trivialité.  Dans  cette  peinture  de 
la  Destruction  de  Troie  ,  par  exemple,  l'expression  dégénère 
presque  toujours  en  grimare;  Néoptolème  est  d'une  taille  impos- 
sible; son  tor-e,  que  le  peinire  a  voulu  faire  colossal  et  élégant 
tout  ensemble ,  n'est  que  ridicule  ;  Priam  est  d'une  longueur 
qui  n'est  pas  mieux  proportionnée  ;  sa  figure  est  celle  d'un  fou  , 
et  non  pas  d'un  roi.  Hécube  ,  qui  a  des  airs  lointains  de  ressem- 
blance avec  quelqu'une  des  sibylles  de  Michel-Ange,  mêle  à 
l'étrange  majesté  de  son  modèle  un  idiotisme  vulgaire  que  la 
démence  de  sa  douleur  n'excuse  pas  ;  Cassandre  enfin  dont  la 
figure  plane  admirablement  sur  toute  la  page,  n'a  qu'un  raouve- 


REVUE  DE  PARIS.  i47 

vement  écourté  et  de  peu  d'effet.  En  somme,  voyez  la  pensée  et 
la  composition,  c'est  magnifique;  voyez  l'exécution,  c'est  mé- 
diocre. 

Voilà  le  seul  ouvraj^eque  Cornélius  ait  terminéjusqu'à  ce  jour. 
Lorsque  vous  entendrez  parler  de  l'a^/ezir  des  peintures  de  la 
Glyptothèque,  vous  saurez  ce  que  cela  veut  dire.  C'était  la 
première  {{rande  entreprise  de  ce  genre  qu'on  exécutait  à 
Munich;  et  le  peujile  germani((ue,  (jui  demande  avant  tout 
qu'on  le  fasse  penser,  l'accueillit  favorablement.  Pour  récom- 
penser Cornélius,  on  le  chargea  de  peindre  à  fresque  l'église 
Saint-Louis.  Quant  à  lui,  il  sentit  le  besoin  de  se  recueillir  et  de 
retremper,  dans  une  nouvelle  élude  de  l'Italie,  son  talent  au(}uel 
il  avait  peut-être  appris  qu'il  ne  pouvait  pas  se  fier.  Il  partit 
j)Our  Rome;  il  y  a  quatre  ans  qu'il  en  est  revenu.  Ce  fut  une 
fêle  dont  on  se  souviendra  longtemps,  que  le  Jour  où  il  arriva 
à  Munich;  jamais  vain(|ueur  rentrant  dans  sa  patrie,  chargé  de 
dépouilles  opimes,  ne  reçut  une  ovation  pareille.  Le  roi  aila  au- 
devant  de  lui,  h  la  tête  de  tous  les  artistes  qui  se  trouvaient  dans 
la  capitale  et  d'une  partie  de  la  population;  quand  il  le  rencon- 
tra, il  le  prit  dans  sa  voilure.  On  s'arrêta  dans  un  faubourg, 
sous  des  treilles  qui  avaient  été  préparées;  après  dîner,  le  roi 
cria  :  Vive  Cornélius!  et  embrassa  son  peintre;  puis,  dans  un 
délire  (jue  l'endiousiasme  ne  produisait  pas  seul,  on  fit  une  en- 
trée solennelle  dans  la  ville.  Cette  ivresse  dut  paraître  d'un  bon 
augure  à  Cornélius,  qui  est  un  homme  trop  élevé  pour  ne  pas 
avoir  de  sérieuses  inquiétudes  du  côté  de  la  postérité. 

Mais  il  avait  un  auire  sujet  d'espérance  et  de  reconfort  ;  à 
Rome,  il  n'avait  pas  perdu  son  tem|)s  ;  et  pour  s'éloigner  le 
moins  possible  de  Michel-Ange,  son  maître  préféré,  il  avait  eu 
l'idée  de  reproduire  le  Ju'jenient  dernier  ^  dans  l'église  Saint- 
Louis.  Que  Sigalon  ait  copié  le  chef-d'œuvre  de  Buonarotti, 
pour  l'exposer  dans  l'école  des  beaux-arts,  cela  n'a  rien  que  de 
louable  ;  l'audace  du  Florentin  sera  un  correctif  utile  à  la  timi- 
dilé  des  leçons  qu'on  donne  ordinairement  à  nos  élèves.  Mais 
concevez-vous  l'œuvre  de  la  chapelle  Sixtine.  commentée,  cor- 
rigée et  annotée  par  Cornélius  à  l'usage  des  Bavarois  !  Et  c'est 
cependant  ce  qu'on  appelle  le  grand  œuvre  de  Cornélius!  Cette 
vaste  imitation  a  été,  il  est  vrai,  enchâssée  dai.s  un  ensemble  de 
décoration  qui  n'a  aucun  rap[)ort  avec  les  autres  œuvres  de 


348  REVUE  DE  PARIS. 

Michel-Ange  ;  elle  forme  à  peine  le  tiers  de  la  composition  totale. 
Jugez,  d'après  cela,  de  Timmensilé  des  travaux  qui  sont  confiés 
aux  peintres  de  Munich. 

L'exécution  de  ce  grand  œuvre  a  été  enireprise  en  1836;  elle 
n'est  pas  avancée  à  moitié,  et  ne  sera  probablement  pas  termi- 
née avant  trois  ans.  Les  nombreux  élèves  que  l'auteur  y  emploie 
ont  commencé  son  ouvrage  par  tous  les  bouts,  en  sorte  qu'il  est 
fort  difficile  de  juger  de  1  ensemble,  ni  même  des  détails  qui 
errent,  çà  et  là,  sur  de  vastes  mers  de  chaux,  rari  nantes  in 
gurgite  vasto.  Cornélius  avait  eu  soin  d'exécuter  ses  carions  à 
Rome,  ayant  sous  les  yeux  tous  les  modèles  qu'il  voulait  repro- 
duire ;  et  ces  cartons,  exposés  à  Munich,  après  son  retour,  ont 
été  l'objet  d'une  grande  admiration;  mais  ils  sont  aujourd'hui 
en  lambeaux  dans  les  mains  des  jeunes  gens  qui  les  copient; 
aussi  m'a-t-il  été  impossible  d'en  prendre  une  idée  exacte.  Les 
livrets  en  donnent  bien  une  description,  mais  leur  langage  est 
tellement  apocalyptique,  qu'il  faut  renoncer  à  le  comprendre. 
Voici  tout  ce  que  j'ai  |)U  savoir  : 

Cornélius  a  divisé  son  grand  œuvre  en  trois  motifs,  qui  cor- 
respondent aux  trois  personnes  de  la  trinilé  catholique  ;  il  a 
voulu  représenter  dans  Dieu  le  créateur  et  le  conservateur  du 
monde,  dans  Jésus-Christ  le  sauveur  et  le  juge  du  monde,  dans 
le  Saint-Esprit  le  lien  universel  de  TÉglise.  Pour  exjjrimer  celte 
pensée  théologique,  il  trouvait  dans  l'édifice  même  trois  divi- 
sions :  le  chœur,  et  les  deux  chapelles  latérales.  Mais  a-t-il 
voulu  consacrer  entièrement  chacune  de  ces  irois  divisions  à 
l'un  des  trois  motifs  de  son  ouvrage,  ou  bien  peindre  sur  les 
trois  murs  les  époques  différentes  de  la  mission  du  Christ,  et 
réserver  seulement  les  coupoles  de  ses  trois  compartiments  pour 
y  exprimer  sa  pensée  principale?  c'est  ce  qu'il  me  serait  fort 
difficile  de  dire.  J'ai  vu  l'image  du  Christ  dans  le  chœur,  celles 
du  Père  Éternel  et  du  Saint-Esprit  dans  les  chapelles  latérales; 
mais  on  m'a  averti  qu'il  ne  fallait  pas  me  fier  à  ces  indications, 
et  que  les  nouvelles  combinaisons  de  Cornélius  auraient  de  quoi 
confondre  la  pensée,  lorsqu'elles  seraient  manifestées  par  l'exé- 
cution. Ne  cherchons  donc  pas  le  mot,  avant  d'avoir  vu  l'énigme. 

Le  jugement  dernier,  qui  est  rattaché  je  ne  sais  trop  comment 
à  l'idée  de  la  trinilé  chrétienne,  occupe  le  fond  du  chœur.  C'est 
le  morceau  capital;  c'est  aussi  le  plus  avancé.  Les  détails  ne 


REVUE  DE  PARIS.  249 

sont  pas  liés  ensemble  comme  dans  l'œuvre  de  Michel-Ange  • 
ici,  ce  n'est  pas  un  certain  moment  du  jugement,  c'est  l'entas- 
sement de  tous  les  épisodes  qui  le  précèdent  et  le  suivent.  Michel- 
Ange  lui  seul  avait  une  tête  assez  forte  pour  donner  de  l'unité  à 
une  aussi  vaste  cohue  de  formes!  La  première  conséquence  des 
altérations  que  M.  Cornélius  a  fait  subir  à  la  pensée  de  l'Italien, 
a  donc  été  de  la  mettre  en  pièces.  Aussi  n'a-t-il  plus  fait  du 
Christ  ce  vigoureux  lutteur  de  la  chapelle  Sixtine,  dont  le  geste 
fait  tourner  autour  de  lui  tous  les  cercles  des  anges,  des  saints 
des  élus  et  des  damnés  5  il  l'a  drapé  au  haut  de  son  ciel  dans 
une  majesté  débonnaire,  à  laquelle  on  juge  bien  qu'il  a  peu  de 
rapports  avec  tout  ce  qui  se  passe  autour  de  lui.  Du  reste,  dans 
les  détails  de  cette  grande  composition  disloquée,  j'ai  aperçu 
des  parties  fort  remarquables.  Le  groupe  des  bienheureux  passe 
à  Munich  pour  la  meilleure  chose  qui  soit  sortie  de  l'école  de 
Cornélius;  il  est  composé  de  cin<i  personnages,  deux  évéques 
deux  fidèles  et  une  femme  qui  s'envolent  au  ciel;  leurs  figures 
expriment  cette  sorte  de  ravissement  divin,  dont  Pérugin  a  donné 
les  plus  beaux  exemples,  et  qu'Overbeck  s'est  toujours  efforcé 
d'imiter;  sur  celle  de  la  femme  j'ai  trouvé  une  teinte  de  mélan- 
colie qui  m'a  rappelé  les  têtes  poétiques  d'Arry  Scheffer.  Cepen- 
dant on  fait  ici  observer  que  rien  ne  distingue  ces  cinq  person- 
nages, parce  qu  ils  tirent  tous  également  leur  sainteté  de  la 
grâce  libre  de  Dieu,  ce  qui,  pour  le  dire  en  passant,  tient 
plutôt  à  la  croyance  des  protestants  qu'au  dogme  catholique. 
Là  je  retrouve  bien  Cornélius,  tel  que  je  l'ai  vu  à  la  Glypto- 
thèque,  homme  de  protestation,  resté  fidèle  aux  idées  du  Nord, 
malgré  ses  fréquentes  visites  en  Italie.  Voici  une  pensée  qui 
trahit  la  même  origine  :  les  anges  et  les  démons  sont  assimilés 
en  quelques  endroits,  et  travaillent  ensemble  à  l'exécution  des 
œuvres  de  Dieu  ;  puis  encore  une  autre  pensée  semblable  :  un 
roi  est  emporté  à  travers  l'espace  par  deux  démons,  et  sa  chute 
forme  un  des  épisodes  les  plus  saillants  du  tableau.  Il  est  vrai 
que  le  roi  de  Bavière  ne  saurait  prendre  ceci  pour  une  allusion  * 
car  il  sera  lui-même  représenté  au  bas  de  la  fresque  parmi  les 
vivants  qui  auront  survécu  à  la  destruction  de  notre  espèce  et  du 
globe. 

Je  suis  resté  longtemps  devant  cette  œuvre,  et  j'ai  parcouru 
dans  tous  les  sens  les  grands  échafaudages  qui  couvrent  l'église, 

I. 


250  REVUE  DE  PARIS. 

et  sur  lesquels  les  é  èves  de  Cornélius  sont  échelonnés.  Que  vous 
dirai-je?  Je  suis  resté  froid  et  indifférent.  Les  figures  que  je 
voyais  peindre  me  paraissaient  horriblement  laides;  sur  les  car- 
tons que  les  élèves  reproduisaient ,  elles  ne  me  semblaient  man* 
quer  ni  de  caractère  ni  de  tournure.  J'ai  élé  même  si  étonné  de 
l'expression  de  toi  vraie  et  forte  qui  brille  quelquefois  dans  leurs 
traits  ,  qu'il  m'a  paru  impossible  qu'elles  aient  été  inventées  par 
un  de  nos  contemporains  ;  je  pense  que  ,  si  j'avais  vu  Florence 
et  Rome,  je  pourrais  dire  peut-être  dans  quelles  chapelles  elles 
ont  été  copiées.  Mais  comment  expliquer  la  différence  des  car- 
tons et  des  peintures?  Hélas!  ne  le  savons-nous  pas?  penser  et 
écrire  sont  deux  choses  bien  différentes.  Les  cartons  sont  la 
pensée  des  artistes  ;  mais  la  peinture  est  leur  expression.  Les 
artistes  de  Munir.h  pensent  assurément  ;  mais  il  ne  savent  pas 
leur  langue.  Je  faisais  de  tristes  réflexions  sur  ce  sujet  en  des- 
cendant de  l'échafaudage  ;  sur  la  dernière  marche  ,  j'ai  rencon- 
tré Cornélius  qui  montait  à  son  œuvre  ,  gravement ,  comme  on 
va  à  l'immortalité.  J'ai  salué  son  intelligence.  De  sa  personne, 
il  est  petit .  porte  perruque  blonde  ,  si  je  ne  me  suis  trompé  ,  et 
doit  avoir  cinquante-six  ans.  Sa  figure  est  ramassée;  mais 
ses  yeux  ronds  ,  ses  narines  ouvertes  et  une  sorte  de 
lumière  qui  lui  sort  de  tout  le  visage ,  le  font  ressembler  à 
quelque  personnage  symbolique  d'Albrecht  Duerer.  Je  me  suis 
rappelé  que  j'avais  vu  cette  figure-là,  à  la  Glyplothèque ,  sur 
les  épaules  du  roi  des  rois,  et  dans  léglise  Saint-Louis  sous  le 
triangle  mystérieux  qui  couronne  le  Père  Éternel. 


XVII. 

l<es  Élèves^  cle  II*  Cornélius»  —  Peinture  de 

genre» 

M.  Pierre  de  Cornélius  a  donné  l'impulsion  première  à  l'école 
de  Munich  ;  d'autres  méthodes  et  d'autres  artistes  se  sont  élevés 
pour  lui  disputer  son  empire.  Cependant  la  protection  spéciale 
du  roi ,  et  la  place  de  pi  ésident  de  l'Académie  des  beaux-arts 
qu'il  en  a  reçue,  lui  ont  conservé  une  grande  influence.  Il 
groupe  donc  autour  de  lui  un  nombre  considérable  d'élèves  ;  et 


P.r.VUE  DE  PARIS.  2r>l 

lorsqu'on  a  voulu  encourager  par  des  travaux  les  jeunes  pein- 
tres (|iii  affluent  à  Munich  .  c'est  lui  qui  jusqu'à  ce  jour  a  été 
chargé  de  les  diriger,  el  de  tracer  le  plan  général  de  leurs  œu- 
vres. Parmi  les  élèves  qui  se  sont  fait  remarquer  à  sa  suite ,  je 
De  cilerai  aujourd'hui,  comme  placé  hors  de  ligne,  que  M.  Cl. 
Zimmermann.  Cet  artiste  a  Iravaillé  à  la  décoration  intérieure 
de  la  résidence  royale;  il  a  peint  en  grande  partie  les  fresques 
de  la  Glyplolhèque  .  sur  les  dessins  el  sous  les  yeux  de  son  maî- 
tre. Son  meilleur  ouvrage  est,  selon  moi ,  le  plafond  de  la  salle 
de  bal  de  l'hôtel  du  duc  Max  de  birckenfï^ld.  Les  tigures  qu'il  y 
a  tracées,  au  milieu  des  arabesques,  rappellent  sans  doute  beau- 
coup toutes  les  femmes  ailées  qui  sont  sorties  des  ruines  de 
Pompéi;  mais,  loin  d'être  des  copies,  elles  portent  la  marque 
d'une  étude  consciencieuse  et  d'une  inspiration  délicate.  A  leur 
variété,  on  dirait  que  le  peintre  a  voulu  personnifier  en  elles 
le  génie  de  la  danse  de  chaque  nation  ;  celle  en  qui  j'ai  cru  re- 
connaître la  danse  allemande,  est.  d'un  caractère  charmant. 
C'est  en  alliant  la  sévérité  de  la  ligne  à  la  grâce  de  l'expression 
que  M.  Zimmermann  cherche  à  se  distinguer  du  reste  de  l'école. 
Deux  grands  travaux  ont  été  entrepris  à  Munich  sous  la  di- 
rection de  M.  de  Cornélius;  l'un  à  la  Pinacothèque,  l'autre  dans 
les  arcades  du  jardin  de  la  cour.  Le  premier  est  exécuté  d'après 
les  dessins  de  M.  de  Cornélius  lui-même  ,  par  MM.  Zimmer- 
mann ,  Gasten  et  quelques  autres.  Il  est  si  peu  avancé,  que  je 
n'oserais  en  porter  aucun  jugement;  je  me  contenterai  d'en  in- 
diquer le  sujet.  C'est  une  biographie  des  peintres  les  plus  célè- 
bres des  temps  modernes;  elle  doit  orner  les  loges  de  la  Pinaco- 
thèque. Sur  vingt-cin(|  loges,  treize  seulement  sont  dessinées; 
elles  représentent  Ihistoire  de  l'école  italienne  jusqu  à  Raphaël. 
La  première  exprime  la  pensée  dominante  de  1  école  bavaroise, 
qui  était  aussi  celle  de  l'école  italienne,  l'alliance  de  la  religion 
et  des  aris.  La  seconde  est ,  pour  ainsi  dire,  une  introduction 
d'histoire  générale  du  moyen  âge  ,  à  l'histoire  particulière  de  la 
peinture  du  même  terajs.  La  troisième  nous  montre  Cimabuë, 
(|ui  apprit  des  peintres  byzantins  l'art  qu'il  enseigna  lui-même  à 
Florence.  La  quatrième  est  consacrée  au  Giotto,  qui  ouvrit,  à 
la  fin  du  xiiic  siècle,  la  série  des  grands  artistes  religieux.  La 
cmquième,  à  Fra  Angelico  da  Fiesole,  représentant  éminent  de 
la  poésie  chrétienne ,  qui ,  au  commencement  du  xve  siècle , 


25i  REVUE  DE  PARIS. 

porta  la  piété  jusqu'à  l'exaltation ,  et  voulut  être  saint  avant  que 
d'être  un  peintre  illustre.  La  sixième,  à  Masaccio,  qui,  vers  la 
même  époque,  s'avançait  dans  la  route  de  l'art  au-devant  du 
Vinci ,  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange.  La  septième,  à  Pérugin, 
qui  remplit  la  seconde  moitié  du  xv«  siècle,  comme  Masaccio 
avait  occupé  la  première  ,  et  qui  fut  le  dernier  effort  de  Part  re- 
ligieux. La  huitième,  à  Mantegna ,  au  Ghirlandajo,  à  Luca  Si- 
gnorelli,  à  André  del  Sarto ,  qui,  avant  Raphaël  ou  de  son 
temps,  s'approchèrent  de  cette  antiquité  païenne  qui  donna  au 
peintre  dTrhin  le  sceau  de  son  inimitable  beauté.  La  neuvième, 
à  Léonard  de  Vinci ,  le  maître  par  excellence  de  la  renaissance. 
La  dixième,  au  Corrége,  le  plus  gracieux  et  le  plus  soudain  de 
ses  interprètes.  La  onzième,  à  l'école  vénitienne,  qui,  dans  le 
partage  que  se  faisaient  alors  les  grandes  cités  de  l'Italie ,  laissa 
à  Rome  l'idéal  de  la  renaissance  ,  et  n'en  garde  guère  pour  elle 
que  le  matérialisme.  La  douzième  ,  ù  Michel-Ange,  pour  lequel 
M.  de  Cornélius  a  prodigué  toutes  les  expressions  de  son  enlhou- 
siasme  et  de  sa  reconnaissance,  et  qui  n'est  peut-être  lui-même 
que  l'expression  du  matérialisme  élevé  au  sublime,  par  l'énergie 
d'une  nature  extraordinaire.  La  treizième  enfin,  à  Raphaël ,  en 
qui  les  traditions  expirantes  de  l'art  religieux  se  mêlèrent  aux 
plus  belles  inspirations  du  paganisme  renaissant,  et  qui  dut  à 
cette  double  influence  sa  perfection  sans  rivale  parmi  les  mo- 
dernes. Chacune  de  ces  loges  représente  non  seulement  les  traits 
principaux  de  la  vie  du  peintre  auquel  elle  est  consacrée ,  mais 
aussi  la  figure  symbolique  de  son  génie  et  les  portraits  de  ses 
élèves.  Les  douze  loges  qui  restent  encore  à  dessiner  seront  or- 
nées de  tableaux  relatifs  à  l'histoire  de  l'école  flamande  et  de 
l'école  allemande.  Voilà  certes  un  travail  dont  la  pensée  seule 
mérite  les  plus  grands  éloges. 

Le  second  œuvre,  confié  aux  soins  de  Cornélius,  n'a  demandé 
que  sa  surveillance;  il  est  entièrement  achevé.  Destiné  à  repro- 
duire les  principaux  traits  de  l'histoire  des  princes  bavarois,  il 
va  sur  les  brisées  des  tapisseries  historiques  de  Candid  qui  or- 
nent le  palais.  Huit  siècles  se  sont  écoulés  depuis  que  la  maison 
de  Wittelsbach,  aujourd'hui  régnante,  est  en  possession  de  la 
Bavière  ;  remarquez  la  puissance  que  les  nombres  ont  dans  ce 
pays-ci  :  on  a  choisi  ,  dans  les  arcades  qui  entourent  le  jardin 
situé  au  nord  de  la  Résidence .  seize  champs  architectoniques , 


REVUE  DE  PARIS.  253 

sur  lesquels  on  a  voulu  peindre  une  action  de  paix  et  une  action 
de  guerre  de  chacun  des  huit  siècles  de  la  maison  souveraine. 
Ces  Iresques  sont  en  plein  air,  comme  si  l'on  avait  oublié  la  dif- 
férence qu'il  y  a  entre  le  climat  italien  et  celui-ci;  vis-à-vis  des 
tableaux,  on  a  placé  ,  sur  la  courbure  des  arcades,  des  figures 
allégoriques  qui  résument  le  caractère  des  princes  dont  les  ta- 
bleaux opposés  célèbrent  la  vie.  Les  figures  valent  mieux  que 
les  tableaux,  par  l'excellente  raison  que  l'art  allemand  se  prête 
plus  facilement  à  la  pensée  qu'au  mouvement.  Toutes  ces  fres- 
ques sont  du  reste  la  chose  la  plus  choquante  que  j'aie  vue  à 
Munich.  Est-ce  le  grand  air  ou  une  mauvaise  préparation  qui 
leur  a  donné  cette  révoltante  dureté  de  tons;  la  couleur  est  or- 
dinairement nulle  dans  les  œuvres  des  peintres  de  Munich  ,  ici 
elle  est  exécrable.  N'allez  pas  croire  cependant  que  ces  compo- 
sitions soient  dénuées  de  toute  espèce  de  mérite.  L'ordonnance 
générale  est  bien  entendue  ;  et  sans  parler  des  tètes  de  caractère 
qu'on  y  trouve  toujours  ,  chaque  page  contient  un  motif  expres- 
sif et  savant  que  nos  peintres  les  plas  renommés  accueilleraient 
comme  une  inspiration  céleste.  Eu  France  ,  on  a  une  exécution 
plus  habile  et  plus  brillante  que  celle  des  artistes  bavarois;  mais 
on  y  a  aussi  moins  de  force  dans  la  pensée,  moins  de  science 
dans  la  conception,  moins  d'artifice  dans  l'arrangement. 

Ce  qu'il  y  a  sans  doute  de  plus  remarquable  dans  ces  fre.5ques 
c'est  qu'elles  ont  été  peintes  par  des  jeunes  gens  que  le  renom 
de  Cornélius  et  de  ses  rivaux  a  attirés  à  Munich  <le  tous  les 
points  de  l'Allemagne.  Indépendamment  de  M.  Zimmermann 
MM.  Sturmer  et  Stilke  de  Berlin,  M.  Lindenschmilt  de  Mayence 
M.  Schilgen  d'Osnabruck,  M.  Éberle  de  Dusseldorf,  M.  Hermann 
de  Dresde,  et  enfin  MM.  Forsler,  Foliz,  Gossen ,  Schorn,  Ru- 
ben,  ont  contribué  à  ces  peintures.  M.  Kaulbach  a  aussi  donné 
quelques-uns  des  dessins  d'après  lesquels  elles  ont  été  exécutées. 
Mais  ce  n'est  pas  ici  que  je  parlerai  de  ce  jeune  homme,  qui  a 
déjà   fait   subir  une  transformation  importante  à  l'école  de 
Cornélius. 

La  plupart  des  artistes  que  je  viens  de  nommer ,  composent, 
à  Munich,  une  véritable  école  de  genre;  et  quoiqu'elle  n'ait  pas 
des  relations  continuellement  évidentes  avec  le  slyle  de  M.  de 
Cornélius,  je  ne  renverrai  pas  ailleurs  ce  qui  me  reste  à  en  dire. 
Ses  plus  habiles  soutiens  sont  MM.  Lindenschmilt,  Foltz,  Ruben; 


2?Î4  REVUE  DE  PARIS. 

à  ces  noms  je  joindrai  ceux  de  MM.  Neureuther,  Neher  de 
Biberach,  Glinck,  Schwind,  Monlen,  Kœgel  et  Laurent  Quaglio, 
que  je  n'ai  pas  encore  cités.  La  fraternité  de  ces  jeunes  artistes 
est  vraiment  admirable;  ils  dessinent  ou  peignent  tour  à  tour 
les  uns  pour  les  autres,  et  leur  manière  a  les  plus  intimes  rap- 
ports de  ressemblance.  Ce  n'est  pas  ,  comme  vous  le  pourriez 
croire,  et  ainsi  que  cela  se  pratique  chez  nous  ,  par  de  petites 
toiles  qu'ils  traduisent  leurs  idées  gracieuses.  Ils  suivent  les 
exemples  de  la  grande  école,  dont  ils  forment  l'appendice;  et 
c'est  aussi  la  peinlure  à  fresque  qui  est  leur  expression  familière. 
Comme  les  troubadours  du  moyen  âge,  ils  vont  de  château  en 
château,  de  résidence  en  résidence,  laissant  à  l'aristocratie,  qui 
seule  peut  les  récompenser,  les  preuves  de  leur  talent  ;  commis- 
voyageurs  de  l'art,  ils  peignent,  çàet  là,  des  plafonds,  des  frises 
et  des  trumeaux,  selon  leur  bonheur  ou  leur  plaisir.  Hogen- 
schvvangau,  château  que  le  prince  héréditaire  de  Bavière  a  fait 
restaurer,  aux  pieds  des  Alpes  du  Tyrol,  est  la  plus  charmante 
merveille  que  leurs  mains  aient  ornée. 

A  Munich,  ils  se  sont  surtout  signalés  dans  le  palais  du  roi, 
et  plus  particulièrement  dans  les  appartements  de  la  reine,  dont 
la  décoration  se  rapproche  souvent  de  la  peinture  de  genre,  par 
la  nature  même  des  sujets,  et  par  la  manière  dont  ils  sont  trai- 
tés. Mais  ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  les  peintres  de  genre 
de  ce  pays-ci,  c'est  que,  dans  les  petites  dimensions  et  dans  les 
petites  idées  que  la  forme  de  leur  art  leur  prescrit,  ils  apportent 
toujours  ce  sérieux  ,  cette  conscience  et  cette  étude  qui  ne  sont 
chez  nous  que  l'apanage  des  peintres  d'histoire;  je  dirai  même 
mieux ,  ils  mettent  souvent  plus  de  sévérité  et  plus  de  pensée 
dans  leurs  pages  les  plus  coquettes,  qu'on  n'en  met  en  France 
dans  la  plupart  des  compositions  les  plus  prétentieuses.  C'est  là 
un  de  leurs  principaux  caractères  ;  un  autre,  qui  n'est  pas  moins 
frappant ,  c'est  qu'à  la  différence  des  grands  maîtres  de  Mu- 
nich,  qui  sont  presque  entièrement  dénués  de  couleur,  ils  ont 
au  contraire  un  coloris  plein  de  charme ,  de  lumière  et  de  dou- 
ceur. 

Ne  soyez  donc  pas  surpris  si  deux  de  ces  peintres  de  genre  , 
MM.  Neher  et  Kœgel,  ont  exécuté  à  Munich  un  des  travaux  les 
plus  complets  que  j'y  aie  vus.  Une  des  vieilles  portes  de  la  ville, 
celle  qui  conduit  à  l'isar,  et  qui  a  gardé  le  nom  de  cette  rivière. 


KEVLt  UE  l'AKlS.  255 

a  été  restaurée,  d'après  l'ancien  plan,  par  les  ordres  du  roi  ac- 
tuel; elle  est  composée  de  trois  grandes  tours,  liées  ensemble 
par  des  murailles.  Sur  le  mur  qui  unit  les  deux  premières,  les 
deux  artistes  que  je  viens  de  nommer  ont  exécuté  une  grande 
frise,  haute  de  huit  pieds  et  longue  de  soixante-quinze.  On  les 
avait  chargés  d'y  peindre  l'enlrée  triomphale  de  l'Empereur 
Louis  le  Bavarois,  qui  fut  le  pic  mier  artisan  de  la  prosjjériié  de 
Munich.  La  disposition  de  celte  fresque  est  simple;  l'empereur, 
à  cheval ,  occupe  le  milieu  de  la  composition  ;  dev;int  lui  sont 
les  cavaliers  qui  ouvrent  la  marche,  les  magistrats,  le  clergé,  la 
population  qui  sortent  de  la  ville  pour  venir  à  sa  rencontre  ;  der- 
rière lui  viennent,  sur  leurs  chevaux,  les  princes  qui  forment 
son  cortège  ;  de  ce  côté-ci  surtout  j'ai  remarqué  des  têtes  pleines 
de  caractère  et  de  fierté.  Les  chevaux,  à  l'exception  de  celui  de 
l'Empereur,  dont  les  jambes  sont  gauchement  placées,  m'ont 
paru  d'un  beau  mouvement.  La  couleur  de  ce  nioiceau  est  ex- 
cellente, pleine  d'une  chaleureuse  clailé  qui  convient  parfaite- 
ment au  genre  de  la  fresque. 

Parmi  les  jeunes  gens  qui  ont  communiqué  aux  branches  ac- 
cessoires de  l'art  l'inspiration  générale,  il  me  reste  encore  à  ci- 
ter M.  Louis  Roltraann,  qui  est  le  seul  paysagiste  que  j  aie 
trouvé  à  Munich.  Comprendrait-on  en  effet  que  le  genre  du 
paysage  fût  cultivé  dans  un  p;iys  dont  la  [)lus  grande  partie  est 
si  monotone  et  si  stérile?  Aussi  bien  nest-ce  pas  aux  sites  de  la 
basse  Bavière  que  M.  Rottmann  a  consacré  son  pinceau  ingé- 
nieux. Dans  les  appartements  supérieurs  delà  résidence  royale, 
il  a  peint  quelques  compositions.  Il  y  a  représenlé  des  paysages 
historiques  de  la  Grèce  ,  dans  lesquels  se  trouve  retracée  une 
suite  de  scènes  populaires  des  anciens  Hellènes.  Quand  on  a  vu 
ces  belles  pages  symboliques  oîi  Léopold  Robert,  que  nous  n'es- 
timons pas  encore  à  sa  juste  valeur,  a  déposé  le  sentiment  de  la 
nature  et  de  la  vie  des  principales  contrées  italiennes,  il  est  fort 
difficile  d'être  satisfait  des  efforts  d'un  talent  qui  n'a  que  de  l'é- 
clat et  de  l'esprit  pour  vous  séduire.  Aussi  ne  vous  arréterai-je 
pas  longtemps  devant  les  scènes  pittoresques  de  M.  Rottmann  ; 
leur  conception  manque  de  précision  et  de  grandeur,  et  on  y 
chercherait  vainement  une  intime  harmonie  entre  les  figures  et 
les  lieux  auxquels  elles  servent  d'ornements. 

Sous  les  arcades  du  jardin  de  la  cour,  à  côté  des  fresques  his- 


256  Ht  VUE  DE  PARIS. 

toriques  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  M.  Rottmann  a  peint, 
toujours  à  fresque,  vingt-huit  paysages  qui  montrent  son  talent 
sous  un  jour  plus  favorahle  et  plus  vrai.  Ceux-ci  sont  cependant 
moins  soignés  et  moins  étudiés  5  mais  la  manière  leste  et  har- 
die dont  ils  sont  jetés  leur  donne  quelquefois  un  aspect  qui  sai- 
sit comme  une  belle  ébauche.  Il  y  en  a  dans  le  nombre ,  par 
exemple  ceux  qui  représentent  Florence  et  Rome,  qui  sont  d'une 
négligence  détestable  j  i)lusieurs  autres  sont  d'un  goût  médio- 
cre; mais  le  château  de  Trente,  le  lac  de  Némi,  le  golfe  de 
Baya,  les  rochers  des  Cf  dopes,  le  théâtre  de  Taormina, 
Syllaet  Charybde,  sont  des  motifs  habilement  compris  et  gran- 
dement esquissés.  N'allez  pas  croire  pourtant  que  ce  soient  des 
interprétations  scrupuleuses  de  la  nature  :  ce  sont  des  croquis 
fantasques  qui  expriment  plutôt  la  pensée  que  les  formes  du 
lieu  qu'ils  veulent  reproduire;  c'est  une  idée  vivement  conçue, 
rapidement  saisie,  hâtivement  exécutée,  par  un  procédé  qui  res- 
■  semble  beaucoup  à  ce  que  nous  appelons  chic,  dans  notre  pays, 
mais  plus  large,  plus  intelligent,  et  quelquefois  plus  bizarre.  La 
couleur  de  ces  paysages  est  encore  plus  conventionnelle  que  leur 
forme;  elle  est  composée  de  rassembla^je  de  trois  tons  princi- 
paux, le  bleu,  le  jaune  et  le  violet,  qui  sont  du  reste  habilement 
nuancés,  et  qui  font  un  heureux  contraste  avec  les  mal  adroits 
mélanges  de  couleurs  employés  i>ar  les  autres  artistes  de  Mu- 
nich. L'effet  général  est  ce  quil  doit  être;  c'est  de  la  peinture 
qui  est  bien  placée  au  grand  air.  Au-dessus  de  chacune  de  ces 
fresques  on  lit  un  distique  allemand  de  la  façon  du  roi.  Les  sites 
qui  ont  été  reproduits  sont  les  points  principaux  de  l'itinéraire 
que  ce  prince  a  suivi  lorsqu'il  a  parcouru  l'Italie.  On  annonce 
que  M.  Rottmann  est  chargé  de  pemdre  de  la  même  manière  un 
voyage  en  Grèce,  dans  les  arcades  que  l'on  construit  actuelle- 
ment au  fond  du  jardin  de  la  cour,  pour  faire  suite  à  celles  que 
nous  venons  de  parcourir.  Le  talent  de  M.  Rottmann  consiste  à 
savoir  faire  des  croquis  et  des  abrégés;  je  ne  pense  pas  qu'il  ait 
jamais  rien  à  gagner  en  essayant  de  dépasser  les  bornes  de  ce 
genre. 

H.  FORTOUL. 

{La  suite  à  un  prochain  numéro.) 


LES 


PENSEURS  INCONNUS. 


I.   —   POMY. 

Si  la  critique  contemporaine  n'est  point  la  plus  judicieuse,  elle 
est  au  moins  la  plus  active  qui  ait  jamais  existé.  Depuis  dix  ans, 
elle  fouille  les  bibliothèques  et  reprend  Tanalyse  de  tout  ce  qui 
s'est  imprimé  ;  elle  relit  les  vieux  livres,  elle  exhume  les  morts 
pour  les  pendre  à  son  pilori ,  ou  demander  leur  canonisation  ; 
elle  cherche  des  gloires  à  couronner,  comme  Diogène  cherchait 
un  homme. 

Cet  empressement  a  ses  inconvénients ,  sans  doute  5  mais,  au 
fond,  ce  n'est  encore  là  qu'une  des  expressions  de  l'immense  dé- 
sir qui  travaille  notre  époque;  on  examine  parce  qu'on  cherche, 
on  interroge  parce  qu'on  attend.  Cette  critique  si  scrutatrice 
n'est  autre  chose  que  l'attente  du  siècle.  Nous  sommes  à  la  se- 
conde proposition  de  tous  les  syllogismes,  voilà  pourquoi  nous 
nous  montrons  si  curieux  des  conclusions  de  chacun.  Il  faut 
bien  entendre  tous  les  avis  quand  on  n'a  point  de  croyance  j 
tous  les  livres  méritent  d'être  discutés,  là  où  il  n'y  a  point  un 
livre  unique  qui  règle  les  autres. 

Nous  sommes  seulement  surpris  que,  dans  cette  grande  re- 
vue des  œuvres  de  l'intelligence,  on  se  soit  uniquement  occupé 
jusqu'ici  de  celles  que  l'impression  a  rendues  publiques.  Un  livre 
3  22 


356  REVUE  DE  PARIS. 

peut  être  sincère,  mais  il  n'est  jamais  entièrement  naïf.  La  pen» 
sée  y  revêt  toujours  un  costume  préparé,  et  l'art  y  modifie  plus 
ou  moins  l'inspiration.  Il  n'y  a  de  complètement  vraies  que  les 
œuvres  composées  sans  préoccupation  du  public,  pour  soi-même 
et  dans  l'isolement;  or  que  d'essais  heureux,  que  de  confessions 
profondes  ou  touchantes  doivent  rester  ainsi  dans  le  mystère 
de  la  famille  !  que  de  penseurs  qui  jettent  les  méditations  de 
toute  une  vie  sur  quelques  feuilles  éparses  qu'ils  emportent  au 
tombeau  ! 

C'est  surtout  chez  le  peuple,  nécessairement  étranger  à  toutes 
prétentions  littéraires ,  que  se  trouvent  ces  hommes  ignorés , 
pensant  par  le  seul  amour  de  la  pensée,  et  écrivant  par  le  seul 
besoin  de  l'épanchement.  Nous  en  avons  rencontré  plusieurs,  et 
nous  avons  cru  qu'il  ne  serait  point  sans  intérêt  de  les  faire  con- 
naître. On  pourra  ne  voir  ,  si  l'on  veut,  dans  ce  qui  va  suivre, 
qu'une  étude  critique,  et  n'en  rien  conclure  en  faveur  de  telle  ou 
telle  idée  ;  nous  donnons  les  faits,  en  laissant  au  lecteur  le  soin 
de  tirer  les  conséquences. 

Nous  devons  le  dire  pourtant,  l'intelligence  populaire  est  en- 
core généralement  méconnue.  On  répète  que  l'activité  corpo- 
relle et  les  besoins  de  l'ouvrier  le  rendent  inhabile  aux  dévelop- 
pements intellectuels,  sans  songer  que  le  travail  abrutit  moins 
que  l'oisiveté,  et  que  Tàme  a  plus  de  chances  d'élévation  dans 
les  souffrances  qu'au  milieu  des  souillures  de  la  satiété.  Il  y  a, 
d'ailleurs ,  des  êtres  que  rien  ne  peut  abattre ,  que  le  malheur 
n'entame  jamais ,  et  qui  trouvent  dans  la  vie  une  incessante  ré- 
vélation; ces  natures  privilégiées  sont  moins  rares  parmi  les 
classes  laborieuses  qu'on  ne  le  pense  en  général,  et  l'on  se  trom- 
perait étrangement  en  croyant  les  classes  inférieures  étrangères 
aux  discussions  qui  agitent  notre  époque.  Les  problèmes  d'art, 
de  philosophie ,  de  politique  et  de  morale  y  préoccupent  aussi 
un  grand  nombre  d'intelligences.  Nous  en  citerons  une  preuve 
entre  mille. 

Il  y  a  quelques  années ,  M.  Fugère,  graveur,  réunissait  tous 
les  samedis  soir,  ses  ouvriers,  et  après  avoir  fait  l'atelier j  dis- 
cutait avec  eux  les  questions  les  plus  avancées  de  la  science  so- 
ciale. Chacun  exposait  les  solutions  qu'il  avait  trouvées  dans  ses 
lectures  ou  ses  méditations  ,  ou  cherchait  les  conditions  nor- 
males de  l'activité  humaine  sur  le  terrain  du  travail  ;  pour  cela, 


REVUE  DE  PARIS.  259 

on  avait  ù  peine  besoin  de  se  déplacer ,  la  pensée  s'exerçait  au 
même  endroit  où  la  main  venait  d'agir,  l'esprit  délassait  le 
corps!...  Un  jour,  Charles  Nodier  apprit  que  son  voisin  le  gra- 
veur tenait  des  conférences  philosophiques  !  Il  demanda  à  être 
admis  et  amena  Ballanche  :  tous  deux  suivirent,  pendant  quel- 
que temps,  avec  beaucoup  d'intérêt,  ces  débats,  qui  furent,  mal- 
heureusement, interrompus  joarort^re.  Mais  l'habitude  les  avait 
rendus  nécessaires  aux  ouvriers  de  M.  Fugère,  qui  se  transpor- 
tèrent à  la  Société  de  civilisation^  alors  au  quai  Malaquais,  et 
oiiM.  Azaïs  émerveillait  l'auditoire  par  ses  improvisations  har- 
monieuses. Mais  les  nouveaux  venus  comprirent  bientôt  que  le 
sxstèttie  des  compensations ,  en  niant  linjustice,  rendait 
l'intelligence  complice  de  toutes  les  ignominies  du  hasard.  Un 
jour  que  le  professeur  de  science  universelle  proposait  de  ré- 
pondre aux  questions  qui  pourraient  lui  être  faites,  l'un  d'eux  se 
leva,  et  d'une  voix  tremblante,  la  rougeur  au  front,  il  présenta 
ses  objections.  Le  professeur  ,  embarrassé,  balbutia  une  vague 
réponse,  et  voulut  se  tirer  d'affaire  par  quelques  congratulations 
insinuantes  ;  mais  l'homme  du  peuple  ne  comprit  point  cette 
tactique  oratoire,  et  reprenant  les  parole  mêmes  que  M.  Azaïs 
venait  de  prononcer  : 

—  Votre  système,  dit-il,  provient  du  fatalisme;  or  le  fata- 
lisme mène  à  la  résignation  absolue,  et  la  résignation  absolue 
engendre  la  tyrannie  ;  donc  vous  professez  la  tyrannie... 

Le  professeur  répondit  qu'il  ne  cherchait  que  la  vérité ,  à  son 
point  de  vue  personnel  et  indépendamment  de  ses  applications. 
Le  jeune  ouvrier  sourit;  le  système  était  jugé. 

De  telles  intelligences  sont  des  exceptions  sans  doute  (  dans 
quelle  classe  la  supériorité  n'est-elle  pas  une  exception  !  ),  mais 
elles  sont  plus  nombreuses  qu'on  ne  le  croit.  Ceux  qui  ont  lu 
la  Tnhune  des  Prolétaires ,  publiée  autrefois  par  le  journal 
le  Bon  Sens,  n'ont  oublié  ni  Canneva  le  tailleur ,  ni  Pimpan- 
neau  l'homme  de  peine,  ni  Savary  le  cordonnier,  ni  surtout 
Ponty,  celte  âme  si  tendre,  celte  imagination  si  vive,  cette  rai- 
son si  saine  et  si  clémente.  Un  ami  lui  avait  proposé  de  l'arra- 
cher à  sa  position. 

—  «  Ne  m'en  veuillez  pas  de  vous  refuser,  répondit-il;  soyez 
tolérant,  et  laissez-moi  le  droit  de  choisir  (  puisqu'on  ne  peut 
entièrement  y  échapper  )  le  genre  d'esclavage  le  plus  doux ,  le 


260  REVUE  DE  PARIS. 

mieux  approprié  à  ma  nature  et  ù  mes  habitudes  ;  laissez-moi  à 
ma  place,  faire  le  peu  de  bien  que  Dieu  attend  de  moi,  dans  le 
cercle  où  sa  volonté  m'a  placé.  » 

Il  ne  faudrait  point  croire,  toutefois,  que  ce  cœur  dévoué  soit 
sans  oscillations  et  sans  profondes  tristesses  ;  mais  Ponty,  con- 
solateur et  maître  de  tant  d'autres,  a  aussi,  lui,  son  maître  et 
son  consolateur.  Écoutez  plutôt  ce  passage  d'une  pièce  intitulée 
les  Truands  modernes  : 


Mais  toi ,  sais-tu  pourquoi  ma  main  désespérée 
N'ouvre  pas  sa  prison  à  mon  âme  ulcérée 

Eu  rejetant  l'enveloppe  au  néant?... 
C'est  que  mon  vieux  lion ,  au  regard  si  limpide , 

Au  front  large  ,  saint  et  splendide , 

A  l'âme  pure ,  au  cœur  géant , 
Infiltra  dans  mon  cœur  un  peu  de  son  fluide. 
A  force  de  tendresse  il  m"a  fait  croire  à  Dieu. 
Résigné  comme  un  Christ  et  truand  quelque  peu  , 

Plus  fort  que  moi ,  fort  comme  un  chêne , 
Vers  l'avenir  dans  ses  bras  il  m'entraîne  ; 
Son  cœur  aimant  en  vain  de  coups  d'ongle  est  couvert , 

Pour  alléger  ma  lourde  chaîne , 
Il  me  fait  voir ,  au  loin ,  un  autre  ciel  ouvert. 

Il  m'a  dit ,  ce  lion ,  ma  source  d'espérances  , 
Epuise ,  Dieu  le  veut ,  ta  part  de  nos  souffrances , 

Dans  l'avenir,  Thomme  gémira  moins  ; 
D'un  océan  de  maux  parcelle  imperceptible , 

Notre  lot  rend  incorruptible 
L'humanité  qui  naîtra  par  les  soins 
De  ce  Dieu  de  bonté  qui  fit  tout  perfectible. 
Et  moi ,  rempli  de  foi  dansées  oracles  saints^ 
Résigné  comme  lui,  patient,  je  m'éteius 

Lentement  et  Pâme  soumise 

Au  sort  affreux  qui  martyrise 
Ces  malheureux  truands  dont  je  suis  commensal. 

0  port  divin  !  terre  promise  .' 
Puis-je  payer  trop  cher  ton  bonheur  idéal?... 

Or  savez-vous  ce  que  c'est  que  ce  lion?.,.  C'est  Gauny,  le 


REVUE  DE  PARIS.  261 

menuisier  en  bâtiments  !  penseur  profond  et  poëte  étrange,  dont 
nous  avons  à  parler  longuement, 

II.  —  GAÏÎÎY. 

Gauny  a  trente-trois  ans  :  ouvrier  habile  et  laborieux,  il  vit 
tranquille,  avec  une  vieille  parente ,  donnant  à  ses  rêves  tout  le 
temps  qu'il  n'est  point  obligé  de  donner  à  son  travail.  La  pente 
de  son  esprit  le  porte  vers  un  idéalisme  mystique  ;  c'est  un  son- 
geur fougueux,  dont  les  pensées  s'égarent  le  plus  souvent  dans 
les  détours  dune  aspiration  infinie.  Il  en  résulte  quelque  chose 
de  singulier  et  de  barbare  dans  son  langage,  une  sorte  de  dés- 
ordre luxuriant  auquel  il  faut  s'accoutumer.  On  sent  que  la 
science  et  le  temps  lui  manquent  pour  mieux  formuler  son  in- 
spiration. Il  ne  s'évertue  point  en  combinaisons  habiles,  quisup- 
posent  la  sérénité^  sa  pensée  se  manifeste  sous  la  forme  la  plus 
nécessaire;  ce  n'est  pas  un  caprice  qui  se  joue,  mais  un  besoin 
qui  s'exprime. 

Et  comment  en  serait-il  autrement  :  l'ouvrier  n'a  point  le  loi- 
sir de  l'examen  :  il  doit  formuler  au  premier  mot  et  sans  préam- 
bule ;  son  esprit  est  écrasé  par  le  temps  comme  son  corps  par 
l'espace  ;  il  faut  aller  au  travail  ou  il  faut  dormir!  Aussi  com- 
bien de  sourds  emportements ,  de  sauvages  plaintes,  quand  la 
pensée  de  cet  esclavage  lui  revient! 

Que  de  frissons  maudits,  que  de  profondes  haines 
Se  tordent  dans  nos  flancs  et  sautent  dans  nos  veines  ; 
Comme  la  vie  est  longue  et  l'avenir  moqueur, 
Comme  l'âme  est  sinistre,  altière  et  ténébreuse, 
Comme  la  destinée  est  irritante  et  creuse, 
Au  fond  d'un  atelier  qui  vous  crève  le  cœur  ! 

Et  cependant  cette  âme  est,  au  fond,  douce  et  aimante,  et  les 
inspirations  de  la  fraternité  humaine  y  font  taire  bien  vite  la 
colère  de  l'esclave  révolté  : 

11  faut  avec  amour,  dans  notre  âme  rêveuse, 
Espérer  l'avenir  comme  un  sol  enchanté  ; 
Il  faut  neutraliser  notre  force  nerveuse, 

22. 


262  REVUE  DE  PARIS. 

Et  de  Jésus  prêcher  la  mâle  égalité. 

Oh  !  comme  il  serait  grand  d'amener  sur  la  terre, 
Avec  nos  droits  conquis,  la  paix  qui  désaltère 
Des  brûlures  du  sort,  de  la  soif  des  combats, 
Et  de  rendre  au  sommeil  nos  effrayants  débats. 

Un  jour,  Gauny  fit  la  rencontre  d'un  de  ces  hommes  dont  la 
vie  entière  est  une  longue  série  de  catastrophes  et  d'agitations. 
Les  mille  drames  qui  s'étaient  passés  dans  l'imagination  de  l'ou- 
vrier avaient  été  réalisés  dans  les  actions  du  matelot,  de  telle 
sorte  qu'à  les  entendre ,  il  eût  été  difficile  de  déclarer  lequel 
avait  le  plus  vécu,  ou  du  premier ,  qui  n'avait  pu  que  deviner  la 
vie ,  ou  du  second ,  qui  n'avait  su  que  la  subir.  Ce  contact,  qui 
ne  dura  que  quelques  heures,  fut  un  grand  événement  pour 
Gauny.  Il  chercha  plus  tard  à  raconter  les  étranges  et  innom- 
brables impressions  qu'il  avait  éprouvées  dans  ce  rapproche- 
ment ,  et  il  en  résulta  une  œuvre  en  dehors  de  toutes  les  habi- 
tudes littéraires  et  de  toutes  les  conventions.  C'est  une  divaga- 
tion féconde,  un  égarement  qui  mène  à  mille  découvertes 
imprévues.  Le  style  rappelle  celui  de  l'Allemand  Borne  j  c'est  la 
même  originalité  et  la  même  profusion ,  mais  avec  plus  d'élan. 
La  scène  se  passe  au  cabaret,  et  jamais,  certes,  la  poésie  d'une 
ivresse  tempérée  ne  fut  plus  richement  révélée.  Quant  aux  dé- 
fauts, ils  sont  ce  qu'ils  doivent  être  dans  une  inspiration  subite 
et  sans  règle.  La  spontanéité  a  des  avantages  que  rien  ne  sau- 
rait remplacer ,  mais  qui  ne  peuvent  tenir  lieu  des  bienfaits  de 
la  réflexion.  Gauny  ne  se  livre  à  la  composition  qu'au  moment 
de  l'enthousiasme;  alors  sa  pensée  éclate,  mais  ses  éruptions 
sont  comme  celles  des  volcans,  sans  régularité  ,  sans  direction. 
Elles  ont  la  confusion  d'un  rêve,  la  rapidité  d'un  cri  ;  c'est  l'in- 
stinct sans  l'art.  Gauny  ne  connaît  aucun  de  ces  mystères  du 
style  qui  tiennent  lieu  d'idées  à  tant  d'écrivains.  N'ayant  ni  le 
loisir,  ni  l'envie  d'apprendre  une  langue  ,  il  s'en  est  créé  une 
comme  les  enfants  ;  et  si  on  peut  accuser  cette  langue  de  bi- 
zarrerie, on  ne  peut  du  moins  lui  contester  la  richesse  et  l'origi- 
nalité. On  trouve  même,  à  la  longue,  je  ne  sais  quel  charme  à 
cette  accumulation  d'attributs  splendides,  à  cette  confusion  du- 
propre  et  du  figuré  dans  lesquelles  il  se  complaît.  Son  style  res- 


REVUE  DE  PARIS.  263 

semble  à  ces  palais  de  fées  où  les  murs  parlent  et  où  les  âmes 
sont  visibles. 

Son  poëme  (  si  Ton  peut  donner  ce  nom  à  l'œuvre  singulière 
dont  nous  avons  parlé)  commence  par  une  invocation  toute  ho- 
mérique, au  vénérable  raisin  dont  il  compare  les  gouttes  som- 
bres a  àe  petites  tempêtes  rouges  qui  agitent  nos  destinées.  Les 
récits  du  matelot  réveillent  en  lui  Vesprit  des  agitations.  Tan- 
tôt il  croit  voir  les  forêts  de  palmiers  et  les  savanes  primi- 
tives où  les  baiides  de  buffles  se  plongent  avec  emportement 
et  s'amoindrissent  au  loin  dans  les  clairs  de  lune  ;  tantôt  il 
entend  le  vent  des  bois  passant  à  travers  les  fentes  des  ro- 
ches herbeuses;  puis,  tout  à  coup  une  triste  émotion  s'éveille. 
Il  repousse  les  images  suaves  qu'il  a  conquises  j  il  se  replie  sur 
lui-même. 

« Mais  ici  c'est  comme  là  bas  :  l'âme  se  recueille  dans  son 

crépuscule  douloureux  :  le  souvenir  et  le  délire  nous  accostent, 
nous  obsèdent  de  leurs  égales  éloquences,  et  les  voix  char- 
mantes de  ces  deux  anges  couvrent  les  réclamations  de  l'ac- 
tualité.... 

»  Chers  démons  de  nos  sentiers  noirs,  quand  je  me  penche  sur 
le  miroir  cramoisi  qui  dort  au  fond  du  verre,  je  vous  vois  bon- 
dir et  m'appeler. 

o  Quelquefois  une  énergie  intérieure  me  fait  courir  à  la  ren- 
contre du  beau;  je  veux,  dans  ces  moments,  trouver  à  l'exis- 
tence des  patries  idéales  où  je  puisse  me  prendre  d'amour  pour 

ce  qui  devrait  être  le  réel  ! Oh  !  anges  adorables  de  nos 

rêves ,  donnez-nous  l'absolu  !  » 

Et  si,  pendant  qu'il  s'abandonne  à  ces  vagues  aspirations  ,  le 
matelot  veut  reprendre  son  récit,  il  l'interrompt  brusquement  et 
s'écrie  : 

«  Vieux  matelot,  assez  de  grains  comme  cela ,  et  de  vent  qui 
pleure  dans  les  cordages,  et  de  tes  obéissances  de  brute  !  Oh! 
si  jamais  je  m'aplatissais  devant  une  volonté  despotique,  que 
la  honte  enfonce  sa  dartre  rouge  jusqu'à  mes  os  !  Tiens,  j'aime 
mieux  ton  pèlerinage  à  Notre-Dame-de-Bon-Secours ,  tête  et 
])iedsnus!  C'est  au  moins  une  reconnaissance  instructive  et 
fièrement  candide...  quand  on  croit!  —  iXotre-Dame-de-Bon- 
Secours  !  C'est  un  beau  nom  !  j'aimerais  mieux  pourtant  Notre- 


264  REVUE  DE  PARIS. 

Dame-de-Limoux,  ou  Notre-Dame-de-la-Garde,  ou  Notre-Dame- 
de-rÉpine.  J'affectionne  les  choses  à  cause  de  leurs  noms.  C'est, 
sans  doute,  encore  une  ruse  de  plus  dans  mon  existence  de  vi- 
sionnaire. Mais  un  beau  nom! cela  jette  un  cercle  radieux  à 

l'être  qui  en  est  couronné,  au  paysage  qui  le  porte  !  Les  choses 
illustres  ont  toujours  pour  enseigne  de  somptueuses  syllabes 
qui  se  drapent  admirablement.  » 

Comme  on  le  voit,  rien  ne  se  suit  dans  ces  divagations  opu- 
lentes ;  le  poëte  s'abandonne  à  sa  rêverie  comme  à  un  fleuve , 
qui  lui  fait  changer  à  chaque  instant  de  flot  et  de  rivage. 

Les  réminiscences  sont ,  du  reste,  visibles  en  plus  d'un  en- 
droit. Il  ne  faut  point  croire,  eu  effet,  que  le  souvenir  littéraire 
ne  joue  aucun  rôle  dans  les  compositions  de  Gauny  ;  Gauny  a 
aussi  son  érudition.  Chez  les  ouvriers  qui  cultivent  leur  intelli- 
gence, le  goût  de  la  lecture  précède  de  beaucoup  le  désir  d'ex- 
primer leurs  propres  idées.  Telle  est,  du  reste,  la  marche  né- 
cessaire et  naturelle  de  tout  esprit  qui  s'étudie  lui-même.  Il  cher- 
che, dans  ce  que  les  autres  ont  écrit,  les  mouvements  intimes 
de  son  être,  et  s'il  ne  trouve  point  qu'on  les  ait  entièrement  ré- 
vélés, il  sentie  besoin  de  compléter  cette  révélation.  Nous  avons 
connu  des  ouvriers  qui  avaient  dévoré  desbibliothèques  entières. 
Comment?  Nous  l'ignorons;  la  chose  était  invraisemblable, 
mais  elle  était.  On  ne  s'étonnera  donc  point  si  Gauny  a  lu  les 
philosophes,  les  romanciers,  les  poètes  j  s'il  se  les  rappelle  et  s'il 
leur  parle  quelquefois. 

«  Viens ,  Byron,  fais-moi  planer  comme  un  vautour  sur  les 
précipices  de  tes  pensées;  Obermann,  tu  me  dois  tes  douleurs! 
Faust,  ouvre  ton  revoir,  que  j'entende  ces  colères  sans  frein 
dans  lesquelles  l'âme  se  vend  au  mal  à  force  de  sagesse.  0  vieil 
Alighieri,  créateur  d'enfers  abondants,  fais-les  passer  dans  mes 
contraintes  ;  j'en  aurai  davantage  le  saint  orgueil  d'être  utile- 
ment mutilé  !  0  vous  tous,  concepteurs  terribles,  que  je  vous 
aime  !  Je  ne  puis  m'expliquer  les  émotions  chaleureuses  et  bé- 
nies qui  frottent  mon  sein  quand  une  puissance  idéale  me  trans- 
porte dans  vos  créations.  Je  vous  comprends  comme  vous 
aimiez  à  vous  comprendre  vous-mêmes  quand  vous  vouliez  souf- 
frir. 0  mes  sublimes  !  montrez-moi  vos  plus  occultes  renonce- 
ments. J'irai  m'asseoir  près  la  chaire  de  vos  grands  soliloques  , 
je  les  étudierai  avec  mes  pensées  doubles,  avec  mes  raille  dé- 


REVUE  DE  PARIS.  265 

sirs  ;  je  me  déracinerai  de  mon  égoïste  contemplation  de  toute 
chose  pour  me  donner  à  vous ,  pour  me  sentir  penser  en  vous 
seuls.  » 

Et  un  peu  plus  loin  : 

«  Pour  traduire  mot  à  mot  toutes  les  grandes  bontés  qui  pas- 
sent souvent  dansPàme  humaine,  il  faudrait  d'affectueux  loisirs,- 
mais  les  crucitiés  n'en  ont  pas  !  —  C'est  dans  cet  état  que  le 
soir  est  sacré,  que  la  nuit  est  onctueuse  !  La  lèle  se  penche  avi- 
dement sur  les  pages  bibliques  -,  la  pensée  s'ensevelit  dans  Vimi- 
tation  où  des  échos  de  grandeur  incommensurable  et  de  sim- 
plicité profonde  se  confondent  en  s'harmonisant.  » 

On  pourrait  penser,  d'après  cette  religieuse  expansion ,  que 
Gauny  n'est  qu'un  quiétiste  rêveur,  amoureux  avant  tout  du 
calme  qui  laisse  à  la  méditation  toute  sa  liberté;  mais  il  n'en  est 
rien  !  Gauny  comprend  que  notre  siècle  est  un  siècle  d'action  ; 
il  sait  que  chaque  homme  doit  prendre  part  au  combat,  que  le 
dévouement  et  le  sacrifice  sont  les  deux  grands  principes  du  de- 
voir. Aussi  gourmande-t-il  ces  honnêtes  gens  dont  l'égoïsme 
rangé  veut  se  faire  passer  pour  vertu  : 

«'  Savez-vous  bien  ,  vous  autres  quakers  d'une  chasteté  pol- 
tronne, savez-vous  bien  que  votre  raison  est  un  grand  malheur, 
et  que  vos  bonnes  mœurs  ne  sont  que  des  effrois  d'expérience  , 
la  lâche  répétition  d'un  va  et  vient  imbécile.  Allez,  vous  n'êtes 
pas  des  sondeurs  de  souffrance  ;  vous  n'osez  pas  !  Vous  vous  traî- 
nez en  froids  squelettes  ajustés,  goupillés,  lustrés,  mais  morts, 
devant  les  emportements  studieux  de  nos  conditions  d'expéri- 
mentateurs !  —  S'arranger  commodément,  c'est  gâcher  sa  vie!" 

Oui,  caria  vie  n'est  pas  seulement  une  réalité  qu'on  exploite, 
une  chose  qu'on  immobilise  au  profit  de  la  sensation  ou  de  l'ex- 
tase; la  vie  normale,  c'est  la  vie  active,  progressante,  insatiable. 
L'égoïsme  borne  incessamment  la  sphère  de  l'existence ,  tandis 
que  le  besoin  de  mouvement  agrandit  sans  cesse  le  domaine  de 
notre  activité. 

Tout  ce  que  nous  avons  cité  jusqu'ici  est  extrait  de  ce  poëme 
psychologique  dont  une  conversation  a  fourni  le  sujet  et  les  in- 
cidents. Le  matelot  déroule  sa  vie  aventureuse  à  l'ouvrier  médi- 
tatif qui,  en  échange,  lui  révèle  les  splendeurs  de  sa  rêverie.  On 
sent  qu'une  pareille  œuvre  échappe  à  l'analyse.  Tout  devient 
pour  Gauny  une  occasion  d'élan  poétique  et  d'interruptions  :  le 


266  REVUE  DE  PARIS. 

vin  qui  taclie  la  table  où  il  boit,  la  pluie  qui  tombe,  le  rayon 
de  soleil  qui  perce  le  nuage,  le  chien  qui  aboie  sur  les  traces  du 
passant. 

a  Ici  Varner  l'effréné.. .  C'est  un  boule-dogue  révolutionnaire, 
un  indépendant  qui  ne  veut  pas  me  suivre,  mais  s'accommode 
à  merveille  de  mon  humeur  locomotive,  en  prenant,  loin  de 
moi,  le  même  chemin.  Quand  nous  aimons  le  chien ,  son  in- 
stinct se  fait  l'amant  de  notre  raison.  Mon  dogue,  c'est  une 
sorte  d'HamIet  animal  5  il  hurle  dans  son  sommeil ,  il  soupire  en 
me  caressant!  C'est  sans  doute  qu'il  aperçoit  un  fantôme  flotter 
dans  mes  yeux!  Et  moi,  si  je  pouvais  voir  à  travers  son  œil 
vert  et  brun  !....» 

On  a  pu  voir  percer  dans  la  plupart  des  citations  que  nous 
avons  données  le  sentiment  amer  que  fait  éprouver  à  Gauny  la 
misère  du  peuple,  et  avec  quelle  ardeur  il  rêve  pour  lui  des  loi- 
sirs, des  moyens  de  réussite,  une  justice  et  un  respect  qui  lui 
sont  trop  souvent  refusés.  Nous  aurions  voulu  donner  i^  une 
lettre  écrite  par  lui,  dans  laquelle  il  confesse,  avec  une  admi- 
rable énergie,  ses  douleurs  et  ses  espérances j  mais  le  cadre  que 
nous  nous  sommes  imposé  ne  nous  le  permet  pas.  Nous  avons 
déjà  cité  quelques  vers  de  Gauny  qui  prouvent  avec  quelle  puis- 
sance il  maîtrise  le  rhythme  poétique,  nous  trouvons  dans  ses 
Remembrances  une  strophe  qui  nous  paraît  d'autant  plus  belle 
que  la  propriété  de  l'expression  s'y  joint  à  la  grandeur  de  l'image, 
ce  qui  est  rare  chez  lui. 

Plutôt  que  de  ployer,  cassons-nous  comme  un  chêne 
Qu'un  orage  fendit  de  son  geste  d'airain  , 
Mais  qui,  puissant  et  fier  sous  le  vent  qui  Tenchaîne, 
Barre  eacor  le  ravin .' 

Il  y  a  dans  certains  poètes  une  tendance  à  diviniser  la  matière 
qui  nous  a  toujours  semblé  ravalante.  11  ne  faut  point  oublier 
que  la  nature  extérieure  n'est  visible  qu'à  travers  notre  âme, 
que  son  existence  est  pour  ainsi  dire  en  nous.  La  poésie  n'a  d'au- 
tre mission  que  de  signaler  les  rapports  qui  existent  entre  la 
création  et  notre  être ,  c'est-à-dire  entre  l'apparence  des  choses 
et  leur  principe.  11  est  facile  de  voir  comment  Gauny  comprend 
et  aime  1^  nature  en  l'entendant  la  chanter. 


REVUE  DE  PARIS.  2G7 

Je  voudrais  dans  la  nue 

M'envoler  ; 
Dans  la  grotte  inconnue 

M'isoler  ; 
N'être  plus  qu'un  bruit  tendre, 

Qu'un  zéphir  ; 
ISe  chanter  et  n'entendre 

Qu'un  soupir  .' 


O  désert  I  dans  les  bois 
Peuplés  de  mélodies  ; 
0  voûtes  arrondies 
Où  chantent  tant  de  voix.  ! 
0  nature  adorable  , 
Répands  sur  nos  destins  , 
Comme  au  long  des  chemins, 
Ta  splendeur  ineffable  I 

S'égarer  c'est  jouir. 
L'esprit,  dans  les  mystères 
Des  forêts  solitaires, 
Aime  à  s'épanouir. .. 
Oh  !  c'est  bien  là  qu'on  nage 
Dans  les  rêves  du  ciel  ; 
C'est  le  pèlerinage 
D'un  désir  éternel  ! 

Oh  !  l'excellente  chose 
Que  de  rêver  toujours 
En  respirant  ses  jours 
Comme  une  jeune  rose! 


Tel  est  Ganny  le  menuisier  :  nous  nous  sommes  laissé  entraîner 
à  parler  de  lui  longuement ,  et  cependant  que  de  choses  reste- 
raient encore  à  dire  !...  mais  nous  nous  arrêtons  j  ce  n'est  pas  le 
seul  penseur  inconnu  que  nous  ayons  rencontré,  et  nous  avons 
promis  plus  d'un  exemple. 

III.  —  JULES    MERCIER. 

Avant  qu'un  heureux  hasard  nous  eût  fait  connaître  les  eu- 


268  REVUE  DE  PARIS. 

rieuses  compositions  deGanny,  nous  avions  déjà  été  témoin  des 
efforts  d'un  esprit  également  actif,  quoique  inférieur  en  puis- 
sance :  Jules  Mercier  était  aussi  un  enfant  du  peuple.  Les  plus 
grossiers  éléments  d'instruction  lui  avaient  été  refusés.  A  dix- 
huit  ans  il  savait  à  peine  lire  et  ne  formait  qu'au  hasard  quel- 
ques lettre  majuscules,  dont  il  signait  son  nom.  Cependant  il 
éprouvait  un  besoin  impérieux  d'imprimer  aux  mouvements 
indistincts  de  son  entendement  une  forme  qui  leur  appartînt.  Il 
acheva  d'apprendre  à  écrire,  et  se  mit  à  composer,  sans  règles , 
sans  suite,  sans  connaissance,  les  récits  de  ses  confuses  impres- 
sions. Plein  de  confiance  dans  la  destinée,  parce  qu'il  la  croyait 
juste,  il  avait  partagé  la  vie  en  trois  phases  :  la  peine,  la  ré- 
signation, le  bonheur.  La  peine,  c'était  le  passé;  la  résignation, 
le  présent  ;  le  bonheur,  l'avenir.  Résumé  naïf  de  toute  philoso- 
phie humaine  ;  car  qu'est-ce  que  le  bonheur,  pour  tous,  sinon 
quelque  chose  qui  n'est  pas  encore?... 

Jules  Mercier  n'avait  pas  de  profession!  c'était  une  de  ces 
existences  incompréhensibles  dont  Paris  fourmille ,  un  de  ces 
êtres  qui  n'ont  jamais  assez  de  protection  sociale  pour  acquérir 
les  moyens  et  les  habitudes  du  travail  ;  espèce  de  sombres  Figa- 
ros  que  l'égoïsme  berce  d'espoir  et  brise  de  déceptions ,  qui 
effleurent  tout,  et  à  qui  la  misère  défend  de  tout  approfondir. 
Comment  la  poésie  peut-elle  s'éveiller  dans  ces  organisations 
que  torturent  non  des  douleur  abstraites  et  inspiratrices,  mais 
le  froid,  la  honte,  la  faim,  tout  ce  qui  rend  l'homme  féroce  ou 
insensé  ?  Qui  peut  le  dire?....  Toujours  est-il  que  Jules  Mercier 
devint  poëte. 

A  force  de  travail  il  réussit  à  rendre  sans  peine ,  sous  une 
forme  cadencée ,  les  préoccupations  qui  l'obsédaient.  Il  avait 
(ce  qui  est  le  caractère  distinctif  de  la  littérature  populaire)  une 
spontanéité  constante,  une  expansion  chaude  et  rapide.  Un  jour  il 
fit,  sans  reprendre  haleine,  deux  vaudevilles  destinés  au  théâtre 
du  Petit-Lazary,  et  que  M.  Frénoy,  directeur,  lui  payait  à  raison 
de  cinq  francs  pièce  ! 

Le  saint-simonisme  vint  rallumer  les  espérances  mourantes 
de  Mercier.  La  théorie  attrayante  des  nouveaux  apôtres  léclat 
de  leur  utopie  ,  la  grandeur  même  de  leurs  erreurs,  tout  était 
fait  pour  captiver  une  imagination  impressionnable,  et  d'au- 
tant plus  avide  de  mouvements  que  le  présent  lui  était  plus  dou- 


REVUE  DE  PARIS.  269 

loureux  :  puis ,  il  y  avait  dans  quelques  disciples  une  telle  foi , 
qu'il  était  difficile  de  n'en  point  sentir  la  contagion.  Ajoutons 
que  le  saint-simonisme  avait  un  côté  révolutionnaire  «jui  devait 
servir  d'amorce  à  toute  intelligence  plébéienne  qu'aucune  for- 
mule n'avait  pu  satisfaire  encore.  Jules  Mercier  n'échappa  point 
à  son  influence ,  et  ce  fut  alors  qu'il  composa ,  en  l'honneur  des 
disciples  de  Bazard  et  d'Enfantin,  ces  chants,  dont  quelques- 
uns  sont  restés  populaire  dans  les  ateliers  : 

Peuple,  on  va  fonder  la  noblesse 
Sur  le  mérite  et  le  travail  ; 
La  roture,  c'est  la  paresse  î 
Gloire.'  conduis  leur  gouvernail. 

Des  penseurs  augmente  le  nombre, 
Femme  ;  que  dans  l'immensité 
II  ne  reste  plus  assez  d'ombre 
Pour  cacher  une  vérité. 

Du  reste ,  les  sympathies  personnelles  de  Jules  Mercier  per- 
cent dans  ses  vers.  Il  est  toujours  saint-siraonien  ,  au  point  de 
vue  de  son  origine,  et  ce  n'est  qu'en  parlant  pour  le  peuple 
qu'il  trouve  de  nobles  et  vigoureuses  inspirations. 

Je  ne  menace  pas,  mais  je  veux  de  ma  main 

Forcer  la  vôtre  à  sonder  sa  blessure. 

Je  veux  qu'en  m'écoutant,  votre  cœur  plus  humain 

Songe  aux  maux  que  par  vous  et  pour  vous  il  endure. 

Je  ne  menace  pas,  je  le  répète  encor, 

Mais  je  l'ai  vu  si  grand,  que  je  crains  sa  colère  ; 

Je  Tai  vu,  triomphant,  promener  sa  misère 

Dans  vos  palais  moqueurs,  brillants  de  marbre  et  d'or. 

Et,  généreux  pourtant,  pour  prix  de  ses  conquêtes 

Que  voulait-il?  Vos  biens  ?...  Non,  quelques  pauvres  lois, 

Lui  qui,  pour  secouer  sa  vermine  et  ses  rois. 

De  son  pied  de  géant  pouvait  broyer  vos  têtes. 

Certes,  c'est  là  delà  poésie  et  de  la  plus  élevée;  malheureu- 
sement les  nouvelles  croyances  auxquelles  Jlercier  s'était  ratta- 
ché durèrent  peu,  et  furent  suivies  de  déseuchantements  amers. 
Cette  arche,  qui  portait  l'espérance  d'une  société  nouvelle,  s'en- 
3  23 


iJO  REVUE  DE  lURlS. 

gloutit  sous  ses  yeux;  il  essaya  encore  de  vivre  ,  mais  à  chaque 
pas  ses  rêves  devenaient  plus  sombres.  Ceux  qu'il  avait  vus 
longtemps  les  yeux  tournés  vers  l'avenir  avec  enlhousiasrae , 
étaient  redescendus  dans  le  présent ,  et  ne  se  rappelaient  plus 
leurs  espérances.  La  misère  vint  se  joindre  au  découragement; 
Mercier  succomba  à  tant  d'ennemis.  Le  27  juin  1834,  il  n'était 
plus  ! 

Quelques  années  avaient  suflS  pour  dégoûter  de  la  terre  cette 
âme  d'élite  !  Nous  avons  dit  qu'à  dix-huit  ans  il  lisait  à  peine  ;  à 
vingt-deux,  il  avait  été  poëte  et  n'existait  plus.  Quelques  jours 
après  sa  mort,  un  journal  parlait  froidement  de  ce  dénoûment 
lugubre,  et  adressait  une  sévère  remontrance  aux  mâmes  du 
poète  !  comme  si  la  logique  guérissait  du  désespoir  ! 

ÉlIILE  SOUVSSTRE. 


HISTOIRE 


DE  LA  FAMILLE. 


liE  PERE* 


I. 


Les  publicistes  et  les  philosophes  qui  ont  traité  avec  plus  ou 
moins  de  réflexion  et  de  profondeur  de  ce  qui  touche  la  famille, 
l'ont  à  peu  près  unanimement  considérée  comme  un  fait  qui  a 
toujours  eu  le  même  fond  et  la  même  forme ,  dans  tous  les 
temps  et  dans  tous  les  lieux ,  comme  un  fait  identique  à  lui- 
même  de  sa  nature,  parfait  et  accompli  dès  le  premier  moment 
de  sa  formation ,  et  n'ayant  rien  embrassé,  soit  en  plus ,  soit  en 
moins ,  au  commencement  ou  à  la  fin  de  sa  durée.  Ils  ont  paru 
croire  que,  lorsqu'on  avait  dit  «  la  famille,  »  on  avait  tout  dit, 
et  que  ce  mot  contenait  les  mêmes  idées  et  les  mêmes  principes 
parmi  toute  nation,  en  Orient  et  en  Occident,  chez  les  Juifs  , 
chez  les  Grecs ,  chez  les  Romains  ,  avant  ou  après  l'établisse- 
ment du  christianisme.  A  notre  avis  ,  celte  opinion  est  au  moins 
un  préjugé  j  car  elle  affirme  ce  qui  est  précisément  la  question 


272  REVUE  DE  PARIS. 

elle-même,  à  savoir  si  la  famille  est  ou  n'est  pas  un  fait  qui  se 
modifie  jamais ,  et  ceux  qui  la  professent  répondent  ainsi  au 
problème  par  le  problème. 

Le  jurisconsulte  Ulpien,  qui  vivait  sous  Tempereur  Alexandre 
Sévère,  a  donné  ,  au  livre  h^  sur  l'Édit  des  édiles  curules  ,  une 
définition  de  la  famille,  aux  termes  de  laquelle  la  famille  com- 
prend d'abord  le  père  ,  et  puis  tout  ce  qui  relève  de  l'autorité 
du  père,  c'est-à-dire  l'épouse  ,  les  enfants,  les  esclaves ,  et,  à 
quelques  égards,  les  affranchis.  Celte  définition  ,  qui  est  con- 
forme aux  principes  généraux  des  lois  romaines  ,  est  un  pre- 
mier pas,  quoique  fort  timide  ,  vers  une  étude  approfondie  de 
la  famille;  car  elle  fait  comprendre  que  la  famille  n'est  pas  un 
fait  simple ,  puisqu'elle  détaille  ses  éléments.  Or  dès  que  l'ana- 
lyse peut  se  frayer  une  petite  entrée  dans  les  questions  ,  elle  y 
pénètre  sous  les  coups  de  la  logique  ,  comme  un  coin  sous  les 
coups  du  marteau.  Une  fois  donc  établi  que  la  famille  est  la 
réunion  de  l'épouse  ,  du  fils  et  de  l'esclave  ,  sous  l'autorité  du 
père  ,  on  est  entraîné  à  se  demander  si  cette  autorité  a  toujours 
pesé  de  la  même  manière  sur  l'esclave  ,  sur  le  fils  et  sur  l'é- 
pouse ;  et  lorsque  ,  par  le  témoignage  unanime  des  législations 
anciennes  et  modernes ,  il  est  prouvé  que  l'autorité  du  père  sur 
l'épouse ,  sur  le  fils  et  sur  l'esclave  a  subi ,  pour  la  forme  et 
pour  le  fond  ,  des  variations  et  des  métamorphoses  diverses ,  on 
est  amené  à  conclure,  contrairement  à  l'opinion  commune, 
que  la  famille  n'est  pas  un  fait  immuable  de  sa  nature,  puisque 
les  éléments  dont  elle  se  compose  subissent  de  nombreuses  et 
de  profondes  modifications. 

La  famille  éprouve  donc  des  altérations  successives  dans  les 
éléments  qui  la  constituent  :  donc  elle  a  une  histoire.  Cette 
histoire  se  compose  naturellement  du  récit  de  toutes  les  altéra- 
tions que  subit  l'autorité  du  père,  dans  ses  rapports  avec  l'é- 
pouse, avec  le  fils  et  avec  l'esclave.  C'est  ce  récit  que  nous  allons 
essayer.  Si  nous  étions  capable  de  nous  tenir  quelque  peu  à  la 
hauteur  d'un  pareil  sujet,  ce  serait  un  tableau  digne  d'attirer  et 
de  frapper  l'attention  des  hommes.  On  y  verrait  le  père ,  ce 
a  prince  de  la  famille,  »  comme  l'appelle  Gaïus  au  seizième 
livre  sur  l'Édit  provincial,  régnant  d'abord  en  maître  absolu 
sur  l'épouse,  sur  le  fils  et  sur  l'esclave;  et  puis,  tombant 
peu  à  peu  du  faîte  de  cette  puissance ,  chassé  de  son  tribunal 


REVUE  DE  PARIS.  273 

domestique,  du  haut  duquel  il  jugeait  souverainement  sa  mai- 
son ,  traîné  devant  le  juge  par  ses  anciens  sujets  devenus  ses 
égaux 5  par  sou  fils,  qui  se  marie  contre  sou  autorité;  par  sa 
femme,  qui  se  sépare  de  lui  malgré  le  mariage;  par  son  esclave, 
aujourd'hui  libre  et  citoyen ,  qui  lui  vend  son  travail  et  qui  lui 
marchande  son  salaire. 

L'histoire  de  la  famille  se  divise  ainsi  naturellement  en  quatre 
parties;  la  première  comprend  l'exposé  de  la  domination  du  père 
sur  la  personne  et  sur  les  biens  de  l'épouse  ,  du  fils  et  de  l'es- 
clave, et  les  trois  autres  comprennent  la  chute  de  cette  domi- 
nation, par  la  naissance  de  la  personnalité  morale  et  de  la  capa- 
cité civile  que  l'épouse,  le  fils  et  l'esclave  acquièrent  de  siècle 
en  siècle  sous  le  toit  du  mari,  du  père  et  du  maître.  Toutefois , 
la  formation  de  la  personnalité  civile  de  l'esclave  servant ,  dans 
nos  idées,  de  centre  et  de  point  de  départ  à  l'établissement  des 
institutions  féodales  ,  nous  croyons  pouvoir  ,  en  raison  de  son 
étendue,  la  traiter  en  dehors  de  la  famille.  Nous  ajouterons  au 
développement  des  métamorphoses  de  celle-ci  un  chapitre  qui 
fait  partie  intégrante  de  sa  constitution  pleine  et  entière,  c'est 
l'histoire  du  bâtard.  Les  législations  antérieures  au  christianisme 
admettant  deux  sortes  de  mères,  l'épouse  et  la  concubine,  pro- 
duisaient naturellement  deux  espèces  de  fils.  Les  quatre  parties 
de  l'histoire  de  la  famille,  déduction  faite  de  lesclave,  dont  la 
vie  civile  sera  racontée  ailleurs,  se  trouvent  donc  ainsi  distribuées  : 
histoire  du  père,  histoire  de  la  mère  ,  histoire  de  l'aîné  ,  histoire 
du  bâtard. 

Avant  d'être  père ,  l'homme  est  époux.  Son  autorité  sur  la 
femme  est  donc  chronologiquement  antérieure  à  son  autorité 
sur  les  enfants.  C'est  pour  cela  qu'elle  veut  être  exposée  la  pre- 
mière. 

Nous  avons  montré  ailleurs,  preuves  en  main,  comment, 
dès  l'entrée  des  temps  historiques,  le  mariage  avait  été  origi- 
nairement, parmi  tous  les  peuples  de  l'Occident ,  un  achat  de  la 
femme  par  le  mari.  Nous  avons  cité  la  Bible,  Homère,  Xénophon, 
Virgile.  Nous  montrerons  plus  loin,  dans  le  courant  de  ce  tra- 
vail, que  le  mariage  par  l'achat  de  la  femme  se  retrouve,  à  la 
chute  de  l'empire  romain  ,  parmi  les  nations  barbares  qui  l'en- 
vahissent, et  nous  citerons  Tacite  et  la  loi  des  Saxons.  Ce  point-là 
est  donc  entièfement  établi  et  vidé  pour  nous  ;  nous  n'y  revien- 


274  REVUE  DE  PAKIS. 

drons  pas.  Seulement,  après  avoir  avancé  et  prouvé  le  fait,  nous 
allons  examiner  et  déduire  les  développements  sociaux  qu'il  a 
reçus  ;  après  avoir  dit  que  le  mari  achetait  sa  femme,  nous  allons 
dire  comment  il  la  traitait.  On  verra  que  l'histoire  explique  la 
législation,  et  que  la  législation  prouve  l'histoire. 

Le  jurisconsulte  Gains,  qui  écrivait  vers  la  fin  du  règne  d'An- 
tonin  le  Pieux  ,  ou  vers  le  commencement  du  règne  de  Marc- 
Aurèle,  c'est-à-dire  vers  l'année  161  de  l'ère  vulgaire,  et  qui 
était  l'undeces  grands  juristes  dont  Justinien  a  fait  disparaître 
les  ouvrages,  en  transportant  dans  le  Digeste,  publié  en  533, 
tous  leurs  principes  encore  en  vigueur  au  vi^  siècle,  rapporte 
au  livre  le^  de  ses  Institutes ,  un  principe  de  jurisprudence 
encore  adopté  de  son  temps,  duquel  il  résulte  que  la  femme 
était ,  dans  la  famille ,  à  l'égard  de  son  mari ,  dans  une  position 
d'esclave  à  maître.  «  Ceux  qui  sont  in  rnancipio,  dit-il,  sont 
considérés  comme  esclaves.  »  Or  la  femme  était,  comme  dit  le 
droit  romain,  in  mancipio,  ou  in  manu^  à  l'égard  de  son  mari, 
du  moins  à  l'époque  où  écrivait  Gains,  et  à  plus  forte  raison 
durant  les  époques  antérieures,  puisque  le  mouvement  moral 
qu'on  appelle  civilisation  a  eu  pour  but  de  lui  créer  une  person- 
nalité et  des  droits  dans  la  famille.  C'est  Gaïus  qui  dit  encore, 
au  commencement  du  troisième  livre  des  Institutes^  que  la 
femme  était  in  manu,  par  rapporta  son  mari.  Ce  passage  se 
trouve  en  outre  rapporté  et  confirmé  dans  un  recueil  fort 
célèbre  parmi  les  juristes,  intitulé  Conférence  des  lois  romaines 
et  mosaïques,  lequel  passe  pour  avoir  été  composé  sous 
Théodose  le  Jeune,  c'est-à-dire  entre  408  et  455.  Pierre  Pithou 
fait  quelques  conjectures  qui  placeraient  ce  recueil  après  le 
quinzième  consulat  de  Théodose  le  Jeune,  fixé  par  les  fastes 
consulaires  à  l'année  435. 

Donc,  jusqu'à  Théodose  le  Jeune,  la  femme  était  encore  dans 
la  famille,  par  tout  l'empire  romain,  c'est-à-dire  par  tout 
l'Occident,  sous  l'autorité  du  père,  de  la  même  manière  que 
l'esclave.  Nous  nous  bornons,  pour  ce  fait,  au  témoignage  de 
Gaïus,  parce  qu'il  résume  exactement  tout  le  droit  romain 
relatif  à  la  femme,  avantla  réforme  de  Justinien. 

C'était  par  le  mariage  que  la  femme,  dans  rancienne  famille, 
tombait  ainsi  in  manu,  c'est  à  dire  au  pouvoir  du  mari.  Et 
ici,  il  faut  observer  que  tout  mariage  ne  produisait  pas  de 


REVUE  DE  PARIS.  275 

pareils  effets.  Servi  US,  un  célèbre  commentateur  de  Virgile, 
qui  vivait  au  iv^  siècle,  mentionne,  dans  le  commentaire  sur  le 
premier  livre  des  Géorgiques,  trois  sortes  de  mariages  qui 
réduisaient  la  femme  in  manu  ;  ces  trois  mariages  portent,  dans 
la  jurisprudence  romaine,  le  nom  de  Usage,  Confarréation  et 
Achat,  Nous  allons  les  expliquer  brièvement  tous  les  trois, 
d'après  Servius  ,  nous  réservant  de  faire  voir,  dans  l'histoire  de 
la  mère,  que  la  vérité  historique  voudrait  peut-être  qu'ils  fussent 
nommés  dans  un  ordre  absolument  contraire,  pour  répondre  à 
l'ordre  de  leur  institution. 

Le  mariage  par  Vusage  était  celui  qui  intervenait  entre  un 
homme  et  une  femme,  citoyens  romains,  par  ce  seul  fait  qu'ils 
avaient  habité  ensemble  pendant  une  année,  sans  que  la  femme 
se  fût  absentée  trois  nuits  consécutives.  Cette  absence  de  trois 
nuits  interrompait  la  prescription,  et  empêchait  qu'il  y  eût 
mariage. 

Le  mariage  par  la  confarréation  était  tiré  du  droit  canon  des 
païens,  et  s'était  originairement  pratiqué  pour  le  mariage  de 
cet  ordre  de  prêtres  qu'on  appelait  flamines.  Le  mot  de  confar- 
réation venait  d'un  gâteau  d'orge  employé  dans  la  cérémonie,  et 
qu'on  appelait  far  en  latin. 

Le  mariage  par  achat  était  cette  union  primitive  de  l'homme 
et  de  la  femme ,  que  nous  avons  mentionnée  plus  haut ,  et  dans 
laquelle  l'homme  achetait  véritablement  la  femme  à  son  père. 
Par  la  suite  des  temps,  l'achat  réel  disparut,  et  il  n'en  resta  plus 
que  le  symbole,  c'est-à-dire  la  balance  et  quelques  pièces  de 
monnaie ,  avec  lesquelles ,  du  temps  même  de  Cicérou,  le  mari 
faisait  semblant  d'acheter  sa  femme. 

Voilà  les  trois  formes  de  mariage  qui,  dans  l'ancienne  famille, 
faisaient  tomber  la  femme  in  manu,  à  l'égafd  de  son  mari; 
nous  dirons  ailleurs  comment  ces  trois  formes  disparurent,  et, 
avec  elles,  les  effets  civils  qu'elles  entraînaient. 

Le  droit  d'un  mari  sur  une  femme  qui  était  à  son  égard  in 
wmwi^,  allait,  dans  l'ancienne  famille ,  jusqu'à  la  mort  sans 
jugement,  dans  le  cas  d'adultère  ,  et ,  chose  fort  étrange  pour 
nous,  dans  le  cas  où  elle  avait  bu  du  vin.  Ce  double  fait  était 
consigné  dans  un  discours  de  Caton  l'ancien  sur  la  dot ,  dont 
Aulu-Gelle  a  conservé  un  court  fragment  au  vingt-troisième 
chapitre  du  dixième  livre  des  y^iils  attiques.  Une  novelle  de 


276  REVUE  DE  PARIS, 

Majorien,  datée  d'Arles,  le  1"  mai  459,  rétablit,  [au  sujet  des 
femmes  adultères,  cette  ancienne  jurisprudence  ,  qui  avait  été 
abolie  par  la  loi  d'Auguste  connue  sous  le  nom  de  Julia  de 
adulteriis.  Du  reste .  Denis  d'Halicarnasse  mentionue ,  au 
deuxième  livre  des  ^/j^z^WîYé*.,  le  droit  qu'avaient  les  maris, 
dès  les  premières  années  delà  république,  de  j  uger  leurs  femmes 
à  leur  tribunal  domestique,  en  présence  de  leurs  parents-  et 
Tacite  rapporte,  au  treizième  livre  des  Atmales,  qu'un  séna- 
teur, nommé  Plautius,  jugea  sa  femme,  Pomponia  Grsecina, 
pour  une  accusation  capitale ,  devant  sa  famille  assemblée.  Ce 
fait  se  passait  sous  le  règne  de  IS'éron,  et  Tacite  ajoute  qu'il  était 
conforme  à  l'ancien  usage.  Le  droit  d'inquisition  du  mari  sur  la 
personne  de  sa  femme  allait  si  loin  que,  d'après  un  fragment 
de  Salvius  Julianus ,  conservé  au  quarante-huitième  livre  du 
Digeste,  un  homme  qui  avait  épousé  une  veuve,  pouvait  la  pour- 
suivre pourTadullère  commis  auméprisdu  premier  mari. Salvius 
Julianus  éci-ivait  sous  Adrien  et  sous  Anlonin  le  Pieux,  c'est-à- 
dire  pendant  la  première  moitié  du  ii^  siècle. 

On  pense  bien  que  les  actions  d'une  femme,  acquise  à  tel  point 
à  son  mari,  qu'elle  en  était  l'esclave  et  qu'il  en  était  le  maître 
et  le  juge,  étaient  toutes  confisquées  au  profit  de  cette  autorité 
maritale ,  qui  siégeait  au  tribunal  du  foyer.  Aussi ,  dans  la 
famille  primitive  ,  l'épouse  remplit-elle  habituellement  les  fonc- 
tions de  la  servante.  Dans  Homère,  presque  toutes  les  femmes 
font  le  lit  de  leur  mari.  Au  troisième  livre  de  l'Odyssée,  la 
femme  de  Nestor  fait  son  lit;  au  septième  livre.  Arête,  femme 
d'Alcinous,  le  fait  pareillement.  Au  huitième  livre  de  l'Iliade, 
Andromaque  donne  du  foin  et  de  l'orge  aux  chevaux  d'Hector. 
Servius  cite  ,  dans  son  commentaire  sur  le  dixième  livre  de 
r Enéide,  un  vers  d'Ennius ,  dans  lequel  il  est  dit  que  la  femme 
de  Tarquin  lui  lavait  les  pieds.  Du  reste,  tous  ces  faits  divers 
se  trouvent  généralisés  et  confirmés  par  les  lois  romaines.  Un 
fragment  de  Pomponius,  qui  vivait  sous  Mare-Aurèle ,  inséré  au 
vingt-quatrième  livre  du  Digeste,  et  un  fragment  d'Hermogène, 
qui  vivait  sous  Maximien  le  Jeune,  inséré  aussi  au  Digeste,  li\re 
trente-huitième ,  font  connaître  de  la  façon  la  plus  positive  que 
les  femmes  étaient  obligées  de  travailler  pour  leurs  maris.  Cette 
obligation  des  femmes  au  travail  était  stricte  et  rigoureuse. 
Plutarque  dit,  au  chapitre  -quatre-vingt-quatrième  des  Pro' 


REVUE  DE  PARIS.  277 

blè»ies  j  que  les  femmes  nobles  jouissaient  du  privilège  de  ne 
point  travailler.  Il  paraît  que  ce  privilège  des  femmes  nobles  se 
maintint  au  moins  jusqu'au  ve  siècle.  Saint  Jérôme  s'élève 
contre  lui,  dans  le  commentaire  de  l'èpître  de  saint  Paul  à  Tite, 
en  disant  que  les  femmes  nobles  ne  sont  pas  moins  tenues  d'obéir 
que  les  autres  j  et  saint  Augustin  s'exprime  ainsi,  à  ce  sujet, 
dans  un  sermon  :  «  Les  femmes  nobles  et  leurs  maris,  chré- 
tiens pourtant  les  uns  et  les  autres,  rougissent  de  salir  leurs 
mains  délicates  ,  et  de  marcher  en  ce  monde  sur  les  traces  des 
saints,  parce  que  le  privilège  de  leur  naissance  s'y  oppose.  Mau- 
vaise noblesse  ,  qui  se  change  en  roture  devant  Dieu,  à  force 
d'orgueil.  » 

Ainsi,  dans  l'ancienne  famille,  l'épouse  commence  par  être  en 
quelque  façon  confisquée  au  profit  du  mari,  qui  Tacheté,  qui  la 
juge  et  qui  la  tue.  Nous  ferons  l'histoire  de  la  décadence  mari- 
tale, quand  nous  traiterons  de  la  naissance  et  du  développement 
des  droits  de  la  femme.  Nous  pouvons  dire  ici  que  la  juridiction 
domestique  du  mari  sur  l'épouse  fut  supprimée  dès  la  première 
moitié  du  me  siècle,  comme  le  prouve  un  fragment  dUlpien  sur 
VÉdit,  inséré  au  titre  premier  du  second  livre  du  Digeste. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  déduire  au  sujet  de  l'autorité  du 
mari  sur  l'épouse  ,  se  rapporte  à  l'épouse  légitime  et  complète; 
mais  la  famille  des  anciens  admettait  encore,  et  quelquefois  con- 
curremment, une  autre,  ou  plusieurs  autres  épouses,  pareille- 
ment légitimes,  puisque  la  loi  les  reconnaissait ,  quoique  d'une 
manière  moins  intime  et  moins  explicite.  Ces  demi-ynariées , 
comme  dit  Zonare;  ces  vice-épouses,  comme  portent  d'ancien- 
nes inscriptions,  c'étaient  les  concubines. 

Nous  ne  rappellerons  ici  ni  le  concubinage  établi  chez  les  Juifs, 
et  dont  la  naissance  d'Ismael  et  le  double  mariage  de  Jacob  avec 
Lia  et  avec  Racbel  seraient  un  témoignage  entre  mille;  ni  le 
concubinage  établi  chez  les  Grecs  ,  et  qui  avait  donné  à  Priam 
trente  et  un  fils  ,  indépendamment  des  dix-neuf  engendrés  par 
Hécube,  selon  ce  que  dit  Homère  au  vingt-quatrième  livre  de 
VIliade.  Nous  nous  bornerons  à  considérer  le  concubinage  chez 
les  Romains  ;  premièrement,  parce  que  la  nature  de  ce  fait  y  est 
absolument  la  même  que  parmi  les  autres  nations  ;  seconde- 
ment ,  parce  que  les  documents  contenus  dans  la  tradition  ro- 
maine sont  plus  nombreux ,  forment  plus  d'ensemble ,  et  four- 


278  REVUE  DE  PARIS. 

Dissent  une  base  plus  ferme  à  une  théorie.  Du  reste,  nous 
ajouterons  que,  si  nous  nous  contentons  quelquefois  du  témoi- 
gnage des  lois  romaines ,  pour  établir  et  pour  caractériser  de 
certains  faits  généraux,  ce  n'est  qu'après  avoir  constaté  que  ces 
faits  sont  universels  et  humains  par  leur  essence,  et  qu'il  suffit 
de  les  connaître  parfaitement  dans  une  portion  notable  de  l'his- 
toire, pour  les  connaître  partout.  Revenons. 

Un  fragment  de  Paul,  sur  la  loi  Julia  et  Papia,  conservé  au 
cinquantième  livre  du  Digeste,  dit  que  ,  parmi  les  anciens,  on 
appelait  en  latin  pellex  une  femme  qui  vivait  avec  un  homme 
sans  être  mariée  avec  lui  ;  que  de  son  temps,  une  pareille  femme 
se  nommait  une  maîti'esse}  amicay  ou,  en  se  servant  d'un  mot 
plus  décent,  une  concubine.  Paul  ajoute  que  Granius  Flaccus, 
dans  son  livre  sur  le  droit  papyrien  ,  disait  qu'on  appelait  vul- 
gairement concubine ,  une  femme  qui  vivait  intimement  avec 
un  homme  marié.  Ce  passage  de  Granius  Flaccus  est  très-im- 
portant, en  ce  qu'il  prouve  que ,  dans  l'ancienne  famille  ro- 
maine, le  droit  civil  admettait  qu'un  homme  eût  une  femme  et 
une  concubine  simultanément,  ce  qui  a  été  modifié  par  la  suite, 
ainsi  que  nous  le  verrons  en  son  lieu. 

Après  avoir  établi  que  Tancienne  famille  comportait  simul- 
tanément, même  aux  yeux  de  la  loi,  une  épouse  légitime  et  une 
concubine,  il  reste  ;i  savoir  si  plusieurs  concubines  simultanées 
étaient  légalement  permises  du  vivant  de  l'épouse.  Nous  disons 
permises  avec  intention  ;  car  le  régime  de  l'esclavage,  qui  met- 
tait un  grand  nombre  d'affranchies  sous  l'influence  et  sous  l'au- 
torité immédiates  du  maître,  ne  peut  pas  laisser  le  moindre 
doute  sur  le  fait  même  du  concubinage  multiple;  et  il  ne  peut 
y  avoir  d'hésitation  que  sur  le  droit.  Sans  avoir  à  donner  préci- 
sément aucune  preuve  formelle  et  directe,  nous  sommes  très- 
porté  à  croire  qu'il  a  été  un  temps  où  la  loi  civile  tolérait  dans 
l'ancienne  famille  plusieurs  concubines  à  la  fois.  D'abord,  l'em- 
pereur Domitien  avait  plusieurs  concubines  ;  Plutarque  rapporte, 
dans  la  vie  de  Publicola,  que  le  logis  qu'il  leur  avait  fait  bâtir 
était  plus  beau  que  le  Capitole.  Ensuite,  deux  novelles  de  Jus- 
tinieo ,  la  novelle  lxxxix  et  la  novelle  xviii ,  la  première  de 
l'année  529,  la  seconde  de  Tannée  oô7,  refusent,  il  est  vrai,  de 
reconnaître  des  etfets  civils  au  concubinage  multiple,  mais  du 
reste  elles  constatent  positivement  qu'il  existait  ;  et  comme  ces 


REVUE  DE  PARIS.  279 

iiovelles  soûl  les  mêmes  qui  prohibent  le  concubinage  du  vivant 
de  répouse,  ce  qui  n'empêche  pas  qu'il  ait  existé,  nous  sommes 
tout  à  fait  disposé  à  conclure  que  le  blàme  sévère  qu'elles  jet- 
tent sur  le  concubinage  multiple  est  également  un  signe  positif 
de  son  existence  antérieure.  Nous  croyons  donc  qu'il  faut  con- 
sidérer les  deux  novelles  de  Juslinien  comme  deux  lois  restric- 
tives du  concubinage-  elles  le  réduisent  d'abord  à  une  seule 
concubine,  et  puis  elles  n'admettent  cette  concubine  qu'après  la 
mort  de  l'épouse  ;  mais  on  ne  fait  jamais  des  lois  que  contre  les 
faits  existants,  ou  pour  les  limiter,  ou  pour  les  détruire.  D'ail- 
leurs, il  ne  faut  pas  oublier  qu'à  l'époque  oii  Justinien  rendait 
ces  novelles,  il  y  avait  plus  de  deux  siècles  que  le  christianisme 
avait  pénétré  avec  Constantin  dans  le  droit  civil  ;  et  qu'on  n'était 
plus  qu'à  quatre  siècles  de  l'époque  où  Léon  VI,  fils  de  Basile 
le  Macédonien,  abolissait  le  concubinage. 

Il  nous  faut  dire  maintenant  quelles  femmes  pouvaient  être 
concubines.  En  général,  toute  femme  pouvait  être  concubine, 
libre  ou  affranchie.  11  n'y  avait  pas  concubinage  avec  les  femmes 
esclaves  ;  car  le  concubinage  était,  nous  l'avons  dit,  dans  la  fa- 
mille ancienne ,  une  union  légale ,  ayant  des  effets  civils,  et  la 
loi  ne  reconnaissait  pas  de  personnalité  civile  aux  esclaves.  En 
général,  cependant,  peu  de  femmes  libres,  ou  ingénues,  selon 
l'expression  du  droit,  c'est-à-dire  libres  d'origine  et  non  d'af- 
franchissement, étaient  concubines.  Cela  se  comprend  et  s'ex- 
plique par  ce  fait  que,  dans  une  société  à  esclaves,  les  personnes 
d'origine  libre  appartenaient  toutes,  plus  ou  moins,  à  des  fa- 
milles aisées  et  honorables,  et  que  des  femmes  qui,  par  leur 
condition  pouvaient  être  épouses,  ne  voulaient  pas  être  concu- 
bines. Il  y  en  avait  cependant  qui  l'étaient,  «  femmes  de  basse 
naissance ,  et  qui  s'étaient  déjà  prostituées ,  «  comme  dit  un 
fragment  de  Marcien,  rapporté  au  vingt-cinquième  livre  du 
Digeste.  Quelquefois,  dit  le  même  fragment,  des  femmes  libres 
et  de  bonne  conduite  étaient  prises  à  concubines  ;  mais  alors  il 
fallait,  pour  sauver  l'honneur  de  leur  condition,  que  cette  union, 
que  ce  demi-mariage  se  contractât  publiquement  et  devant  té- 
moins, avec  une  certaine  solennité  que  Marcien  ne  définit  pas , 
mais  qui  devait  se  rapprocher  beaucoup  de  celle  qu'une  loi  de 
Constantin,  de  l'année  ooj,  exige  pour  le  mariage.  Sans  cet  en- 
gagement publiquement  contracté  ,  l'union  de  la  feuime  libre 


280  RE  S  LE  DE  PARIS. 

n'était  pas  légale,  et  au  lieu  de  constituer  le  concubinage,  elle 
constituait  le  libertinage,  stupnwi  au  lieu  de  concubinatus. 

Le  plus  souvent,  les  concubines  étaient  des  affranchies.  Leur 
patron,  qui  les  émancipait,  ou  d'une  manière  absolue,  ou  sous 
condition  de  redevance,  les  prenait,  celles-là,  sans  aucune  so- 
lennité. Le  concubinage  du  patron  avec  les  affranchies  était  celui 
que  la  loi  considérait  le  mieux.  D'après  un  fragment  d'Ulpien , 
sur  les  adultères,  inséré  au  quarante-huitième  livre  du  Digeste, 
ces  affranchies  conservaient  en  pareil  cas  le  titre  et  la  qualité 
de  matrones. 

Il  ne  peut  être  guère  mis  en  doute  que  les  patrons  n'aient 
commencé  par  avoir  une  autorité  fort  grande ,  et  à  peu  près 
exclusive  de  toute  autre,  sur  les  affranchies.  Llpien  rapporte  les 
termes  de  la  loi  célèbre  d'Auguste,  de  maritandis  oi'dinibus , 
qui  ôtait  aux  affranchies  mariées  avec  leurs  patrons  la  faculté 
du  divorce,  et  un  passage  de  Salvius  Julianus,  qui  disait  qu'une 
affranchie  ne  pouvait  pas  être  la  concubine  d'un  autre  que  de 
son  patron.  Cependant,  du  règne  d'Adrien,  sous  lequel  vivait 
Julianus,  au  règne  d'Alexandre  Sévère,  sous  lequel  vivait  Ulpien, 
c'est-à-dire  du  commencement  du  ii^  siècle  au  commencement 
du  me,  la  puissance  du  patron  avait  déjà  subi  un  échec,  et  l'af- 
franchie pouvait  devenir  la  concubine  de  qui  elle  voulait,  ainsi 
que  le  porte  un  fragment  d'Ulpien  sur  la  loi  Julia  et  Papia,  con- 
servé au  vingt-cinquième  livre  du  Digeste. 

Quoique  le  concubinage  fût  une  union  très-légale,  au  point 
qu'un  fragment  de  Valens  l'assimile  presque ,  pour  la  concu- 
bine, au  mariage,  il  n'y  avait  pas  d'âge  précis  pour  le  contrac- 
ter. Tout  âge  est  bon.  dit  Ulpien,  pour  la  concubine,  passé  douze 
ans.  Du  reste,  le  concubinage  donnait  à  la  femme  une  véritable 
possession  d'état;  car  un  fragment  de  Paul  fait  connaître  que  la 
démence  de  l'homme,  survenue  depuis  le  concubinage,  ne  le 
faisait  pas  cesser.  En  même  temps  quïl  constituait  une  posses- 
sion d'état,  le  concubinage  créait  une  parenté  légale.  Dès  le 
commencement  du  iri"  siècle,  Ulpien  signalait  comme  criminels 
les  rapports  intimes  du  fils  avec  la  concubine  du  père,  ou  du 
petit-fils  avec  la  concubine  du  grand-père,  et  disait  hautement 
qu'il  s'y  fallait  opposer.  Une  constitution  de  l'empereur  Alexan- 
dre Sévère  défendit  absolument  le  mariage  des  enfants  avec  les 
concubines  des  ascendants,  et  Justinien  maintint,  au  vie  siècle^ 


REVUE  DE  PARIS.  â« 

cette  constitution,  en  la  plaçant  dans  son  Code.  Du  reste,  le  pa- 
tron qui  avait  son  affranchie  pour  concubine  pouvait  la  pour- 
suivre pour  adultère.  Le  fragment  dTlpien,  qui  témoigne  de  ce 
fait,  dit  que  Taction  était  alors  intentée  par  le  patron,  non  point 
comme  mari,  mais  comme  étranger. 

Ainsi ,  de  même  que  le  mari  dominait  la  femme  ,  de  même  , 
dans  Tancienne  famille,  le  patron  dominait  la  concubine.il 
rattachait  à  lui ,  il  lui  donnait  un  caractère ,  il  lui  imposait  des_ 
devoirs,  et  il  la  forçait  de  les  accomplir. 

La  puissance  du  père  sur  les  enfants  est  un  fait  de  même  na- 
ture que  la  puissance  maritale.  Ces  deux  sortes  d'autorités  ont 
même  été  absolument  identiques  dans  la  jurisprudence  romaine 
pendant  une  longue  suite  de  siècles  ;  car  depuis  la  loi  des  Douze 
Tables  jusqu'à  l'époque  où  le  christianisme  influa  directement 
sur  le  droit  civil  après  Constantin,  la  mère  était  rigoureusement 
considérée  comme  sœur  de  ses  enfants. 

On  a  pris  beaucoup  trop  à  la  lettre,  dans  ces  derniers  temps, 
un  rescrit  d'Adrien,  mentionné  par  Gaïus,  au  premier  livre  de 
ses  Instifutes ,  dans  lequel  il  était  dit  que  les  pères  romains 
avaient  seuls  une  grande  autorité  sur  leurs  enfants.  C'était  une 
réponse  faite  par  l'empereur  aux  nations  vaincues  qui  lui  de- 
mandaient le  droit  de  cité,  pour  leur  faire  comprendre  l'éten- 
due et  la  nature  des  prérogatives  civiles  qui  étaient  dévolues 
aux  citoyens,  et  dont  les  étrangers,  incorporés  à  l'empire  par 
les  armes,  n'avaient  pas  la  participation.  Gaïus,  qui  est  moins, 
en  jurisprudence,  un  théoricien  qu'un  chroniqueur,  ajoute  du 
"reste  immédiatement  que  ,  dans  la  nation  des  Galates  ,  les  pères 
avaient  aussi  autorité  sur  leurs  enfants. 

Nous  savons  qu'il  est  fort  difficile,  à  nous,  peuples  chrétiens, 
imbus,  dès  notre  enfance,  d'opinions  que  nous  croyons  natu- 
relles et  innées ,  sur  les  sentimens  de  la  famille ,  de  nous  trans- 
porter par  la  pen>ée  en  des  temps  où  ces  sentiments  n'existaient 
pas,  où  les  âmes,  guidées  par  une  morale  moins  pure  et  par  une 
religion  moins  haute,  n'atteignaient  pas  encore  à  ces  régions 
sublimes  où  les  peuples  ,  frères  les  uns  des  autres ,  se  montrent 
indissolublement  unis  par  la  communauté  de  leur  origine  et  par 
la  communauté  de  leur  fin.  Et  plutôt  que  de  nous  séparer  un 
instant ,  même  dans  le  passé ,  de  ces  principes  de  charité  et 
d'amour  qui  font  des  hommes  d'aujourd'hui  des  êtres  plus 
I  24 


282  REVUE  DE  l'AHlS.  "* 

nobles  et  plus  grands  que  les  dieux  d'autrefois,  il  nous  paraît 
moins  illogique  et  moins  choquant  de  nier  les  faits  ;  et  nous  ne 
craignons  pas  de  donner  un  démenti  à  l'histoire  ,  pour  ne  point 
donner  un  démenti  à  notre  cœur.  Cependant  on  ne  gagne  jamais 
rien  à  se  mettre  en  guerre  contre  la  réalité  des  choses,  et  fermer 
les  yeux  devant  la  vérité,  ce  n'est  pas  la  faire  disparaître.  Ceux 
qui  marchent  distraits  par  les  systèmes  sont  comme  les  aveugles 
qui  tâtonnent  par  les  chemins.  Ils  peuvent  nier  les  précipices; 
mais  ils  y  tombent. 

Oui,  il  y  a  eu  des  époques  ,  des  époques  fort  longues  et  fort 
dures  ,  pendant  lesquelles  le  sentiment  de  la  paternité  n'était  pas 
dans  le  cœur  des  hommes  ce  qu'il  y  est  à  cette  heure.  Ces  épo- 
ques devançaient  et  préparaient  la  nôtre  ;  elles  étaient  le  cré- 
puscule de  notre  jour.  Nous  ne  serions  pas  en  progrès,  si  nous 
n'avions  pas  marché.  Le  juif  Philon,  dans  la  vie  de  Moïse,  fait 
parler  les  parents  de  ce  prédestiné  de  Dieu,  et  ils  disent  qu'ils 
pouvaient  bien  exposer  l'enfant,  parce  que  les  nouveau-nés,  qui 
n'ont  pas  encore  sucé  le  lait  de  la  nourrice ,  ne  sont  pas  des 
hommes.  Ce  n'était  pas  là  sans  doute  l'opinion  de  Philon,  mais 
c'était  l'opinion  du  vulgaire.  Tacite,  cet  énergique  historien,  ce 
sévère  moraliste,  s'élonne,  au  cinquième  livre  de  ses  Histoires, 
que  les  Juifs  n'eussent  pas  l'habitude  de  tuer  les  nouveau-nés, 
et  il  explique  cette  élrangeté,  en  disant  que  les  Juifs  avaient 
pour  but,  en  agissant  ainsi,  de  favoriser  l'accroissement  de  la 
population.  Au  chapitre  xix  de  la  Germanie,  il  raconte  avec 
admiration  les  mœurs  des  Germains ,  et  il  s'écrie  :  «  Chez  ce 
peuple,  limiter  le  nombre  de  ses  enfants,  ou  en  tuer  quelqu'un, 
passe  pour  un  crime.  »  Voilà  qui  résume  exactement  les  idées 
morales  des  païens  sur  la  paternité  ;  aussi  les  chrétiens  avaient- 
ils  leurs  philosophes  en  grande  pitié,  etTertuUien,  au  quinzième 
chapitre  de  V apologétique ,  appelle-t-il  Tacite  «  le  plus  bavard 
des  imposteurs.  « 

Les  principes  philosophiques  des  anciens,  sur  les  rapports  du 
père  et  du  fils,  sont  donc  le  commentaire  fort  exact  le  l'absolu- 
tisme attaché  à  la  primitive  autorité  paternellej  l'histoire  ra- 
conte le  fait ,  la  morale  l'explique. 

Nous  avons  rapporté  ailleurs  des  faits  évidents ,  irrécusables , 
authentiques ,  puisque  ce  sont  des  textes  de  lois ,  qui  établissent 
que,  dans  la  famille  primitive,  le  père  pouvait  tuer,  donner  ou 


REVUE  DB  PARIS.  383 

vendre  le  fils.  Nous  avons  cité  des  enfants  tués ,  donnés ,  vendus 
par  leur  père.  Nous  n'avons  donc  plus  à  prouver  l'autorité  ab- 
solue des  pères,  dans  l'ancienne  famille  :  il  ne  nous  reste  qu'à 
raconter  son  règne  et  sa  chute. 

Le  droit  de  vie  et  de  mort  des  pères  sur  les  enfants,  sans  juge- 
ment préalable,  disparut  dans  la  famille  romaine,  par  la  loi  de 
Sylla ,  Conielia  de  sicariis,  quoiqu'on  le  trouve  encore  pratiqué 
à  la  fin  du  iv^  siècle,  ainsi  que  le  prouve  une  constitution  de 
Valentinien,  de  Valens  et  de  Gratien,  de  l'année  374,  destinée 
précisément  à  remettre  en  vigueur  la  loi  de  Sylla,  qui  était  quel- 
quefois éludée,  selon  le  témoignage  de  Terlullien,  au  quinzième 
chapitre  de  son  livre  adressé  aux  nations.  Cependant  ce  droit  de 
vie  et  de  mort,  ôlé  aux  pères  par  Sylla,  leur  était  resté  jusqu'au 
milieu  du  iii^  siècle;  car  un  fragment  d'Llpien  fait  connaître 
qu'un  père  ne  pouvait  plus  tuer  son  fils  qu'après  l'avoir  entendu 
dans  ses  raisons,  et  même  qu'après  l'avoir  fait  condamner  par 
le  préfet  de  la  ville  ou  par  le  président  de  la  province.  De  telle 
sorte  que,  si  le  père  n'était  plus  juge,  il  était  toujours  bourreau. 
Tacite  dit  encore  ,  au  onzième  chapitre  du  quatrième  livre  des 
Annales,  qne  de  sourdes  rumeurs  reprochaient  à  Tibère  d'avoir 
fait  mourir  de  sa  propre  main  son  fils  Drusus,  sans  l'avoir 
entendu;  ce  que  Tacite  refuse  de  croire,  sur  l'habileté  bien 
connue  de  Tibère.  Du  reste,  une  constitution  d'Alexandre 
Sévère,  de  l'année  228,  vient  à  l'appui  du  fragment  d'Ulpien, 
écrit  à  peu  près  vers  la  même  époque,  en  attribuant  à  la  juridic- 
tion des  présidents  des  provinces  la  connaissance  des  fautes  gra- 
ves commises  par  les  enfants,  et  de  nature  à  mériter  des  puni- 
tions plus  rigoureuses  que  celles  que  les  parents  avaient  le  droit 
d'infligé 

iS"ous  avons  parlé  plus  haut  de  ce  tribunal  domestique  où  le 
père  de  famille  appelait  et  jugeait  sa  maison  :  son  existence  est 
constatée  à  la  fois  par  les  historiens  et  par  la  législation. 
Sénèque  rapporte  un  procès  domestique  fait  par  un  père  à  son 
fils,  sous  Auguste  ;  Tacite,  un  procès  domestique  fait  par  un 
mari  à  sa  femme,  sous  Néron.  Un  fragment  d'Ulpien,  sur  l'Édit, 
conservé  au  deuxième  livre  du  Digeste,  fait  connaître  que  cette 
juridiction  paternelle  et  maritale  périclitait  beaucoup  sous 
Alexandre  Sévère,  c'est-à-dire  entre  les  années  222  et  2ô7.  Ce- 
pendant il  ne  paraît  pas  qu'elle  ait  disparu  de  sitôt ,  puisqu'on 


284  REVUE  DE  PARIS. 

la  trouve  maintenue,  pour  plusieurs  natures  de  contestations, 
dans  une  loi  de  Valérien  et  de  Galien,  datée  du  consulat  d'Emi- 
lianus  et  de  Bassus,  c'est-à-dire,  d'après  les  fastes  consulaires , 
de  l'année  259. 

Mais  si  le  droit  de  vie  et  de  mort  du  père  sur  les  enfants  dis- 
parut en  principe  avanl  la  fin  de  la  république,  et  fut  en  quelques 
siècles  radicalement  détruit  par  les  empereurs^  d'autres  droits, 
qui  en  étaient  la  conséquence  naturelle  ,  se  maintinrent  beau- 
coup plus  longtemps.  De  ce  nombre  furent  le  droit  de  mettre  les 
enfants  en  gage  et  le  droit  de  les  vendre. 

Vers  le  commencement  du  règne  de  Marc-Aurèle,  c'était  une 
cbose  toute  de  droit  commun  que  de  mettre  un  fils  en  gage ,  ou 
même  de  le  céder,  en  un  litige,  à  titre  de  dommages-intérêts  ; 
deux  faits  que  Gaïus  a  consignés  au  premier  livre  de  ses  In- 
stitutes.  Ce  droit  fut  supprimé  par  une  loi  de  Dioctétien  et  de 
Maximien,  qui  doit  être  placée  entre  les  années  284  et  515; 
même ,  un  fragment  de  Paul ,  conservé  au  vingtième  livre  du 
Digeste,  fait  connaître  qu'il  avait  dû  être  attaqué  plus  tôt , 
puisque  ce  fragment ,  qui  doit  avoir  été  écrit  un  peu  après 
Alexandre  Sévère  ,  à  peu  près  sous  Maximien,  porte  la  peine  de 
la  relégation  pour  le  créancier  qui  aura  reçu  sciemment  un  fils 
en  gage  des  mains  de  son  père. 

Le  droit  de  vendre  les  enfants  a  laissé  des  traces  profondes 
dans  les  législations  anciennes  ,  sans  tenir  compte  du  témoi- 
gnage des  chroniqueurs.  La  législation  romaine  en  particulier 
en  est  toute  couverte  ,  depuis  les  Douze  Tables  jusqu'au  milieu 
du  ye  siècle.  Néanmoins  les  historiens  du  xviiie  siècle,  dominés 
sans  le  savoir,  et  tout  philosophes  qu'ils  étaient,  par  les  prin- 
cipes moraux  du  christianisme,  ont  cherché  à  se  dérober  à  l'im- 
périeuse logique  de  ces  faits ,  pour  n'avoir  point  à  constater  ce 
qui  était  à  leurs  yeux  un  crime  contre  nature.  Mais  ,  nous  l'a- 
vons déjà  dit ,  nier  les  choses ,  ce  n'est  pas  les  empêcher  d'êlre  j 
c'est  un  devoir,  sans  doute ,  pour  les  historiens  ,  de  juger,  au 
nom  du  blâme  ou  de  l'éloge  ,  la  vie  et  les  mœurs  des  nations, 
mais  c'est  un  devoir  de  les  raconter.  Faisons-nous  des  opinions 
sur  la  réalité,  et  non  une  réalité  sur  des  opinions. 

Le  fait  législatif  le  plus  ancien ,  chez  les  Romains,  sur  le  droit 
de  vente  que  les  pères  avaient  à  l'égard  de  leurs  enfants ,  c'est 
la  formule  d'émancipation  consignée  dans  les  Douze  Tables , 


REVUE  DE  PARIS.  285 

qui  consistait  en  trois  ventes  fictives  faites  successivement,  et 
que  Gaïus  rapporte  au  premier  livre  de  ses  Institutes.  Or,  à 
nos  yeux,  ces  formules  de  vente  fictive  sont  le  souvenir  d'une 
vente  réelle  qui  avait  déjà  disparu  du  droit,  à  l'époque  oïl  les 
formules  furent  établies. 

Nous  avons  d'autant  moins  de  répugnance  à  croire  à  une 
vente  réelle  des  enfants ,  du  temps  de  la  formation  de  Rome , 
que  nous  la  trouvons  très-formellement  établie  et  réglée  par  les 
lois  du  temps  de  Constantin ,  époque  où  le  christianisme  faisait 
déjà  irruption  dans  les  codes.  Ainsi,  la  loi  de  Dioclétien  et  de 
Maximien ,  que  nous  avons  mentionnée  ,  défend ,  il  est  vrai ,  la 
vente  des  enfants j  mais  une  loi  de  Constantin,  naturellement 
postérieure,  autorise  cette  vente  dans  des  cas  de  grande  disette, 
et  se  borne  à  régler  le  sort  des  enfants  vendus.  En  l'année  391 , 
Théodose ,  Yalenlinien  II  et  Arcadius  publièrent  à  Milan  une 
nouvelle  loi  sur  la  vente  des  enfants ,  conçue  à  peu  près  dans 
les  termes  de  la  précédente.  Enfin  ,  il  y  a  une  novelle  de  Va- 
lentinien  III ,  datée  de  Rome  le  50  janvier  431  ,  qui  règle  d'une 
manière  plus  favorable  aux  acheteurs  que  ne  l'avait  fait  la  loi 
de  Constantin_,  la  condition  des  enfants  vendus  par  les  familles. 
Chose  capable  même  d'ébranler  quelque  peu  la  répugnance  des 
moralistes  qui  se  cabrent  à  l'idée  d'enfanls  vendus  par  leurs 
pères ,  c'est  qu'il  résulte  des  termes  de  la  novelle  de  Valenti- 
nien  III  que  les  pères  vieux  ou  infirmes  étaient  quelquefois 
vendus  eux-mêmes  par  leurs  enfants. 

Les  lois  des  empereurs  chrétiens  sont  donc  le  commentaire 
le  plus  explicite  des  formules  des  Décemvirs  j  et  la  vente  des 
enfants  est  tout  à  fait  probable  dans  les  temps  de  barbarie , 
lorsqu'elle  est  tout  à  fait  positive  dans  les  temps  de  civilisation. 
Même  on  doit  être  naturellement  entraîné  à  se  demander  com- 
ment la  vente  des  enfants,  qui  était  encore  acceptée  par  les  lois 
sous  les  empereurs  chrétiens ,  était  néanmoins  repoussée  par 
elles  dès  le  temps  des  Douze  Tables ,  et  pourquoi  les  formules 
de  ventes  fictives  se  trouvent  au  commencement  de  l'histoire 
romaine  et  en  plein  paganisme ,  au  lieu  de  se  trouver  à  sa  fin 
et  en  plein  christianisme.  Ceci  n'est  pas  la  seule  contradiction 
apparente  qu'il  y  ait  entre  les  diverses  époques  de  la  jurispru- 
dence romaine  ,  et  nous  aurons  l'occasion  et  le  besoin  d'y  reve- 
nir durant  le  cours  de  ce  travail. 

24. 


286  REVUE  DE  PARIS. 

Les  Douze  Tables  contiennent  ddric  une  loi  qui  prescrit  la 
vente  des  enfants ,  comme  mode  d'émancipation.  Cette  loi  est 
attribuée  à  Romtilus  par  Denys  d'Haiicarnasse ,  au  deuxième 
livre  des  Antiquités.  Les  termes  de  cette  loi  se  trouvent  ainsi 
rapportés  au  titre  x^  des  fragments  d'UIpien  :  «  Si  le  père  vend 
trois  fois  son  fils ,  le  fils  est  soustrait  à  l'autorité  du  père  ;  »  et 
Gaïus  donne  en  ces  termes  la  formule  selon  laquelle  cette  vente 
s'opérait  :  «  J'affirme,  disait  l'acbeteur,  que  cet  homme  m'ap- 
partient par  le  di-oit  quiritaire  ;  je  l'ai  acheté  au  prix  de  cette 
iiionnaie  avec  cette  balance  de  cuivre.  «  Ce  mode  d'émancipa- 
tion par  trois  ventes  fictives  subsista  jusqu'à  la  fin  du  v^  siècle; 
l'empereur  Anastase  lui  substitua  l'insinuation  d'un  rescrit  ob- 
tenu de  l'empereur  par  les  personnes  qui  voulaient  émanciper, 
et  l'empereur  Juslinien  une  simple  déclaration  devant  le  préfet 
de  la  ville  ou  devant  le  président  de  la  province. 

C'était  là  loi  de  Sylla  ,  Cornelia  de  Sicariis,  qui  avait  porté 
à  l'autorité  du  père  le  premier  des  coups  dont  elle  mourut  plus 
tard.  Nous  l'avons  vue  résister  encore  avec  une  assez  vive  opi- 
niâtreté ,  même  sous  les  premiers  empereurs  chrétiens.  Les 
vieilles  formules  de  la  vente  fictive  des  enfants  étaient  encore, 
sous  Constantin  ,  d'effroyables  réalités  ;  et  vers  la  fin  du  règne 
de  Septime  Sévère,  vers  211 ,  le  père  avait  conservé  assez  de 
droits  sur  sa  fille,  même  émancipée,  pour  la  pouvoir  accuser 
d'adultère ,  ainsi  que  le  témoigne  un  fragment  de  Papinien , 
cité  dans  la  Conférence  des  lois  romaines  et  mosaïques. 

Mais ,  chose  singulière ,  et  qui  prouve  que  les  révolutions 
morales  n'ont  jamais  de  date  précise ,  et  que  les  principes  so- 
ciaux ne  périssent  pas  en  un  jour,  tout  à  la  fois  et  tout  entiers, 
cette  antique  autorité  paternelle  ,  édifice  séculaire  miné  par 
Sylla  ,  effondré  par  le  christianisme  ,  tombe  pierre  à  pierre , 
couvrant  de  ses  débris  six  siècles  d'histoire  romaine ,  jusqu'à 
Justinien ,  et  il  tombe  tantôt  par  un  coin  ,  tantôt  par  un  autre , 
sansqa'il  y  ait  rien  de  logique  et  de  régulier  dans  sa  chute, 
ayant  des  parties  neuves  à  côté  des  parties  minées,  vieux  et 
jeune  à  la  fois ,  comme  ces  manoirs  féodaux  dont  les  vastes 
salles  sont  depuis  longtemps  écrasées ,  et  qui  menacent  de  loin 
le  voyageur  avec  quelque  poterne  oubliée  par  le  vent. 

Ainsi ,  tandis  que  le  droit  de  vendre  les  enfants  s'étend  jus- 
qu'au iv»  siècle  ,  déjà  du  temps  d'Ulpien ,  la  personnalité  du  fils 


REVLE  DE  PARIS.  287 

de  famille  commençait  à  naîlre  et  à  se  développer.  Deux  frag- 
menls  de  ce  jurisconsulte  font  connaître  que  le  père  était  déjà 
engagé  par  les  dettes  du  fils,  ce  (jui  montre  que  la  position  de 
celui-ci  dans  la  famille  devenait  déjà  certaine,  absolue,  indé- 
pendante de  l'autorité  paternelle;  et,  à  la  même  époque,  une 
constitution  d'Héliogabale  et  d'Alexandre  Sévère,  mentionnée 
dans  un  fragment  du  jurisconsulte  Marcien  ,  obligeait  le  père  à 
marier  et  à  doter  ses  enfants. 

A.  Graivier  de  Cassag.xac. 

(  La  suite  au  prochain  numéro.  ) 


Critiqua  ^ItUmxt. 


narlaiiiia , 

PAR    M,    JULES    S  AN  DE  AU. 


Dans  ses  envahissements  qui  sont  des  conquêtes,  le  roman 
moderne  couvre  chaque  jour  quelques  parties  du  territoire  autre- 
fois acquis  à  la  souveraineté  de  genres  divers.  Il  s'est  mis  peu  à 
peu  eu  possession  des  plus  graves  points  de  vue  de  Thistoire, 
des  plus  mystérieux  palais  delà  tragédie  et  du  drame;  les 
salons,  où  la  vie  privée  ne  posait  autrefois  que  pour  la  comédie 
et  la  satire  ,  se  sont  ouverts  pour  lui  ;  et ,  quittant  à  son  gré  le 
trône  royal  et  le  fauteuil  bourgeois  ,  il  s'est  élevé  jusqu'aux 
plus  hautes  combinaisons  de  la  philosophie,  quand  il  n'a  pas 
mieux  aimé  se  perdre  sous  les  ombrages  verts  de  la  poésie. 
L'avenir  ratifiera-t-il  ces  usurpations  souvent  heureuses?  Remet- 
Ira-t-il  chaque  royauté  à  sa  place,  nous  condamnant  à  resti- 
tution, comme  il  arrive  en  temps  de  restauration  politique? 
Cette  confusion  est-elle  destinée  à  produire  une  forme  absolue , 
dominante,  universelle,  dernier  terme  des  littératures  parfaites 
mais  finies,  complètes  mais  arrivées?  Questions  sérieuses  et 
longues  à  traiter.  Nous  les  posons  ;  le  temps  les  décidera. 

C'est  à  l'élégie  que  M.  Jules  Sandeau  a  enlevé  cette  fois  sa 
longue  robe  blanche,  son  urne  et  sa  couronne  de  cyprès.  Il  y  a 


REVUE  DE  PARIS.  289 

dans  Ovide  deux  ou  trois  raille  vers  qui  renferment  tacitement 
le  sujet  de  Marianna.  Jusqu'à  la  fin  du  xviiie  siècle,  M.  Sandeau 
n'eût  pas  rêvé ,  pour  formuler  sa  lamentation ,  d'autre  langage 
que  celui  de  la  poésie,  d'autre  voix  que  celle  de  la  strophe,  d'au- 
tre forme  que  celle  du  rhylhme.  De  nos  jours,  une  prose  élégante 
lui  a  suffi  ;  le  roman  a  été  son  poëme.  Marianna  est  une  élégie 
en  prose  5  l'histoire  lente ,  tendrement  colorée,  d'une  passion 
qui  s'est  éteinte  et  d'une  passion  nouvelle,  toutes  deux  liées  par 
la  vie  d'une  femme  dont  l'amour  délaissé  délaisse  à  son  tour, 
rend  peines  pour  peines,  amertumes  pour  amertumes,  désespoir 
pour  désespoir.  GeorgeBussy  n'a  pas  aimé  M™e  de  Belnave,  M™e  de 
Belnave  ,  à  son  tour,  n'aimera  pas  Henri;  seulement  elle  l'em- 
portera en  générosité.  Si  George  Bussy  demande  au  mariage  un 
bonheur  qu'elle  aurait  voulu  lui  donner,  elle  mourra  en  appre- 
nant la  mort  de  Henri,  et  au  moment  même  oîi  elle  rentrait  dans 
la  paix  domestique  par  le  chemin  de  la  raison,  du  repentir  et 
du  regret.  Elle  souffre  pour  avoir  aimé  ,  et  elle  meurt  pour  ne 
pouvoir  plus  aimer.  N'esi-ce  pas  une  profonde  élégie? 

La  Creuse  est  un  pays  aimé  du  poète  ;  si  l'on  y  voit  beaucoup 
plus  des  nuages  de  fumée  que  des  ruisseaux  de  lait ,  du  moins  , 
derrière  cette  brume  ,  on  distingue  des  plaines  couvertes  de  bou- 
quets de  hameaux ,  des  villages  industriels  unis  par  la  ligne  lim- 
pide des  eaux,  par  la  courbe  frémissante  des  palombes,  et  mieux 
encore  par  l'amitié  de  braves  gens  ,  foi'ts  au  travail ,  pieux  à 
l'église,  causeurs  à  la  veillée.  Blanfort  est  dans  la  Creuse, 
Blanfort  est  le  nom  de  l'usine  de  M.  de  Belnave  et  de  M.  Valtone, 
vieux  amis  qui  ont  fait  bourse  commune  de  leur  fortune,  de  leur 
intelligence  et  de  leur  probité.  Ils  ont  deux  femmes  charmantes, 
ombres  chéries  de  leur  existence,  consolation  dans  leurs  rudes 
labeurs.  Ils  sont  la  force,  elles  la  grâce  ;  ils  sont  la  sueur;  elles 
le  voile  qui  l'essuie;  ils  sont  le  travail,  ce  dieu  pénible,  Vulcain 
resté  sur  la  terre,  elles  la  colombe  et  l'amour. 

Marianna  est  la  femme  de  M.  de  Belnave  et  Noérai  celle  de 
M.  Valtone.  Si  le  bonheur  prenait  une  figure  pour  descendre 
parmi  nous,  il  la  composerait  des  traits  calmes  et  bons  de 
ces  deux  familles,  à  qui  rien  ne  manque  ,  ni  la  santé,  ni  l'u- 
nion ,  ni  la  fortune,  ni  l'espoir.  Viennent  des  enfants ,  et  le  ciel 
n'aura  plus  un  seul  vœu  à  exaucer  dans  ce  coin  du  monde, 
plus  beau,  si  on  peut  le  dire,  que  l'Éden  de  la  Bible,  car  dans 


290  REVUE  DE  PARIS. 

celui-ci  il  n'y  avait  qu'une  femme,  et  il  y  en  a  deux  à  Blanfort. 

Cependant,  quand  la  lune  se  lève  sur  la  paysage  et  baigne 
d'une  écume  d'argent  les  eaux  endormies ,  que  ne  frappent  plus 
les  roues  dentelées  des  usines,  Marianna  ouvre  sa  croisée ,  et 
soupire  d'une  souffrance  inconnue.  Un  mal  nouveau  l'inquiète, 
fait  pencher  son  cou ,  battre  son  sein  et  murmurer  ses  lèvres. 
C'est  le  mal  du  siècle,  celui  des  grandes  villes;  le  vent  l'a  soufflé 
sur  Blanfort  j  Marianna  l'a  respiré.  Mal  horrible  :  l'ennui.  Elle 
s'ennuie  de  la  trivialité  de  sa  vie  ,  de  la  répétition  monotone  des 
jours  qu'elle  coule  auprès  de  son  mari.  M.  de  Belnaye  n'est  pas 
l'homme  dont  les  livres  lui  peignent  l'image;  il  est  bon  pour 
elle,  mais  il  n'a  pas  de  distinction  dans  ses  paroles  affectueuses  j 
il  est  le  mari  qui  cause,  et  non  le  barde  qui  chante  ;  sa  ten- 
dresse n'est  qu'une  parole  humaine  ,  et  c'est  une  lyre  qu'il  faut  à 
Marianna. 

La  bonne  Noémi,  la  glaneuse  modeste  ,  celle  qui  chemine  au 
soleil  et  sur  les  pierres,  sans  penser  à  ses  pieds  délicats  et  à 
son  teint  de  rose,  ne  peut  que  prêter  son  bras  à  sa  sœur,  car 
Noémi  est  la  sœur  de  M™*'  de  Beinave,  mais  elle  n'a  pas  la  confi- 
dence de  ses  peines.  Elle  soupçonne,  elle  doute  autour  de  ce 
cœur  malade;  demain  elle  saura,  demain  elle  aura  compris; 
demain  Marianna  sera  de  retour  des  eaux. 

Ce  n'est  pas  précisément  ainsi  que  s'ouvre  l'histoire  de  l'amour 
de  M'no  de  Beinave  pour  George  Bussy,  le  héros  des  eaux  de 
Bagnères,  le  jeune  homme  admiré  des  baigneuses  d'élite,  le 
dandy  encore  pleinde  l'agitation  de  Paris,  M.  Sandeau  place  au 
commencement  de  l'action  qu'il  raconte  et  au  premier  chapitre 
la  scène  où  Bussy  rompt  avec.M™^  de  Beinave  ;  en  sorte  que 
.son  premier  volume  n'est,  à  ce  chapitre  près,  que  le  récit  d'une 
passion  arrivée  à  son  extrême  conclusion.  Ce  procédé,  hardi  et 
un  peu  périlleux  en  apparence ,  était  commandé  à  la  position 
iiu  romancier  pour  beaucoup  de  raisons,  surtout  pour  éviter  le 
désavantage  d'une  contre-partie,  embarras  dont  on  ne  sort  pas 
toujours  à  la  satisfaction  difficile  du  lecteur ,  si,  aux  yeux  des 
esprits  initiés  aux  rigueurs  d'un  plan,  on  s'en  tire  parfois  avec  le 
mérite  d'une  témérité  fière.  Peu  importé  pour  nous ,  ici ,  que  le 
livre  débute  par  un  fragment  d'action  et  se  poursuive  sur  le 
plateau  régulier  de  la  narration,  si  la  narration  a  de  la  sûreté 
dans  le  pas,  de  la  grâce  dans  les  mouvements  ;  si  au  lieu  de  n'être 


REVUE  DE  FAHIS.  291 

qu'un  écho  au  lieu  d'un  son,  une  ombre  au  lieu  d'une  lumière  , 
elle  est  presque  la  lumière  et  le  son,  et  si  enfin  elle  nous  prépare, 
avec  plus  de  succès  pour  le  livre,  à  la  réalité  agissante,  commu- 
nicalive  et  prompte,  du  second  volume. 

Aux  eaux,  M^'^  de  Belnave  a  laissé  sa  liberté  dans  les  mains 
de  George  Bussy  ;  elle  a  cru  voir  en  lui  le  baume  à  ses  langueurs, 
la  réalisation  de  ses  rêves.  Fuir,  c'était  l'attirer.  Dans  le  sillon 
des  roues  de  sa  voiture  .  d'autres  roues  glissaient  fidèlement.  A 
peine  descendait-elle  àBlanfortque  George  Bussy  s'y  présentait, 
je  ne  sais  plus  à  quel  titre,  et  se  proclamait  l'ami  de  M.  de 
Belnave,  celui  de  M.  Valtone,  l'ami  de  la  nature,  des  bois,  de  la 
solitude,  et  particulièrement  des  métaux.  Son  désir  unique  était 
d'avoir  une  usine,  d'aller  à  la  chasse  le  matin,  de  visiter  les 
fourneaux  dans  la  journée,  et  de  passer  les  soirées  auprès  d'un 
feu  de  tourbe.  Noémi  seule  ne  fut  pas  dupe  de  ces  prétentions  de 
George  Bussy  à  la  vie  rurale  ;  sous  le  faune  elle  découvrit  les 
gants  jaunes  du  séducteur,  et  elle  veilla  de  plus  près  sur 
Marianna. 

Entre  autres  peintures  agréables  et  fines,  toujours  trop  courte» 
à  mon  sens,  on  aime  celle  où  Bussy  est  pris  au  mot  par  ceux 
dont  il  veut  amuser  la  candeur.  Puisqu'il  est  fou  de  la  chasse, 
il  suivra  M.  VaUone,  le  plus  intrépide  coureur  de  forêls,  à  tra- 
vers les  haies  et  les  buissons,  dès  cinq  heures  du  matin.  Après  le 
déjeuner,  il  accompagnera  M.  de  Belnave  à  la  manufacture.  Ses 
journées  se  passeront  dans  l'atmosphère  du  charbon  et  au  milieu 
des  enclumes.  On  regrette  en  lisant  ces  pages  si  naturelles,  d'un 
si  excellent  ton  de  comédie,  que  M.  Sandeau,  plus  spirituel  qu'il 
ne  pense,  n'ait  pas  eu  la  volonté  d'en  augmenter  le  nombre. 
Sans  embarrasser  le  chemin  de  l'action  ,  il  l'eut  rendu  non  pas 
plus  attrayant ,  mais  peut-être  plus  accessible  au  plus  grand 
nombre,  à  ceux ,  nous  voulons  dire  ,  qui ,  dans  leur  paresse , 
demanderaient  volontiers  une  rampe  aux  flancs  des  Cordil- 
lières  et  des  garde-fous  aux  nuages.  Demander  d'ailleurs  à 
ceux  qui  ont.  ce  n'est  pas  s'exposer  à  leur  faire  honte  j  c'est  leur 
rappeler  qu'ils  sont  riches  ,  et  non-seulement  riches  pour  eux  , 
mais  aussi  pour  les  autres.  Ce  n'est  là,  nous  le  craignons,  qu'un 
caprice  de  critique;  pourquoi  le  romancier,  libre  de  toucher  à 
tout  aujourd'hui,  ne  s'imposerait-il  pas  la  sobriété,  afiu  de  prou- 
verqu'il  est  fort  même  lorsqu'il  ne  prend  que  l'unité  pour  appui. 


Ûd2  REVUE  DE  PARIS. 

George  Bussy  quitte  Blanfort,  mais  son  œuvre  est  accomplie. 
Marianna  Taime  comme  on  aime  pour  la  première  fois  dans  la 
solitude.  Un  événement  dont  l'ébranlement  se  propagea  au  loin, 
vient  obliger  M.  de  Belnave  à  se  rendre  à  Paris.  La  révolution  de 
juillet,  en  mettant  en  question  toutes  les  existences  commer- 
ciales, avait  altéré  ses  liaisons  avec  ses  correspondants. 

Dans  les  causeries  du  soir,  quand  tous  les  désirs  s'échappent 
avec  les  flammes  bleuâtres  du  foyer,  Marianna  avait  si  souvent 
souhaité  de  voir  Paris,  la  ville  fabuleuse  au  fond  de  la  perspec- 
tive, que  M,  de  Belnave  offrit  à  sa  femme  de  la  mettre  de  moitié 
dans  le  voyage.  Funeste  complaisance!  Bussy  revoit  à  Paris 
M™e  (Je  Belnave ,  et  il  la  revoit  pour  la  perdre.  Dernier  coup  porté 
à  sa  faiblesse,  son  mari  s'obstine  à  la  laisser  à  Paris  jusqu'à 
son  prochain  retour  sous  la  protection  ,  —  comme  si  quelqu'un 
protégeait  quelqu'un  à  Paris!  —d'une  dame  de  Salsedo,  parente 
de  la  famille. 

A  cet  endroit  du  récit,  le  nuage  longtemps  balancé  sur  le 
beau  paysage  de  Blanfort  s'abaisse  et  voile  le  soleil.  Une  lettre 
de  George  à  Marianna  se  trouve  sous  la  main  innocemment 
curieuse  de  M.  de  Belnave.  Il  lit,  et  tombe  évanoui  sur  le  tapis 
où  il  venait  d'effeuiller  des  roses  pour  fêter  le  retour  de  sa  femme. 
Le  cœur  se  serre  à  cette  déception  amère,  si  peu  méritée ,  si 
honteuse  à  prévoir,  mortelle  à  qui  Ta  subie.  Voilà  comment 
George  Bussy  a  payé  l'hospitalité  de  Blanfort.  Le  châtiment  est 
proche,  il  est  vrai.  Bussy  va  faire  tète  à  la  colère  de  M.  Belnave, 
à  celle  de  Noémi,  aux  insultes  armées  de  M.  Valtone,  et,  ce  qu'il 
y  a  de  plus  affligeant  pour  lui,  à  l'amour  de  M'°'=  de  Belnave,  dont 
il  est  las. 

Ici  commence  à  se  dessiner  avec  une  délicieuse  finesse,  sur  le 
fond  si  noir  et  si  agité  du  tableau,  le  caractère  de  Noémi,  la 
consolatrice  des  sœurs  affligées,  la  femme  qui  soulage,  non  parce 
qu'elle  ne  souffre  pas,  mais  parce  qu'elle  a  connu  la  souffrance, 
et  l'a  vaincue. 

jNoémi  est  de  son  temps,  comme  sa  sœur ,  comme  toutes  les 
femmes  de  sa  génération  fébrile,  et  cette  part  dans  la  faiblesse 
générale  lui  sied  bien  ;  cependant  sa  réflexion  conspire  contre 
le  malaise  de  sa  pensée.  La  sainteté  du  devoir  résiste  en  elle  a 
la  poésie  de  l'imagination.  A  force  de  vouloir  toujours  le  bien,  le 
bon  et  l'utile,  elle  finit  par  passer  de  la  résignation  à  la  mansué- 


REVUE  DE  PARIS.  293 

tude;  son  méuage  la  distrait,  ses  travaux  Toccupenl  ;  son  mari, 
quoique  trùs-positif ,  lui  parait  de  jour  en  jour  moins  difficile 
à  supporter;  et  Tlieure  bénie  où  un  enfant  se  pose  sur  son  sein  , 
elle  triomphe  :  la  femme  inquiète  a  disparu  ;  la  mère  ,  l'épouse 
dévouée,  la  femme  honnête,  sont  restées.  îS'oémi  est  le  bonheur 
dans  la  vertu. 

C'est  elle  qui  vole  à  Paris  dès  qu'elle  apprend  que  son  beau- 
frère  a  eu  l'imprudence  d'y  laisser  Marianna.  Il  est  trop  tard  ;  sa 
sœur  a  failli.  Tout  au  plus  parviendra-t-elle  à  obtenir  de  la  juste 
indignation  de  M.  de  Belnave  qu'il  ne  cachera  pas  sous  le  sang 
d'un  duel  l'affront  dont  George  Bussy  Ta  souillé.  M.  de  Belnave 
consent  à  briser  tous  liens  avec  sa  femme,  à  la  voix  suppliante 
de  M'"e  vaitone;  mais  qui  retiendra  Valtone,  vieux  soldat, 
inflammable  comme  la  poudre,  ne  comprenant  plus  la  langue 
des  transactions,  fùt-elle  parlée  par  sa  femme,  dès  que  la  moin- 
dre égratignure  a  porté  sur  la  chair  si  délicate  de  l'honneur  ? 
Belnave,  c'est  lui  5  la  dignité  de  son  ami ,  c'est  la  sienne  ;  il  eût 
manqué  de  parole  à  Napoléon,  si  Napoléon  lui  eût  fait  promettre 
de  ne  pas  tirer  l'épée  pour  punir  un  outrage.  Et  comment  se 
dompterait-il,  lorsque  le  hasard,  ce  dieu  infâme,  le  fait  tomber, 
au  moment  de  son  effervescence,  dans  les  bras  d'un  ami  d'armée, 
d'un  colonel,  infatigable  pourfendeur  de  pé^ms?  Boire  avec 
lui,  dîner  avec  lui,  s'enflammer  avec  lui  au  récit  d'un  millier  de 
duels  qui  datent  du  bon  temps,  c'est  une  admirable  occasion  pour 
Valtone  de  ne  plus  résister  à  son  ardent  désir  de  traîner  George 
Bussy  dans  un  carrefour  du  bois  de  Vincennes  ,  et  là  de  croiser 
le  fer  avec  lui.  Valtone  blesse  George  Bussy. 

Dans  ce  trait  de  M.  Valtone  se  réduit  son  caractère  délibéré  et 
son  humeur  martiale,  que  les  eaux  de  ses  usines  de  Blanfort 
n'ont  pas  rouillée.  Qui  eût  osé  se  plaindre,  si  ce  personnage, 
dont  le  profil  tranche  si  bien  sur  l'azur  des  deux  familles,  eût 
plus  souvent  fouetté  la  moiteur  dorée  répandue  autour  de 
l'action?  On  aime  à  entendre  retentir  sa  voix  sous  le  ciel  de 
Blanfort,  comme  on  aime  à  entendre  des  pas  dans  une  abbaye 
solitaire.  Marianna  rêve,  Noémi  pense,  M.  de  Belnave  se  renferme 
en  lui;  mais  M.  Valtone  parle  et  parle  haut,  il  jure  même  en 
fort  bons  termes  souvent.  Ce  que  nous  disons  ici  de  ce  person- 
nage, trop  perdu  dans  les  horizons  du  tableau,  n'est  pas  une 
critique  même  éloignée  de  l'inaltérable  bienveillance  des  autres, 
3  2o 


294  REVUE  DE  PARIS. 

Nous  ne  voudrions  pas  faire  croire  à  une  sévérité  gantée,  quand 
nous  nous  estimons  assez  sincère  pour  tout  dire  ,  même  le  mal, 
s'il  se  trouve  dans  un  livre,  et  quand  nous  nous  chargeons  ,  au 
prix  de  notre  temps,  d'éclairer  l'opinion.  Heureusement  nous 
n'avons  que  des  paroles  de  bon  accueil  à  répandre  sur  le  livre 
de  M.  Sandeau ,  et  dans  une  revue  où  les  mots,  autant  qu'il 
est  en  nous  d'y  parvenir,  ont  la  signification  rigoureuse  qu'ils 
portent  xactitude  grammaticale  dont  la  plupart  des  journaux 
peuvent  se  passer  dans  leur  critique  capricieuse. 

Valtone  est  le  loup  que  Rivarol  désirait  voir  dans  la  bergerie  de 
Florian.  Depuis  Rivarol.  on  est  même  passé  un  peu  au  tigre,  si  je 
ne  me  trompe.  Mais  que  peut  Valtone  avec  son  épée  pour  arrêter 
]M™e  de  Belnave  sur  la  pente  rapide  oij  elle  descend, et  où  elle  des- 
cend seule  maintenant?  Après  avoir  assuré,  avec  la  royale  dignité 
d'un  gentilhomme,  l'avenir  de  sa  femme,  M.  deBelnave  s'est  silen- 
cieusement retiré  à  Blanfort  ;  son  ami  l'a  suivi  ;  Noémi  a  sa  fille 
à  élever.  Marianna  n'a  plus  même  George  Bussy  auprès  d'elle 
pour  l'abuser  sur  la  gravité  de  son  abandon.  Bussy  s'en  va  5  la 
constance  l'ennuie  ;  a-t-il  jamais  prétendu  se  faire  une  servitude 
d'un  passe-temps?  Que  les  poignantes  souffrances  de  Marianna 
sont  sincèrement  écrites,  chèrement  senties,  et,  pour  ainsi  dire, 
longtemps  apprises  par  cœur  avant  d'être  répétées  !  On  dirait  le 
martyr  échappé  par  miracle  aux  tortures  du  cirque,  et  qui,  tout 
mutilé  et  tout  sanglant  encore ,  vous  parle  de  ce  qu'il  a  vu  ,  des 
lions  furieux,  des  tigres  souples  et  affamés,  et  des  empereurs 
couronnés,  assis  dans  le  fond  de  l'arène;  —les  pompes  et  les 
supplices  de  l'amour. 

Enfin ,  Bussy  rompt  avec  Marianna  par  une  de  ces  nuits 
maudites  dont  Paris  s'enveloppe  au  mois  de  janvier,  quand  il 
tombe  de  la  neige,  de  la  pluie  et  du  froid  ;  quand  il  pleut  de  la 
tristesse  et  du  désespoir.  Pourtant  Bussy,  délivré  de  Marianna, 
se  met  à  la  croisée  ,  et  trouve  qu'il  fait  le  plus  beau  temps  du 
monde,  tant  ses  idées  sont  riantes,  tant  son  cœur  est  joyeux  de  sa 
liberté  reconquise. 

Le  roman  finirait  là,  et  sa  forme  serait  insuffisante  autant 
que  son  nœud  serait  connu,  s'il  ne  se  rattachait  puissamment  et 
aussitôt  au  personnage  d'Henri .  l'ami  de  George  Bussy.  Henri, 
témoin  de  toutes  les  douleurs  de  Marianna,  s'est  penché  sur  elle 
pour  la  plaindre  comme  on  plaint  ù  vingt  ans  une  jolie  femme, 


REVUE  DE  PARIS.  295 

pour  l'aimer.  Hier,  il  la  consolait;  aujourd'hui,  il  l'aime;  de- 
main, il  la  suivra  sur  les  grèves  de  la  Bretagne,  où  elle  ira  pleurer 
au  souvenir  de  George. 

Tout  l'art  du  romancier  ne  sera  pas  superflu  ,  toutes  ses 
ressources  lui  seront  demandées,  pour  que ,  sans  monotonie 
désormais,  sans  repasser  par  les  mêmes  voies,  sans  se  heurter 
aux  mêmes  expressions,  il  recommence  l'histoire  de  la  passion 
qu'il  a  si  minutieusement  dite  dans  la  première  partie  de  son 
œuvre;  car  Marianna  va  devenir  George  Bussy  pour  Henri, 
Henri  prendra  la  place  de  la  première  Marianna,  et  Blanfort 
s'appellera  Pornic.  Je  connais  peu  d'écrivains  ,  même  parmi  les 
plus  habiles,  qui  se  seraient  si  glorieusement  tirés  d'une  telle 
difficulté.  11  doit  rester  du  sang  aux  ongles  ;  et  la  tâche  a  été 
d'autant  plus  laborieuse  à  M.  Snndeau,  nous  le  supposons,  qu'il 
affectionne,  sans  préjudice  de  sa  grâce  naturelle,  la  langue 
délicate  et  sobre  de  Bernardin  de  Saint-Pierre,  l'expression  de 
lin,  fraîche  et  claire  ,  l'expression  vouée  au  blanc.  C'est  là  une 
langue  inabordable  à  qui  procède  vite.  Elle  est  semée  de  diffi- 
cultés; elle  trompe  de  loin.  Sa  simplicité  est  un  piège.  Si  vous 
vous  oubliez  un  instant  avec  elle  ,  vous  tombez  dans  l'insigni- 
tîauce  absolue.  Qu'on  juge  des  peines  que  s'est  données  M.  San- 
deau  pour  écrire  deux  volumes  d'analyse  psychologique  avec 
un  vocabulaire  si  peu  généreux.  Il  est  vrai  que  cette  langue 
allait  merveilleusement  à  son  sujet,  plein  de  moelleux  paysages 
et  de  rêveries,  de  clartés  tendres  et  de  larmes  versées  dans 
l'ombre  sur  des  mains  blanches.  Sa  plume  est  à  sa  pensée  ce  que 
le  nid  est  à  l'oiseau  ;  la  plume  a  voûté  la  paille.  On  devine  la 
grâce  infinie  des  descriptions  et  le  doux  parler  de  Marianna  , 
soit  qu'elle  pense  à  Blanfort,  le  toit  conjugal,  soit  qu'en  égre- 
nant sa  vie,  elle  pleure  son  abandon  au  bord  de  la  mer,  la  muse 
des  grands  désespoirs. 

Il  y  a  une  ligne  superbe  dans  ce  second  volume.  Triste ,  d'a- 
bord, de  ne  pouvoir  payer  d'un  peu  d'amour  l'amour  de  Henri  pour 
elle,  affligée  ensuite  de  n'avoir  que  des  paroles  et  pas  de  cœur 
pour  cet  enfant  qui  va  jusqu'à  vouloir  se  tuer  pour  elle  ;  obsé- 
dée enfin  de  tant  de  protestations  pressantes ,  quand  elle,  de  son 
côté  ,  en  est  venue  à  regretter  Blanfort,  Noémi ,  M.  Valtone, 
et  son  passé  de  chasteté  et  d'innocence ,  elle  s'écrie  :  Mon  Dieu! 
que  fat  dû  ennuyer  ce  pauvre  Bussy  ! 


296  REVUE  DE  PARIS. 

Que  ce  retour  du  cœur  humain  est  encore  profondément 
vrai  !  Un  rustre  des  environs  de  Blanfoit ,  en  portant  une  lettre 
à  Marianna,  lui  dit  combien  elle  y  est  toujours  aimée  et  bénie, 
et  Marianna  écoute  :  on  parle  du  ciel  à  l'âme  exilée.  Ses  forces 
l'abandonnent,  ses  yeux  se  mouillent,  quand  le  paysan  ajoute 
que  M.  de  Belnave  répand  partout  des  secours  en  son  nom ,  au 
nom  de  Marianna,  de  sa  femme  !  Marianna  est  déjà  à  Blanfort. 
Elle  a  revu  le  village  qu'éclaire  le  soleil  couchant ,  sa  maison 
dans  la  brume  ;  elle  descend  le  coteau  ,  et  voilà  les  senteurs 
connues  qui  lui  remuent  le  cœur  ;  les  chemins  fréquentés  de  ses 
pas  ,  le  carrefour  du  bois  et  le  banc  de  chêne  où  elle  venait  se 
reposer.  Elle  approche  encore  :  c'est  la  petite  fille  de  Noémi  qui, 
à  demi  nue  ,  joue  sur  le  gazon;  c'est  Noémi,  sa  sœur;  c'est 
M.  Valtone  ;  c'est  M.  de  Belnave.  La  pauvre  exilée  s'évanouit  sur 
le  gazon. 

Il  est  encore  des  pardons  pour  bien  des  fautes  sur  la  terre; 
M.  de  Belnave  pardonne  peu  à  peu  ,  et  avec  la  lenteur  de  la  clé- 
mence, à  la  femme  coupable.  Quel  mot  heureux  tombe  de  ses 
lèvres,  le  jour  où,  à  table  ,  auprès  de  sa  pauvre  femme ,  il  dit  : 
Marianna!  veux-tu  que  je  te  serve?  Cette  familiarité  sou- 
daine brise  le  cœur.  C'est  aussi  beau  ,  dans  une  situation  diffé- 
rente, que  la  scène  du  drame  espagnol  :  Mo7i  fils  ^  je  ne  man- 
gerai que  lorsque  vous  m'aurez  vengé  !  Le  fils  revient  s'as- 
seoir ,  et  dit  :  Dînez  j  mon  père! 

On  croit  Marianna  sauvée.  Un  jour  une  lettre  cachetée  en 
noir  lui  est  remise.  Henri  s'est  tué.  Marianna  se  lève  ,  quitte 
Blanfort ,  et  part  pour  l'éternelle  solitude.  Le  bonheur  était  là 
cependant. 

Quand  ce  livre  ne  serait  rigoureusement  pas  un  plaidoyer  sur 
le  mariage,  thèse  un  peu  fatiguée  ,  soit  au  point  de  vue  de  l'a- 
pologie, soit  au  point  de  vue  de  l'attaque,  il  ne  serait  pas 
moins  d'un  intérêt  touchant  par  la  vérité  des  passions  et  la  mé- 
lodieuse simplicité  du  langage.  Ceux  qui  ont  le  bonheur  d'igno- 
rer les  peines  liées  à  l'art  si  difficile  d'écrire,  aimeront  Marianna 
comme  ils  aiment  tout  ce  qui  arrive  d'agréable  à  l'intelligence 
et  au  cœur,  sans  la  rançon  de  la  fatigue,  et  de  la  même  manière 
que  les  fleurs  enivrent  leurs  sens  et  que  le  printemps  les  ravit. 
Leur  joie  n'a  que  faire  de  la  forme  des  molécules  organiques  des 
odeurs,  et  du  rapprochement  du  soleil  vers  l'équateur;  mais 


REVUE  DE  PARIS.  297 

ceux  qui  savent  tout  ce  qu'on  laisse  de  son  sang  et  de  sa  vie  dans 
une  belle  page,  toutes  les  marches  qu'il  faut  descendre  pour 
aller  chercher  un  souvenir  dans  l'abîme  de  la  mémoire  ,  tous  les 
efforts  à  tenter  pour  souder  sans  difformité  deux  expressions 
dont  l'une  vient  du  pôle,  l'autre  de  l'équateur,  et  enfin  tout  ce 
qu'il  y  a  de  monstrueux  dans  la  prétention  de  tenir  pendant  un 
jour  tout  entier  devant  un  livre  des  gens  blasés ,  dépravés  par  la 
politique,  habitués  à  la  littérature  des  journaux  ;  ceux-là  paye- 
ront doubles  éloges  au  livre  de  M.  Jules  Sandeau,  à  Marianna, 
la  délicieuse  sœur  de  vT/we  de  Sommerville. 

Pénétré  de  l'extrême  circonspection  que  doivent  garder  les  uns 
envers  les  autres  les  écrivains  rangés  sous  la  même  bannière,  je 
n'aurais  pas  accepté  de  me  constituer  l'arbitre  du  livre  de 
M.  Jules  Sandeau,  sans  des  considérations  dont  la  confidence  ne 
m'est  pas  imposée  ici.  A  la  veille  de  passer  de  mon  fauteuil  de 
juge  au  banc  des  accusés  et  pour  un  délit  semblable,  j'aurais 
observé  une  prudente  réserve,  sachant  combien  on  a  de  la  peine 
à  prêter  un  arrêt  impartial  aux  esprits  placés  dans  une  situation 
spéciale.  Sans  condamner  ces  appréhensions  d'une  rigueur  trop 
absolue,  nous  avons  meilleure  opinion  des  autres  et  de  nous- 
même.  Peu  d'écrivains  à  notre  place ,  érigés  un  moment  en  cri- 
tiques ,  ne  conviendraient,  à  l'occasion  du  roman  de  M.  Jules 
Sandeau,  que  tout  le  bien  qu'on  en  pensera  et  qu'on  en  dira  sera 
encore  infiniment  au-dessous  du  bien  qu'ils  auraient  voulu  en 
écrire.  Il  en  est  des  éloges  donnés  à  un  bon  livre  comme  de 
l'esprit,  on  n'en  émet  jamais  autant  qu'on  en  relient. 

Léon  Gozlan. 


25. 


CHARLES  MATHEWS, 


ACTEUR  ANGLAIS. 


Young ,  l'acteur  tragique  du  théâtre  de  Covent-Garden ,  de- 
mandait à  son  camarade  Lewis,  comédien  célèbre,  quel  était  ce 
Mathews  qui  arrivait  d'York .  et  qui  promettait  quelques  repré- 
sentations à  Liverpool.  —  «  Eh!  eh  !  répondit  l'acteur  en  frap- 
pant sa  botte  droite  de  sa  baguette  ,  c'est  l'homme  le  plus  long 
et  le  plus  drôle  que  je  connaisse.  Il  n'a  pas  de  bouche.  Il  parle 
par  un  trou  que  la  nature  lui  a  creusé  de  travers,  au  milieu  de 
la  joue.  » 

En  effet,  Mathews  ,  qui  a  tant  amusé  Londres  et  New-York  , 
avait  cinq  pieds  dix  pouces  de  hauteur,  six  pouces  de  circonfé- 
rence, la  bouche  complètement  de  travers,  la  plus  comique  des 
allures,  et  l'air  le  plus  fantastique  et  le  moins  réel  dont  un 
homme  de  théâtre  puisse  être  doué.  Potier  lui  ressemblait  un 
peu  5  il  se  rapprochait  aussi  de  Henri  Monnier  et  de  Bouffé,  pour 
le  soin  des  détails  et  l'étude  curieuse  du  personnage  qu'il  repré- 
sentait. C'était  un  acteur  de  caractère,  moins  remarquable 
dans  le  jeu  et  le  mouvement  de  la  scène,  que  seul  et  dans  son 
cadre.  Il  charmait  ses  compatriotes,  par  la  finesse,  la  préci- 
sion ,  le  complet  des  caricatures  créées  par  lui.  Pas  une  mèche 
de  cheveux ,  pas  un  boulon  ,  pas  un  demi-geste ,  pas  un  mouve- 
ment de  tête  qui  ne  fussent  calculés  et  d'ensemble.  Comme 
Potier,  il  excellait  dans  les  vieillards  et  surtout  dans  les  vieux 
nobles  ;  comme  Henri  Monnier,  il  élait  le  poète  de  ses  pièces  et 
le  seul  père  de  ses  rôles;  comme  l'admirable  Bouffé,  il  avait  un 
sourire  triste ,  une  gaieté  réfléchie  et  sérieuse ,  un  talent  mer- 


REVUE  DE  PARIS,  299 

veilleux  pour  approfondir  et  sculpter  les  détails  et  les  acces- 
soires. 

Mathews  était  parvenu  au  plus  beau  résultat  qu'un  acteur 
puisse  désirer:  à  se  suffire  à  lui-même,  à  se  passer  de  décora- 
tions, de  coulisses,  de  rampe,  d'orchestre,  de  souffleur,  de  ré- 
plique et  d'auteur.  Un  petit  salon,  une  table  couverte  d'un  tapis 
vert,  un  piano,  deux  lampes  lui  suffisaient.  Vous  voyiez  appa- 
raître, non  pas  un  acteur,  mais  un  Américain,  un  quaker,  un 
bourgeois  de  Londres,  une  vieille  dévote,  un  émigré  français; 
c'était  Mathews.  II  n'y  avait  là  ni  rouge,  ni  fard,  ni  clinquant, 
ni  perspective,  ni  moyens  ingénieux,  inventés  pour  duperie 
spectateur.  Vous  vous  trouviez  de  plain-pied  avec  le  person- 
nage; vous  pouviez  l'étudier  dans  sa  robe  de  chambre,  suivre 
les  modifications  de  son  caractère  et  de  son  langage  ,  l'observer 
comme  on  observe  un  insecte  au  microscope.  Mathews  appelait 
cela  ses  At  Home  (  Je  suis  chez  moi  ).  Les  At  Home  étaient  affi- 
chés sur  les  murs  de  Londres  et  sur  ceux  de  Philadelphie.  Cha- 
que voyage  que  faisait  Mathews-  donnait  à  l'acteur  une  récolte 
nouvelle  d'originaux;  et  la  galerie  s'enrichissait  des  personnages 
les  plus  disparates.  Jamais  la  petite  salle  n'était  vide  ;  il  fallait 
se  présenter  de  bonne  heure  pour  y  trouver  place.  Singulier 
amusement  d'un  peuple  observateur,  dont  toute  la  littérature 
porte  la  même  empreinte ,  et  qui,  dans  les  classes  inférieures 
ainsi  qu'au  sommet  de  la  société  ,  n'a  pas  de  |)laisir  plus  vif  que 
d'examiner  l'humanité  de  près  ,  comme  on  examine  les  rouages 
d'une  montre  et  le  mécanisme  d'un  instrument.  Chaucer,  le 
premier  en  date  de  tous  ses  poètes ,  n'a  pas  débuté  autrement. 
Shakspeare  a  consacré  à  la  même  élude  un  talent  sublime;  et 
tous  les  bons  romans  de  l'Angleterre  reposent  sur  la  même 
donnée. 

Mathews  est  mort  récemment,  admiré  et  estimé  de  ses  com- 
patriotes. Cet  homme,  réfléchi  et  observateur,  bouffon  sérieux 
qui  inventait  ses  propres  ressources  et  jetait  sur  la  société  le 
regard  mélancolique  du  peintre  et  du  romancier,  a  laissé  des 
mémoires  charmants  qui  viennent  de  paraître  et  qui  racontent 
les  luttes  de  sa  jeunesse,  les  aventures  de  sa  vie  d'acteur  no- 
made, les  péripéties  de  sa  renommée  naissante.  Rien  de  plus 
curieux;  vous  avez  là  un  roman  comique,  sans  les  bouffonne- 
ries de  ^Scarron  ;  un  bon  tableau  de  la  vie  de  province ,  eu 


SOO  REVUE  DE  PARIS. 

Angleterre,  et  des  acteurs  de  province;  une  histoire  intéressante 
des  longs  efforts  d'un  homme  de  talent,  maladif,  pauvre,  né- 
gligent, mauvais  exploitateur  de  sa  fortune,  étourdi,  impré- 
voyant et  honnête  homme;  une  foule  de  traits  qui  révèlent  la 
situation  morale  et  religieuse  de  l'Angleterre  pendant  cinquante 
ans.  Il  a  fallu  plus  de  courage  à  Malhews,  le  poitrinaire  indi- 
gent, pour  parvenir  seulement  à  exister,  qu'à  Jules  César  pour 
créer  un  trône  dans  une  république.  Les  Anglais  apprécient  le 
courage  moral;  aussi  ont-ils  été  vivement  touchés  de  celui-ci. 
Nous  donnerons  une  idée  rapide  de  ses  intéressants  Mémoires. 

Quand  Malhews  naquit,  en  177G,  Londres  regorgeait  de  sec- 
taires enthousiastes  et  de  prédicateurs  fervents  qui  voulaient, 
de  gré  ou  de  force,  sauver  leurs  semblables,  et  s'attribuaient  le 
privilège  exclusif  du  salut  universel.  Le  protestantisme  angli- 
can, comme  Bossuet  l'avait  prédit,  s'était  subdivisé  et  morcelé 
à  l'intîni;  le  fanatisme  hérésiarque  échauffait  les  cervelles;  et  la 
liberté  du  citoyen,  protégée  par  les  mœurs  politiques,  permet- 
tait à  tout  homme  qui  se  croyait  ou  se  disait  inspiré ,  de  mon- 
ter sur  une  borne,  de  faire  d'un  tonneau  une  chaire,  de  pro- 
clamer sa  doctrine,  d'analhématiser  les  autres  sectes,  et  de 
grouper  le  peuple  autour  de  soi. 

On  voyait  Whitfield  élever  au  milieu  d'une  foire  publique  ses 
tréteaux  de  prédicateur,  en  face  de  Polichinelle,  déclarer  la 
guerre  à  ce  dernier,  et  engager  avec  le  propriétaire  des  marion- 
nettes un  combat  fantastique.  Huntington,  espèce  de  Tartufe 
sensuel,  qui  ne  signait  ses  lettres  que  des  initiales  S.  S.  {Sinner 
Saved,  le  pécheur  sauvé) ,  séduisait  surtout  les  femmes ,  et 
finissait  par  épouser,  en  légitime  mariage,  la  veuve  du  lord- 
maire.  Plus  honnête  et  plus  éloquent  que  les  autres  sectaires  , 
Wesley,  le  créateur  du  méthodisme ,  infusait  dans  les  veines  de 
la  société  protestante  une  ferveur  inconnue,  une  fièvre  d'enthou- 
siasme fanatique.  Le  hasard  fit  naître  Mathews,  le  satirique,  au 
milieu  de  ces  congrégations  dissidentes ,  pleines  de  ridicules 
sérieux,  de  vertus  exagérées  et  de  vices  hideux;  singulières 
associations  dont  personne  n'a  fait  l'histoire  impartiale.  Son 
père  était  le  libraire  des  dissidents;  c'était  Mathews  père ,  hon- 
nête homme  et  homme  d'esprit  cependant ,  qui  imprimait  et 
distribuait  les  mille  petits  traités  évangéliques,  nourriture  spi- 
rituelle des  Huntingtoniens,  Wesleyens  et  Whitfieldiens,  traités 


REVUE  DE  PARIS.  301 

religieux  dont  nous  citerons  quelques  titres  au  hasard  :  Neuf 
points  pour  raccommoder  les  Culottes  d'un  Croyant;  — 
Boutons  et  Boutonnières  pour  ma  Culotte  de  Chrétien; 
—  le  Soulier  à  haut  talonpour  le  Chrétien  boiteux  ;  et  autres 
charmants  titres  de  même  nature,  titres  vraiment  incroyables, 
si  Ton  ne  savait  que  l'esprit  humain  ,  une  fois  lancé  sans  bride 
sur  la  pente  de  sa  volonté  propre  .  et  dénué  de  toute  contrainte , 
va.  sans  s'arrêter,  aux  dernières  limites  de  l'absurde.  Le  jeune 
Mathews  vit  rouler  autour  de  son  enfance  toutes  ces  figures 
dignes  de  Hogarlh,  dont  Butler  a  fait  dans  son  Hudibras  la  ca- 
ricature ou  plutôt  le  portrait  j  il  les  vit  de  près  et  se  moqua 
d'elles  ;  la  boutique  de  son  père  en  était  pleine.  Excellente  édu- 
cation pour  un  acteur  comique.  TJn  beau  jour  ,  le  père,  rentrant 
chez  lui  après  un  exercice  religieux ,  trouva  dans  sa  cuisine  le 
grand  Huntington,  le  célèbre  apôtre,  lequel  avait  un  penchant 
déterminé  pour  la  galanterie  ,  occupé  ù  convertir  la  cuisinière , 
et  lui  adressant  des  exhortations  moins  édifiantes  que  vives;  il 
le  rail  à  la  porte  à  coups  de  bâton  ,  en  s'écriant  :  «  iniliavi 
Hu7itington ,  S.  S.,  Sad  Scoundrel,  sortez  bien  vite  !  «  —  Le 
talent  mimique  du  petit  Mathews  se  développa  naturellement  à 
l'aspect  de  ces  prophètes  populaires;  il  parodiait  leur  allure 
composée,  leur  voix  emphatique  et  nasale ,  leurs  clignements 
d'yeux,  leurs  convulsions  de  pythonisse.  C'étaient  d'étranges 
apôtres  ;  surtout  ce  "William  Huntington  qui  vécut  jusqu'aux 
confins  de  la  révolution  française ,  et  dont  il  faut  lire  les  ou- 
vrages pour  savoir  combien  de  grossière  ignorance  et  de  profa- 
nation ridicule  peuvent  se  mêler  à  l'exaltation  du  sentiment 
religieux.  «  Toutes  les  fois  que  j'eus  besoin  d'une  redingote  ou 
d'une  culotte ,  dit  quelque  part  ce  fanatique ,  je  n'ai  eu  qu'à  les 
demander  à  Dieu  ;  il  m'a  servi  en  fidèle  tailleur.  Je  prie;  et  ma 
prière  est  un  canon  que  je  pointe  à  droite  ou  à  gauche,  selon 
mon  bon  plaisir.  J'ai  demandé  un  cheval  à  Dieu,  les  bonnes 
àraes  m'ont  donné  un  cheval  ;  j'ai  désiré  le  harnais  et  la  bride  , 
Dieu  a  été  mon  fournisseur.  A  force  de  monter  à  cheval  j'usai 
mes  culottes,  une  paire  de  culottes  de  peau  me  tomba  du  ciel, 
envoyée  par  une  de  mes  ouailles  ;  don  surnaturel  dont  la  coupe 
était  excellente  et  parfaite.  Dieu  avait  dirigé  les  ciseaux  du  do- 
nataire, Dieu  connaissait  ma  taille  ,  Dieu  savait  mes  formes  par 
cœur:  c'est  lui  qui  m'a  coupé  tous  mes  habits  pendant  plus  de 


302  f;EVUE  DE  PARIS. 

cinq  ans.  »  —  Le  protestantisme  dissident  a-t-il  le  droit  de  jeter 
la  pierre  aux  superstitions  prétendues  de  la  religion  catholique, 
et  à  sa  prétendue  idolâtrie  qui  a  tant  de  splendeur ,  de  pompe  , 
de  grâce  et  de  majesté  ? 

Une  femme  qui  s'est  fait  en  Angleterre  une  réputation  de  mo- 
ralité souveraine  et  qui  a  écrit  des  ouvrages  à  peu  près  aussi 
ridicules  dans  leur  puritanisme  que  ceuk  de  Huntington  et  de 
Whitfield ,  Hannah  More ,  l'auteur  du  Célibataire  en  quête 
d'une  Femme,  et  de  la  Jeune  Fille  en  quête  d'un  mari, 
fréquentait  la  boutique  de  Malhews  le  père.  Tout  en  distribuant 
la  sagesse  en  petits  volumes,  Hannah  More  aimait  les  bonnes 
maisons  et  les  excellents  dîners  j  elle  qui  frappait  d'anathème  le 
plaisir  et  la  sensualité  vulgaire ,  les  théâtres  et  les  acteurs  de 
second  ordre ,  elle  aimait  beaucoup  M.  Garrick ,  à  la  table  du- 
quel elle  venait  souvent  s'asseoir  ;  qui  dépensait  4,000  livres  sterl. 
par  an  ,  possédait  une  jolie  maison  de  campagne  sur  les  bords 
de  la  Tamise,  et  en  faisait  jouir  ses  amis.  Grâce  à  ces  accom- 
modements avec  le  ciel,  Hannah  More  et  M,  Garrick  étaient  fort 
liésj  elle  donnait  une  main  au  monde  profane  et  Tautre  au 
monde  sacré.  Hannah  mena  un  jour  son  ami  Garrick  chez 
Malhews  le  père,  qui  présenta  au  roi  des  acteurs  son  fils,  âgé 
de  trois  ans.  Le  petit  Mathews  avait  éprouvé,  quelques  jours 
après  sa  naissance  ,  un  spasme  convulsif  qui  avait  décroché  sa 
mâchoire.  Garrick  prit  l'enfant  dans  ses  bras  ens'écriant  :  «  La 
drôle  de  mine  !  Il  rit  de  travers  î  »  —  L'adolescence  et  l'âge 
mûr  ne  changèrent  rien  à  ce  singulier  défaut ,  dont  Mathews 
tira  parti.  «  Le  ciel  ne  pouvant  me  faire  beau  ,  dit-il  quelque 
part ,  me  fit  comique  !  »>  Il  s'aperçut  bientôt  que  tout  le  monde 
riait  en  le  regardant  et  prit  la  résolution  de  rendre  la  pareille 
au  monde.  Son  maître  d'études,  écossais  louche  et  boiteux, 
s'étonnait  d'être  ébloui  par  intervalles  d'une  réfraction  lumi- 
neuse ,  qu'une  main  inconnue  dirigeait  sur  sa  tète  :  c'était  la 
main  du  petit  Mathews  qui  avait  six  ans  :  «  Ah  !  coquin,  s'écria- 
t-il  en  lui  donnant  le  fouet,  je  t'apprendrai  à  faire  sur  moi  des 
réflexions!  »  Et  comme  apparemment  ce  bon  mot  lui  semblait 
d'une  invention  heureuse,  il  le  répéta  souvent,  en  répétant  aussi 
la  correction  manuelle  dont  il  l'accompagnait.  Le  malin  petit 
bonhomme  reçut  dans  son  enface  plus  d'un  avertissement  de 
ce  genre.  «  Si  la  verge  donnait  la  sagesse,  dit-il,  je  serais  assu- 


REVUE  DE  PARIS.  303 

rément  plus  sage  que  les  sept  sages.  On  ne  m'épargnait  nas. 
Souvent  je  jetais  un  regard  d'envie  sur  les  chérubins  de  chêne 
noir  dont  la  salle  d'études  était  garnie,  demandant  au  ciel 
pourquoi  il  ne  m'avait  pas  créé  comme  eux,  tête  et  ailes  ,  mais 
rien  de  plus.  «  Les  études  mimiques  ,  auxquelles  il  se  livrait  par 
instinct,  plaisaient  médiocrement  à  ceux  dont  il  se  constituait 
le  parodisle;  et  les  mésaventures  tombaient  sur  lui,  dru  comme 
grêle.  Un  marchand  d'anguilles  passait  tous  les  jours  devant 
l'école,  criant  depuis  le  bout  de  la  rue  :  Foici  de  bonnes  an- 
guilles; et  ne  prononçant  les  dernières  syllabes  guilles  que 
lorsqu'il  avait  dépassé  la  dernière  boutique.  Cette  prolongation 
infinie  du  son  amusa  le  petit  Malhews,  qui  se  posa  un  beau  jour 
devant  le  marchand  de  poisson,  lui  disant  du  même  ton  : 
Fous  avez  de  trop  longues  an--g...  Il  n'avait  pas  achevé  le 
mot  fatal,  quand  le  marchand  déposa  son  panier,  le  rossa  d'im- 
portance et  reprit  son  chemin  ,  après  lui  avoir  adressé  la  leçon 
suivante  :  «  Si  tu  as  le  malheur,  petit  polisson ,  de  te  moquer 
encore  de  moi,  je  t'écorcherai  vivant,  comme  une  an...  '^  Il  se 
remit  à  marcher,  traîna  sa  voix  ,  et  fit  attendre  plus  longtemps 
qu'à  l'ordinaire  les  deux  dernières  syllabes  qui  se  perdirent  au 
loin  dans  les  rues  tortueuses  de  la  cité. 

Rude  apprentissage  de  mime,  comme  vous  voyez.  Les  dissi- 
dents l'engagèrent  un  jour  à  parodier  le  chant  favori  des  angli- 
cans, l'hymne  de  Pope  : 

«  De  la  flamme  céleste  étincelle  brillante,  etc.  » 

Il  avait  dix  ans  ;  il  réussit  on  ne  peut  mieux.  Les  anglicans 
résolurent  de  venger  leur  honneur  musical,  blessé  par  un  bam- 
bin. Quelques  jeunes  gens  l'emmenèrent  aux  courses  d'Epsora, 
donnèrent  à  dîner  au  pauvre  petit ,  le  firent  boire,  le  grisèrent, 
et  le  promenèrent  ensuite  par  la  ville  ,  en  le  portant  sur  leurs 
épaules  et  en  chantant  à  leur  tour,  avec  accompagnement  de 
divers  instruments  de  cuisine,  l'hymne  qu'il  avait  parodiée  : 

«  De  la  flamme  céleste  étincelle  brillante,  etc.  » 

Il  y  avait  là  de  quoi  étouffer  la  plus  belle  vocation  de  mime  ; 
mais  Charles  Mathews  était  né  pour  le  théâtre ,  et  rien  ne  put  le 


304  REVUE  DE  PARIS. 

décourager.  A  dix  ans  il  joue  la  comédie  avec  ses  camarades; 
à  quatorze  ans  il  fait  l'école  buissonnière  pour  aller  au  spectacle. 
Cette  première  apparition  du  rideau,  de  la  rampe,  des  acteurs, 
des  coulisses ,  fut  une  révélation  pour  lui .  Ce  monde  factice  était 
son  monde  naturel.  «J'aimais,  dit-il,  je  chérissais  jusqu'aux 
taches  du  rideau  ,  jusqu'aux  vieilles  bottes  de  maroquin  jaune 
des  héros  de  la  tragédie.  Ces  plumes  ,  ces  faux  diamants  ,  ce 
clinquant,  remplirent  mon  imagination.  Le  bruit  des  api)Iau- 
dissements  m'enivrait  déjà.  Je  faisais  tant  de  bruit  dans  ma  joie, 
que  mes  voisins  m'imposèrent  silence.  Depuis  celte  époque,  j'eus 
une  prédilection  décidée  pour  cette  odeur  étrange  du  théâtre  , 
saveur  émanée  de  l'huile  rance  et  des  écorces  d'orange ,  que  les 
spectateurs  des  galeries  apportent  avec  eux  ,  et  dont  ils  se  ser- 
vent en  guise  de  rafraîchissements  et  de  projectiles.  Mon  sort 
était  décidé.  Je  rentrai  chez  moi ,  l'esprit  exalté,  dans  un  état 
de  splendide  irritation.  » 

Allez  donc ,  Malhews  ,  soyez  acteur  ;  embrassez  cette  vie 
fausse  et  amusante  ,  triste  et  gaie,  artificielle  et  observatrice, 
dont  vous  goûterez  les  angoisses  et  dont  vous  aurez  la  gloire. 
Londres,  de  toutes  les  capitales  d'Europe,  celle  où  le  vice  se 
montre  le  plus  brutalement  libre,  possède,  dans  les  environs  de 
Drury-Lane,  des  réceptacles  misérables  et  singuliers  où  l'on  fait 
tout  ce  que  l'on  veut  faire  ;  cafés,  spectacles,  maisons  de  bain, 
maisons  de  jeu.  jardins  de  plaisirs,  asiles  de  voleurs,  logements 
de  comédiens.  Charles  Mathews  et  ses  petits  camarades  s'empa- 
rèrent d'un  de  ces  domaines,  et  y  jouèrent,  au-dessus  d'une 
écurie,  en  dépit  du  père  et  des  précepteurs,  farces  et  comédies. 
A  dix-sept  ans,  on  le  conduit  chez  le  major  Topham,  proprié- 
taire d'une  feuille  périodique  consacrée  spécialement  au  théâtre; 
il  y  fait  ses  premières  armes  comme  critique  ;  et  cet  adolescent , 
qui  n'a  pas  assisté  à  deux  représentations  pendant  toute  sa 
vie,  devient  l'arbitre  des  réputations  et  le  juge  des  talents.  L'An- 
gleterre était  alors  féconde  en  originaux  ;  elle  les  cultivait  avec 
amour;  elle  prenait  d'eux  un  soin  particulier;  Topham  et  sa 
sœur  méritent,  parmi  ces  êtres  bizarres,  une  mention  particu- 
lière. Roi  des  dandys  de  l'époque  ,  pendant  sa  jeunesse ,  il 
s'était  fait  littérateur  dans  l'âge  mûr,  et,  parvenu  à  la  vieillesse, 
il  s'était  avisé  de  revenir  au  costume  de  la  première  enfance; 
c'était  une  veste  courte  sans  basques ,  de  couleur  verte,  un  pan- 


REVUE  DE  PARIS.  50o 

talon  large  attaché  au-dessus  de  la  cheville,  et  un  tout  petit 
gilet  jaune,  attaché  par  une  série  de  boutons  de  métal  en  pain 
de  sucre.  Ainsi  costumé,  les  jambes  minces,  les  bras  minces,  les 
épaules  larges  et  le  visage  couvert  de  rides,  il  s'en  allait  par  les 
rues,  assez  semblable  à  un  jeune  géant  encore  en  sevrage.  Sa  sœur 
ne  se  montrait  pas  moins  étrange  que  lui.  C'était  une  grande 
personne ,  qui  abusait  du  privilège  de  ridicule  ,  concédé  aux 
vieilles  filles  d'Angleterre  -.  tantôt  coiffée  d'un  turban,  ou  armée 
d'une  houlette  ;  vêtue  en  Amaryllis  ou  en  sultane  ;  suivie  d'une 
caraérière  qui  se  ccmformait  aux  fantaisies  de  sa  maîtresse  et 
adoptait  une  diversité  de  costumes  toujours  analogues  à  ceux 
dont  miss  Topham  avait  fait  choix  ;  ce  couple  excitait  l'admira- 
tion universelle  et  arrêtait  les  regards  de  tous  les  passants 
étonnés.  Sa  double  excentricité  n'échappa  point  au  jeune  Ma- 
thews .  qui  commençait  déjà  sa  collection  d'originaux.  Il  les  pa- 
rodia et  perdit  leur  protection.  Ses  articles  de  critique  eurent 
moins  de  succès  que  ses  caricatures  :  il  s'empara  de  la  Prin- 
cesse de  Clètes,  roman  de  M^^e  de  La  Fayette  ,  la  traduisit  pour 
une  Revue,  crut  un  moment,  dit-il ,  que  l'Europe  entière  pen- 
sait à  lui ,  et  fut  très-affligé  quand  ce  rêve  se  dissipa,  quand  il 
apprit  que  son  nom  était  aussi  obscur  qu'auparavant  et  qu'on  ne 
le  classait  pas  encore  au  nombre  des  Dryden,  des  Pope  ou  des 
Fielding.  Alors  il  se  rejeta  sur  le  théâtre  ,  de  tout  le  poids  d'un 
amour-propre  blessé. 

Un  de  ses  amis,  nommé  Lichtfield,  passionné  comme  lui 
pour  l'état  d'acteur,  lui  propose  de  rompre  enfin  les  barrières 
qui  séparent  leurs  jeunes  talents  de  la  publicité  et  de  la  gloire. 
On  s'arrange  avec  le  directeur  du  théâtre  de  Richmond,  qui  per- 
met aux  deux  aspirants  de  monter  sur  ses  planches,  moyennant 
la  somme  de  vingt  guinées.  C'était  tout  leur  petit  pécule.  Ils 
choisissent  Richard  III ,  drame  de  Shakspeare ,  qui  se  termine, 
comme  on  sait ,  par  un  combat  singulier.  Mathews  avait  pris 
des  leçons  d'escrime  et  tirait  vanité  de  son  adresse.  Au  lieu  de 
se  contenir  dans  les  bornes  imposées  par  l'action  du  drame ,  le 
voilà  qui  pousse  des  bottes ,  crible  de  coups  son  adversaire  , 
l'accule  sur  la  coulisse,  n'écoute  pas  son  murmure  plaintif: 
«  J'en  ai  assez!  »  et  prolonge  une  heure  entière  le  martyre 
du  pauvre  Lichtfield.  «  Finissez-en  donc  avec  lui,  cria  un 
paysan;  s'il  a  la  vie  trop  dure,  prenez  un  pistolet  et  achevez-le  I  » 
3  26 


306  REVL'fc  l)t  PARIS. 

Ici  commence  l'odyssée  burlesque  et  misérable  de  Tacteur 
nomade.  Il  résiste  aux  volontés  de  son  père  et  quilte  Londres 
pour  Dublin,  riche  de  quelques  guinées  el  d'une  promesse  de 
directeur,  qui  devait  le  \ici^-(tT proportionnellement  à  son  suc- 
cès :  triste  marché  dont  notre  héros  fut  la  dupe.  C'était  bien 
réchanlillon  le  plus  complet,  c'est-à-dire  le  plus  mince  et  le 
plus  transparent  de  l'Anglais  asthmatique;  il  n'avait  que  le 
souÊfle ,  el  sa  bourse  n'était  guère  plus  solide  que  lui-même. 
Mais  rame  de  l'artiste ,  l'esprit  d'aventure,  l'amour  de  la  nou- 
veauté .  le  soutenaient  ;  c'était  à  la  fois  un  acteur,  un  observa- 
teur, un  aventurier;  s'il  ne  s'agissait  que  d'une  mtdiocrilé  de 
coulisses  ,  allant  tenter  fortune  eu  pi  ovince  ,  les  Mémoires  de 
Mathews  seraient  peu  intéressants  et  nous  ne  les  analyserions 
pas.  A  peine  débarqué  à  Dublin  ,  il  voit  qu'il  a  rais  le  pied  dans 
un  nouveau  monde;  ce  jargon  bizarre,  ces  expressions  figurées, 
ces  hyperboles  populaires,  piquent  sa  curiosité  et  lamuseut 
beaucoup.  Certains  esprits  vivent  pour  la  curiosité;  la  lanterne 
magique  de  rhuraauilé,  ses  couleurs  bigarrées  et  ses  figures 
diverses  les  séduisent  et  les  charment.  Cervantes,  Richardson 
el  Lesage  ont  dû  savourer  délicieusement  cette  vie  de  spectateur 
passif .  assistant  à  la  grande  farce  du  monde.  L'acteur  d'un 
ordre  supérieur  se  rapproclie  de  ces  intelligences  observatrices,- 
au  lieu  de  reproduire  et  de  commenter  le  ridicule  par  des  mots, 
il  liraile  par  des  gestes  et  se  transforme  à  son  gré  :  talent  rare. 
La  plupart  des  acteurs  vivent  de  tradition,  non  d'observation. 
Ils  remplacent  par  Tiiabitude  des  planches  la  connaissance  des 
hommes.  Ainsi  n'était  pas  né  Mathews. 

Mais  son  talent  lui  coûta  cher;  quel  chagrin  pour  lui  de  ne 
pouvoir  développer  encore  cette  verve  et  cette  pénétration  mi- 
miques !  Il  s'est  engagé  pour  tout  faire  :  il  lui  faut  accepter 
des  rôles  insignifiants  et  vulgaires.  Dans  une  comédie  intitulée 
le  Citoyen,  il  y  avait  un  certain  rôle  d'amant ,  rôle  clieville, 
s'il  en  fut  jamais,  et  dont  la  seule  utilité  consistait  à  nouer  la 
pièce  par  quelques  mots  de  galanterie  adressés  à  l'héroïne.  On 
donne  à  Mathews  une  culotte  courte  beaucoup  trop  courte  ,  un 
gilet  jaune  beaucoup  trop  long,  un  habit  rouge  râpé  dont  le 
poignet  lui  vient  au  coude,  un  coiffeur  qui  lui  poudre  une  queue 
magnifique ,  un  chapeau  à  plumet ,  et  on  le  lance  sur  la  scène. 
Vous  savez  quelle  figure  c'était  j  vous  connaissez  sa  bouche  obli- 


REVUE  DE  PARIS.  307 

quement  fendue ,  son  allure  d'apprenli ,  son  corps  mince  et 
aplati,  et  sa  physionomie  qu'on  ne  peut  regarder  sans  rire. 
Imaginez  quelque  chose  de  plus  diaphane  que  Potier  et  une 
physionomie  aussi  gravement  grotesque  que  la  sienne.  L'audi- 
toire de  Dublin,  naturellement  orageux,  entre  dans  la  gaieté 
la  plus  folle  qui  se  puisse  imaginer  :  «  Dites  donc ,  moitié 
d'homme,  lui  crie  en  patois  un  paysan,  qu'atez-tous  fait  de 
votre  autre  moitié?  Pourquoi  ne  l'avez-vous pas  apportée?  » 
Un  autre  recommande  à  l'actrice  de  ne  pas  souffler  trop  fort, 
afin  de  ne  pas  renverser  Mathews.  L'actrice  imite  la  galerie;  le 
parterre  imite  l'actrice  ,  et  tout  le  monde  se  moque  de  l'amant. 
Mathewî  tient  tête  à  l'orage.  C'est  une  des  qualités  indispen- 
sables de  l'acteur  et  de  l'homme  politique,  de  ne  rien  craindre, 
de  se  faire  une  cuirasse  de  bronze  ,  de  s'avancer  au  milieu  des 
sifflets  et  des  éclats  de  rire.  L'un  et  l'autre  marchent  sur  des 
planches  brûlantes;  la  délicatesse  et  la  susceptibilité  les  ren- 
draient inutiles  et  à  jamais  incapables.  Cette  première  épreuve 
du  pauvre  Mathews ,  à  peine  sorti  de  la  maison  paternelle .  était 
un  peu  dure,  il  est  vrai.  Il  en  fut  malade.  Mais  il  apprit  à  tout 
braver;  le  baptême  de  feu  était  subi. 

Ciiailes  Mathews  n'était  pas  au  bout  de  ses  peines.  Le  direc- 
teur ne  le  paya  pas;  il  fallait  vivre  à  Dublin.  Mathews  vécut  à 
peu  près  de  l'air  du  temps.  «  Combien  de  fois,  dit  sa  veuve, 
m'avoua-t-il  qu'une  journée  sans  déjeuner  avait  succédé  à  une 
journée  sans  dîner  !  Sa  flûte  et  son  violon  le  consolaient,  et  il 
étudiait  ses  rôles,  entre  un  morceau  de  pain  et  une  bourse 
vide.  Enfin ,  un  beau  jour,  son  bote  le  mit  à  la  porte ,  ou ,  pour 
m'exprimer  avec  plus  de  justesse,  il  ferma  la  porte  sur  Mathews, 
Le  pauvre  acteur  revenait  du  théâtre;  il  souleva  inutilement  le 
marteau.  L'hôte,  en  bonnet  de  coton  .  mit  la  tète  à  la  fenétie  , 
lui  déclara  qu'il  gardait  le  violon  du  débiteur,  et  le  pria  d'aller 
chercher  ailleurs  un  asile,  n  Un  barbier  charitable  recueillit 
l'exilé  ;  il  continua  ,  comme  il  put,  ^n  stérile  et  maigre  appren- 
tis.sagç.  Singulier  courage  !  La  maison  de  son  père  peut  s'ou- 
vrir à  lui  et  lui  donner  abri  contre  la  misère  et  la  faim;  il  ne 
veut  pas  y  rentrer;  il  continue,  affronte  les  sifflets  des  Irlan- 
dais, les  refus  pécuniaires  du  directeur,  et  supporte  tout, 
pourvu  que  le  théâtre  et  les  coulisses  le  protègent.  Il  lui  faut 
les  planches  j  qu'il  les  touche  seulement ,  et  il  oublie  qu'il  n'a 


308  REVUE  DE  PARIS. 

pas  dîné.  On  le  voit  errer  de  Dublin  à  Swansea ,  et  de  Swansea 
à  York,  obscur,  méprisé,  riant,  soumettant  l'humanité  à  son 
observation  caustique ,  toujours  affamé ,  et ,  chose  assez  cu- 
rieuse, heureux;  heureux  comme  on  l'est  d'une  passion  qui 
devient  une  étude  ,  et  d'une  étude  qui  devient  une  passion.  Pour 
s'achever,  il  prend  femme  ;  une  femme  souffrante,  attaquée  de 
consomption  ,  et  qui  n'a  rien.  Imprudente  et  mélancolique  his- 
toire de  l'artiste ,  absorbé  dans  son  art ,  multipliant  les  fautes 
de  conduite  ,  et  marchant  droit  au  malheur,  sans  regarder  au- 
tour de  lui.  Ce  talent,  de  nature  profonde,  ne  pouvait  percer 
et  se  développer  qu'avec  le  temps  ;  il  n'imitait  pas,  il  créait  ;  il 
n'escamotait  pas  le  succès ,  il  l'étudiait.  Le  public  avait  besoin 
de  s'accoutumer  à  Mathews.  Encore  ne  pouvait-il  le  former,  ce 
public  mobile;  et  son  originalité,  son  étude  approfondie ,  sa 
finesse  d'observation  ,  qualités  perdues  ,  s'éclipsaient  au  milieu 
des  acteurs  de  métier,  de  convention  et  d'habitude ,  possesseurs 
du  succès ,  maîtres  des  sympathies  du  public.  Jetez ,  je  vous 
prie,  un  regard  de  pitié  et  de  douleur  sur  cette  redoutable 
quarantaine  à  laquelle  l'homme  de  talent  est  soumis  !  Plus  ce 
talent  ressort  de  l'instinct ,  s'éloigne  du  lieu  commun,  cherche 
la  vérité  ,  plus  il  a  de  peine  à  se  faire  jour. 

La  plupart  des  directeurs  et  des  amateurs  niaient  Mathews , 
parce  qu'il  ne  ressemblait  pas  à  ce  qu'ils  connaissaient.  Le  di- 
recteur du  théâtre  d'York  ,  Tate  Wilkinson  ,  autre  original , 
déclara  que  le  jeune  homme  n'avait  de  succès  à  espérer  que 
derrière  un  comptoir.  La  première  fois  que  ce  directeur  l'avait 
reçu  dans  son  cabinet ,  Tate  qui  s'occupait  à  polir  et  à  nettoyer 
une  boucle  d'acier  donnée  par  Garrick ,  boucle  de  soulier  qu'il 
portait  dans  les  grandes  occasions ,  leva  à  peine  les  yeux  vers 
le  nouveau  venu  : 

«  Comment  vous  appelez-vous  ? 

—  Mathews. 

—  Ah  !  ah  !  bonjour,  moosieur  Mothers. 

—  Monsieur,  mon  nom  est  Mathews. 

—  Vous  venez  de  me  le  dire.  Ah  çà ,  vous  êtes  singulière- 
ment long  :  quelle  perche!  Vous  êtes  trop  grand j  mon  cher, 
pour  les  petits  emplois. 

—  Il  est  vrai  que  je  suis  très-maigre  ! 

—  Comment  diable  avez-vous  le  courage  d'oser  vivre? 


REVUE  DE  PARIS.  30» 

—  Je  fais  de  mon  mieux  pour  cela. 

—  Et  vous  marcliez  ? 

—  A  peu  près. 

—  Vous  êtes  bien  hardi.  Ah  çà  ,  monsieur  Mordews ,  le  pre- 
mier coup  de  sifflet  va  vous  renverser. 

—  Je  lâcherai  de  ne  pas  le  mériter. 

—  Vous  tâcherez!  Garrick,   le  grand  Garrick.  a  été  sifflé  j 
entendez-vous ,  monsieur  Motitagne  ! 

—  Mathews ,  s'il  vous  plaît. 

—  Comme  vous  voudrez,  monsieur  Mathieu  Montagne  ! 

—  Ce  ne  sont  pas  là  mes  noms. 

—  Avez-vous  de  la  mémoire,  monsieur  Mattocks! 

—  Oui ,  monsieur,  et  je  me  nomme  Matheivs  ! 

—  Nous  verrons  cela.  Avez-vous  femme  et  enfants? 

—  Oui,  monsieur! 

—  Tant  pis  ,  monsieur  Montaigu  !  »  ' 
Ce  Taie  était  bien  cruel.  Mathews  fit  contre  fortune  bon 

cœur,  et  se  soumit  aux  lyranniques  volontés  de  l'impertinent. 
Bénies  soient  les  bonnes  âmes  ,  qui  épargnent  le  dédain  et  éco- 
nomisent l'insulte  envers  les  débutants  ,  dans  toutes  les  carriè- 
res !  Ces  âmes  ont  quelque  chose  de  noble ,  de  généreux  et 
d'honnête  dans  leur  nature  :  Talma  et  Gœlhe,  Paësiello  et  Ru- 
bens  ne  se  permettaient  pas  l'insolence  qu'un  sous-précepleur 
ou  un  directeur  de  marionnettes  prodiguent;  petits  despotes, 
que  Shakspeare  a  flétris;  Nérons  en  herbe,  Tibères  de  basse- 
cour,  aussi  abominables  que  les  tyrans  dont  l'histoire  a  conservé 
les  noms.  Hélas  !  il  y  a,  dans  la  vie  privée,  des  férocités  impu- 
nies, et  des  bassesses  inconnues,  dont  personne  ne  fait  justice. 
Notre  pauvre  acteur  philosophe  plie  la  tète;  il  finit,  en  veil- 
lant, en  jeûnant,  en  étudiant,  en  redoublant  de  sacrifices  et 
d'efforts ,  par  s'assurer  uu  revenu  de  vingt  et  quelques  francs 
par  semaine.  Tate  VVilkinson  commence  à  convenir  qu'il  est 
utile,  et  qu'on  peut  se  servir  de  lui  dans  l'occasion.  C'est  quelque 
chose  de  gagné  ;  mais  le  chapitre  des  finances  présente  encore 
d'énormes  embarras.  Les  impositions  personnelles  réclament  de 
Mathews  le  montant  de  leur  créance  ,  qui  dépasse  de  quelques 
guinées  le  revenu  de  l'acteur  nomade.  11  s'avise  d'un  expédient 
comique  ;  sur  un  énorme  cahier,  il  établit  la  liste  des  dépenses 
exigées  par  sa  profession,  et  prouve  qu'elles  diminuent  effroya- 

26. 


510  REVUE  DE  PARIS. 

blement  la  somme  de  ses  gains.  Les  membres  du  comité  des  im- 
positions lisent  gravement  cette  pancarte  :  «  perruques  rondes , 
perruques  rousses  ,  perruques  noires,  perruques  vertes  pour  les 
naïades,  perruques  jaunes  pour  les  jocrisses  5  puis  douze  pages 
de  souliers  ;  quarante  itetn  de  moustaches  multicolores  ;  toutes 
les  sortes  de  rouges ,  parfumeries  à  n'en  plus  finir...  »  Jamais 
document  pareil  n'avait  été  soumis  aux  membres  du  comité.  Leur 
gravité ,  d'abord  trompée  par  le  sérieux  apparent  de  l'énumé- 
ration,  finit  par  être  déconcertée  ;  ils  éclatèrent  de  rire  et  biffè- 
rent le  nom  de  Mathews. 

Ainsi ,  malgré  le  besoin  et  la  douleur  ,  l'acteur  comique  faisait 
de  sa  pauvre  vie  une  comédie  perpétuelle  5  il  faut  lire  dans  ses 
mémoires  le  récit  original  de  ces  mille  petits  déboires  sur  les- 
quels sa  vive  sagacité  s'exerçait  et  qui  domptaient  sa  mauvaise 
biimeur. 

Il  y  a  avait  cependant  bien  de  la  mélancolie  au  fond  de  tout 
cela  ;  M"o  Mathews  s'en  allait  mourante  ;  elle  ne  quittait  plus  le 
lit.  L'acteur  étudiait  ses  farces  auprès  du  chevet  de  la  poitri- 
naire à  l'agonie.  Dans  la  même  troupe  (Mathews  se  trouvait  à 
York),  une  actrice  belle,  encore  jeune,  miss  Jackson,  spiri- 
tuelle et  bien  accueillie  du  public ,  avait  acquis  beaucoup  d'in- 
fluence sur  l'esprit  delà  mourante, qui  l'affectionnait  particuliè- 
rement. Miss  Jackson  ne  tarda  pas  à  vivre  dans  l'intimité  du 
ménage,  beaucoup  plus  liée  avec  la  femme  qu'avec  le  mari. 
Un  jour  ,  c'était  peu  de  temps  avant  sa  mort,  M™^  Mathews  la 
pria  de  venir  la  voir;  la  mourante  semblait  aller  mieux;  elle 
se  leva  sur  son  séant  ,  parla  de  ses  affaires  et  de  celles  de 
son  mari ,  montra  beaucoup  de  lucidité  d'esprit,  et  fit  appro- 
cher M.  Mathews  de  son  lit.  Là  se  passa  un  scène  intéres- 
sante que  miss  Jackson  elle-même  a  racontée  et  qui  dépasse, 
pour  la  singularité  pathétique ,  beaucoup  d'inventions  roma- 
nesques. 

«  Je  me  sens  mieux,  dit  la  mourante  ;  et  la  cause  de  mon 
état  meilleur,  c'est  la  révélation  que  je  suis  déterminée  à  vous 
faire.  Je  sais  que  toute  l'habileté  du  monde  ne  me  sauverait  pas  ; 
ce  que  je  regrette  avant  tout ,  c'est  de  laisser  sur  la  terre  mon 
mari  si  jeune,  qui  se  remariera  sans  doute,  peut-être  à  une 
femme  incapable  de  comprendre  les  qualités  de  son  cœur  et  de 
son  esprit.  Cette  idée  me  fait  mourir  très-malheureuse ,  et  à 


REVUE  DE  PARIS.  311 

mesure  que  ma  maladie  augmente  j'en  ressens  plus  vivement  les 
angoisses.  » 

—  «  Celte  préface  nous  affligeait  beaucoup,  dit  miss  Jackson, 
et  nous  nous  regardions  l'un  l'autre  avec  anxiété.  Elle  s'arrêta  , 
fatiguée  qu'elle  était  d'avoir  parlé ,  et  reprit  ensuite  :  «  Je  ne 
puis  espérer  vivre  longtemps.  C'est  peur  moi  un  devoir  de  vous 
ouvrir  mon  cœur.  L'amertume  de  mes  derniers  moments  s'ac- 
croit ,  lorsque  je  pense  à  l'isolement  complet  dans  lequel  je  vais 
laisser  mon  cher  mari.  Remplissez  donc  mes  derniers  désirs,  et 
promettez-moi  de  ne  pas  tromper  l'espoir  d'une  femme  mou- 
rante. »  Alors  la  poitrinaire  prit  la  main  de  son  mari ,  la  plaça 
dans  la  mienne,  porta  nos  deux  mains  unies  à  ses  lèvres  pâles 
et  tremblantes ,  et  nous  convia  ,  de  la  manière  la  plus  solen- 
nelle ,  à  devenir  époux  après  sa  mort.  11  serait  impossible  de 
décrire  notre  étonnement  et  notre  embarras,  à  tous  les  deux.  Je 
n'avais  jamais  ressenti  pour  M.  Mathews  qu'une  amitié  très-sin- 
cère ,  sans  aucun  mélange  d'un  sentiment  plus  vif.  Lui-même, 
honteux  de  l'étrange  situation  dans  laquelle  il  se  trouvait  placé, 
désapprouva  hautement  et  même  durement  l'intention  que  sa 
femme  venait  de  manifester.  Je  tombai  à  genoux  aux  pieds  du 
lit ,  la  priant  de  me  pardonner ,  et  l'assurant  qu'il  m'était  ira- 
possible  de  me  soumettre  à  ses  désirs.  Elle  reprit  que  j'avais 
tort  et  qu'elle  était  bien  certaine  que  c'était  là  le  seul  moyen  de 
préparer  le  bonheur  des  deux  êtres  qu'elle  aimait  le  mieux  au 
monde.  Je  résistai  jusqu'au  bout,  ainsi  que  M.  Mathews,  et  je 
n'oubliai  rien  pour  la  calmer.  Depuis  cette  époque ,  mes  rela- 
tions avec  son  mari  devinrent  plus  froides  qu'auparavant ,  et 
nous  nous  évitâmes  mutuellement.  » 

Cette  scène  touchante,  à  laquelle  je  n'enlève  point  sa  couleur 
primitive,  décida  de  la  destinée  du  pauvre  Mathews.  En  dépit  de 
sa  répugnance  à  contracter  un  mariage  aussi  bizarre,  il  devint, 
au  bout  d  une  année ,  le  mari  de  miss  Jackson  ;  sa  prospérité 
date  de  celte  époque. 

Londres  l'accueillit  ;  le  Hay-Market  retentit  enfin  des  applau- 
dissements dus  à  ce  comédien  consommé  ;  on  finit  par  compren- 
dre celte  piquante  et  énergique  originalité  d'un  talent  auquel  il 
ne  suffisait  pas  d'obéir  aveuglément  à  un  rôle,  mais  qui  repro- 
duisait des  types  et  transformait  son  art  en  philosophie.  Gêné 
par  la  réplique ,  et  comprenant  qu'il  avait  en  lui  assez  de  force 


312  REVUE  DE  PARIS. 

native  pour  accomplir  seul  et  sans  aide  rûnitation  parfaite  des 
ridicules,  à  laquelle  il  aspirait ,  il  inventa  ses  Jt  Home,  repré- 
sentations à  huis  clos  et  à  un  seul  acteur,  dont  nous  avons  déjà 
parlé.  Un  M.  Arnold,  habile  spéculateur,  devina  le  parti  que  l'on 
pourrait  tirer  d'un  tel  homme,  en  l'affermant  pour  sa  vie  entière, 
et  en  se  chargeant  de  tous  les  périls  de  l'entreprise,  dont  l'en- 
trepreneur se  réservait  les  bénéfices.  Arnold  n'avait  pas  d'autres 
frais  à  faire  que  de  payer  le  logement  de  Mathews,  et  de  lui  ser- 
vir une  petite  rente.  Quant  à  Mathews,  véritable  artiste  sans 
prévoyance,  il  s'engageait  corps  et  âme,  et  consentait  à  payer  un 
dédit  considérable  de  200  livres  sterling,  pour  toutes  les  soirées 
où  il  négligerait  ou  refuserait  de  jouer.  Arnold  usa  de  son  droit 
avec  une  sévérité  de  planteur.  Mathews  devint  son  esclave,  sa 
victime,  son  nègre.  Il  ne  put  se  donner  désormais  un  seul  jour 
de  repos;  il  vit  Arnold  accumuler  les  bénéfices,  et  resta  lui-même 
dans  la  situation  médiocre  qu'il  s'était  ménagée  et  qui  ne  pou- 
vait s'accroître.  Tout  le  monde  croyait  à  Londres  que  Mathews 
faisait  fortune.  lien  faisait  bien  une,  mais  c'était  celle  d'Arnold. 
Enfin,  l'ennui,  le  chagrin,  la  fatigue,  l'irritation,  le  mirent  à 
deux  doigts  de  sa  perte  ;  cette  maladie  pensa  priver  Arnold  de 
la  mine  qu'il  exploitait.  Arnold  sentit  sa  faute;  et,  ne  voulant 
pas  tuer  la  poule  aux  œufs  d'or,  il  donna  un  peu  plus  de  liberté 
à  Mathews.  Mathews  en  usa  pour  visiter  l'Amérique  et  le  con- 
tinent, pour  enrichir  sa  galerie  de  portraits  vivants,  et  pour 
écrire  le  commencement  de  ses  spirituels  et  agréables  mémoires 
que  sa  veuve  a  continués. 

L'auteur  de  ces  lignes  a  vu  Mathews  à  Londres  en  1819.  Ce 
n'était  pas  un  acteur  ;  ce  n'était  pas  un  auteur  comique  ;  ce  n'é- 
tait pas  un  peintre  de  caricatures  ;  mais  un  produit  mixte  et  fort 
curieux  de  la  civilisation  anglaise  ,  de  l'observation  anglaise  et 
de  l'analyse  minutieuse  dont  ce  pays  a  donné  tant  de  modèles. 
Doué  de  la  perception  comique  la  plus  vive  et  la  plus  pénétrante, 
et  d'un  talent  mimique  fort  rare,  sa  pénétration  ne  s'arrêtait  pas 
à  la  surface;  son  instinct  était  créateur;  son  observation  était 
personnelle.  Il  a  longtemps  remplacé ,  par  ses  caricatures  ex- 
cellentes, la  comédie  qui  manquait  à  l'Angleterre.  Au  lieu  d'é- 
crire des  romans,  il  les  faisait  vivre  ;  au  lieu  de  dessiner  ses  por- 
traits, il  venait  prendre  place  dans  le  cadre.  L'étude  de  cet  ar- 
tiste singulier  nous  a  semblé  d'autant  plus  intéressante,  que  la 


REVUE  DE  PARIS.  313 

France  acUielle  ,  soumise  à  l'infliience  de  ses  mœurs  nouvelles 
d'analyse  et  d'examen,  se  rapproche  aujourd'hui  du  mêmegenre 
d'observation  froide  et  d'imitation  ironiquement  détaillée,  qui 
caractérirait  Charles  Mathews. 

^  Philarète  Chasles. 


LA  LITTÉRATURE 


SOUS 


RICHELIEU    ET  MÂZÂRIN. 


II. 
iiCUDERY. 


II  semble,  sans  prendre  toutefois  l'assertion  en  un  sens 
absolu,  qu'après  cette  poésie  lyrique  et  populaire  qu'on  retrouve 
plus  ou  moins  originale  ,  mais  presque  toujours  destinée  à 
l'oubli ,  dans  les  civilisations  naissantes  ,  il  semble  que  les  litté- 
ratures d'imitation  sont  souvent,  à  l'époque  qui  précède  leur 
plus  grand  développement ,  comparables  aux  littératures  de 
décadence  et  de  déclin  :  même  exagération,  même  tendance  au 
Irait,  même  préoccupation  de  la  forme.  Le  tact  littéraire,  le 
goût,  si  l'on  veut,  manque  absolument  dans  l'art.  On  confond 
dans  une  égale  admiration  les  génies  purs  ,  achevés  et  nourris  , 
les  poètes  brillants,  mais  mélangés,  et  même  les  écrivains 
affectés  et  déclamateurs  5  puis  on  est  conduit  comme  fatalement 
à  n'imiter,  à  ne  reproduire  que  ceux-ci.  11  en  a  été  ainsi  chez 
les  Latins  aussi  bien  qu'en  France.  A  Rome,  les  premiers 
tragiques  s'attachent  moins  à  Sophocle  qu'à  Euripide,  plus 
accessible  par  ses  défauts;  phis  tard,  Catulle  imite  Callimaque, 


REVUE  DE  PARIS.  315 

Cicéron  traduit  Aratusj  Virgile  même,  dans  sa  première  ma- 
nière, demande  des  inspirations  à  Euphorion  et  à  Moschus.  La 
littérature  du  commencement  du  xviie  siècle  nous  semble 
pouvoir  être  rapprochée,  dans  son  procédé,  de  ce  premier 
mouvement  dans  l'art  latin.  Pendant  que  le  génie  du  règne  de 
Louis  XIV  se  cherchait  encore,  on  vit  la  répétition  de  celte 
emphase,  de  ces  jeux  de  mots  puérils,  de  ces  traits  brillants ,  de 
cette  érudition  raffinée  dont  les  poètes  alexandrins  avaient,  sur 
certains  points ,  donné  Texemple.  Moins  la  pureté  et  le  charme 
de  la  forme ,  il  y  a  au  fond  plus  de  rapports  qu'on  ne  le  pourrait 
croire  entre  le  poëme  de  Callimaque  sur  la  chevelure  de 
Bérénice  transformée  en  comète,  et  la  mètainoi'phose  des 
yeux  de  Philis  en  astres  par  l'abbé  deCerisy.  Sous  Louis  XllI 
aussi,  on  s'attache  plus  aux  écrivains  delà  décadence  qu'à  ceux 
du  siècle  de  Périclès  et  d'Auguste.  L'abbé  de  Marolles  médite 
déjà  la  traduction  de  Martial ,  Brébeuf  versifie  Lucain ,  le  pré- 
sident Chalvet  et  Du  Ryer  reproduisent  Sénèque.  Malherbe 
même  préfère  de  beaucoup  Stace  à  Virgile  ,  comme  VAminte 
du  Tasse  à  la  Divine  Comédie. 

On  a  souvent  reproché  à  M'^e  de  Scudery  d'avoir  déguisé  les 
Romains  de  la  république  en  beaux  esprits  de  la  Fronde  occupés 
à  faire  des  madrigaux.  Le  tableau  eût  été  vrai  cependant, 
comme  Ta  remarqué  M.  Patin  ,  si  elle  l'eût  placé  non  dans  un 
temps  où  régnait  encore  la  vieille  et  sauvage  austérité  latine, 
mais  seulement  à  l'époque  du  deuxième  Brutus  5  les  hommes  les 
plus  considérables  d'alors,  le  collègue  de  Marins  lui-même, 
s'occupaient,  comme  on  le  fit  sous  Richelieu  et  Mazarin,  de 
poésies  amoureuses,  et  se  distinguaient  par  une  culture  agréable 
et  fleurie.  Sans  attacher  plus  d'importance  qu'il  ne  convient  à 
ce  rapprochement ,  on  peut  remarquer  qu'outre  l'analogie  litté- 
raire, il  y  avait  la  même  urbanité  exquise  de  mœurs,  le  même 
charme  raffiné  dans  les  rapports,  la  même  corruption  voilée 
sous  le  veinis  brillant  d'une  société  polie.  Mais  au  point  de 
vue  de  l'art ,  il  faut  l'avouer,  nous  fûmes  moins  bien  servis  que 
Rome.  Sur  le  sol  grec  le  mauvais  goût  ne  pouvait  pousser  de 
profondes  racines,  au  lieu  que  chez  les  Romains,  que  nous 
imitions ,  la  langue  et  la  littérature  avaient  décliné  prompte- 
ment. 
J'admire  et  je  respecte  trop  les  lettres  latines  pour  chercher 


316  REVUE  DE  PAFxïS. 

dans  les  conleinporains  de  Catulle  quelques  points  de  compa- 
raison avec  récrivain  qui  est  l'objet  de  celle  étude.  S'il  y  a 
quelque  analogie  entre  les  poëtes  de  Richelieu  et  de  Mazarin 
et  les  poules  de  la  fin  de  la  république,  l'avantage  esl  à  coup 
sûr  du  côté  de  Rome ,  et  Ton  ne  peut  sérieusement  rappeler  que 
le  génie  sévère  de  Corneille  debout  au  seuil  du  siècle  de 
Louis  XIV,  comme  Lucrèce  au  début  du  siècle  d'Auguste.  Ce 
serait  faire  injure  à  la  littérature  latine  que  de  chercher  en  elle 
des  similitudes ,  même  éloignées  ,  avec  Scudery.  Pour  trouver 
dans  l'anliquité  un  parent  de  l'auteur  ù'Alaric ,  il  ne  faut  pas 
interroger  l'histoire,  mais  demandera  Piaule  les  fanfaronnades 
sans  fin,  les  amusantes  jactances  de  son  Miles  Gloriosus.  Sans 
avoir  tué  sept  mille  hommes  à  lui  seul,  sans  avoir  d'un  coup  de 
poing  cassé  la  jambe  d'un  éléphant  comme  le  Pyrgopolicines  du 
comique  latin  ,  Scudery  doit  conserver  avant  tout,  en  histoire 
littéraire  ,  son  caractère  de  capitan  et  de  matamore. 

La  famille  de  Scudery  était  ancienne  et  tirait  son  origine  de 
Sicile.  Elle  suivit  les  princes  de  la  maison  d'Anjou,  vint  s'établir 
à  Apt ,  et  durant  les  troubles  religieux  du  xvie  siècle,  embrassa 
ardemment  le  parti  catholique.  L'aïeul  de  Scudery  se  prononça 
en  faveur  de  Charles  IX  contre  les  huguenots  de  Provence ,  et 
son  père,  qui  fut  lieutenant  de  roi  au  Havre  ,  tandis  que  Brancas 
y  gouvernait  au  nom  de  la  Ligue,  épousa  la  fille  du  seigneur 
de  Brilly  (1).  Je  ne  sais  si  cette  lieutenance  fut  conservée  sous 
Henri  IV;  mais  les  parents  de  George  de  Scudery  demeurèrent  au 
Havre  durant  le  règne  de  ce  prince,  car  c'est  là  que  naquit  l'au- 
teur d'Jlaric,  en  1601.  George  passa  une  partie  de  sa  jeunesse 
à  Apt,  sans  doute  dans  la  famille  de  son  aïeul ,  et  ses  premiers 
essais  poétiques  furent  inspirés,  sous  le  ciel  provençal,  par 
une  jeune  el  gracieuse  personne,  W^^  Catherine  de  Rouyère,  qui, 
peu  sensible  sans  doute  à  la  passion  du  poète  ,  épousa  depuis  à 
Aix  un  M.  dePigenat.  Scudery  avait  cependant  en  celle  circon- 
stance prodigué  ces  extravagantes  démonstrations  d'amour  que 
V^strée  et  l'engouement  espagnol  avaient  mises  à  la  mode. 
Ainsi,  au  retour  d'un  voyage  de  Normandie  ,  il  venait,  la  nuit, 

(l)Voir  les  i\/c/;îc>irej  de  Nlceron,  tom.  XY,  la  Bibliothèque  fran- 
çaise de  Goujet,  tom.  XVII,  les  Historiettes  de  Talkmant  des  Réaux, 
tom.  V. 


REVUE  DE  PARIS.  317 

avant  de  rentrer  daus  Apt,  clianter  sous  les  croisées  de  sa  belle 
de  mauvais  vers  de  sa  façon.  C'était  la  préface  naturelle,  c'était 
le  prélude  en  action  de  tous  ces  récits  amoureux,  de  tous  ces 
sentiments  exagérés  et  ridicules  q^i'il  transporta  depuis  au 
Ihéàtre.  Devant  écrire  des  rôles  d'amour,  il  avait  essayé  de  la 
passion;  il  lui  fallait  encore  entrer  dans  le  métier  des  armes 
pour  justifier  en  quelque  chose  ces  allures  martiales,  ces  rodo- 
montades de  soldat  qui ,  introduites  dans  la  littérature,  allaient 
tout  à  l'heure  lui  créer  un  renom.  Charpentier  assure  que 
Scudery  n'a  jamais  commandé  d'autres  troupes  que  celles  de 
l'Hôtel  de  Bourgogne  et  du  Marais ,  et  quelques  autres  bandes 
de  comédiens  de  campagne  (1).  C'est  là  une  exagération  mé- 
chante. On  ignore  si  la  jeunesse  de  Scudery  avait  été  remplie 
par  ces  voyages  auxquels  il  fait  souvent  allusion ,  ou  consacrée 
à  la  vie  militaire  dont  il  s'est  tant  glorifié  depuis.  Mais  ce  qu'il 
y  a  de  sûr,  c'est  qu'en  1G29  ,  dans  la  guerre  de  Piémout ,  où 
Louis  XIII  intervint  contre  les  Espagnols  en  faveur  de  Chailes 
de  Gonzague,  il  commanda  réellement  un  régiment,  et  se  dis- 
tingua. Le  duc  de  Saint-Aignan  l'ayant  présenté  plus  lard  à 
Louis  XIV,  comme  écrivain,  Turenue  vint  se  mêler  à  la  conver- 
sation, et  adressa  au  poète  ce  compliment  outré  sans  doute, 
mais  flatteur  :  «  Je  donnerais  volontiers  tout  ce  que  j'ai  fait  pour 
la  retraite  de  M.  de  Scudery  au  PasdeSuze.«  Soit  préoccupation 
littéraire  déjà  ,  soit  dégoût  du  métier  de  la  guerre ,  Scudery 
ne  paraît  pas  avoir  pris  part  à  cette  expédition  au  delà  du  Irailé 
avec  le  duc  de  Savoie.  Il  avait  vingt-huit  ans  alors ,  et  n'en 
était  pas  sans  doute  à  ses  débuts  poétiques.  Mais  le  temps  venait 
de  se  décider,  de  choisir  l'une  ou  l'autre  carrière,  et  de  se  faire 
un  nom.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  Scudery  abandonna  les 
annes,  et,  en  ses  regrets,  voulant  rester  fidèle  à  ses  goûts  de 
soldat,  il  porta  dans  les  lettres  les  habitudes  de  vanterie  mili- 
taire, les  fanfaronnades  de  régiment. 

Théophile  de  Viaud,  que  Scudery  avait  peut-être  connu  dans 
sa  jeunesse,  était  mort  en  IG20  ,  et  ses  scandaleuses  aventures 
avaient  laissé  peu  d'amis  à  sa  mémoire.  L'édition  de  ses  œuvres 
restait  incomplète,  et  il  y  avait  quelque  générosité  à  braver 
l'opinion  publique  et  à  recueillir  ces  ouvrages  posthumes.  Un 

(1)  Carpenleriana,  Paris,  1711,  iii-12,  pag.  110. 

3  27 


ÔI8  REVUE  DE  PARIS. 

libraire  de  Rouen  pria  Sciidery,  dont  le  nom  était  encore  inconnu, 
d'accepter  le  rôle  d'éditeur  ,  et  le  jeune  capitaine  des  guerres  du 
Piémont,  gardant  sa  rapière  et  ses  moustaches  du  Pas  de  Suze  , 
fit  précéder  les  nouvelles  poésies  de  Théophile  d'une  préface  (1) 
qui  se  terminait  ainsi  :  «  Je  ne  fais  pas  difficulté  de  publier  hau- 
tement que  tous  les  morts  ni  tous  les  vivants  n'ont  rien  qui 
puisse  approcher  des  forces  de  ce  vigoureux  génie  ;  et  si  parmi 
les  derniers  il  se  rencontre  quelque  extravagant  qui  juge  que 
j'offense  sa  gloire  imaginaire ,  pour  lui  montrer  que  je  le  crains 
autant  que  je  l'estime ,  je  veux  qu'il  sache  que  je  m'appelle 
DE  ScuDERY.  «  D'Artiguy  le  traite  à  cette  occasion  de  vrai  bala- 
din du  Parnasse,  comme  Tallemant  des  Réaux  le  surnomme 
mâche-laurier.  Renouveler  en  France  ces  manières  chevaleres- 
ques que  Cervantes  venait  de  ridiculiser  dans  Don  Quichofe  , 
se  montrer  tour  à  tour  flatteur ,  bravache  et  homme  à  bonnes 
fortunes,  comme  le  Falstaff  récemment  créé  par  Shakspeare, 
accepter  les  traditions  du  miles  glorfosus  antique ,  du  capilan 
italien  ,  du  matamore  espagnol ,  s'inspirer  avant  tout  du  traité 
de  Brantôme  sur  les  rodomontades ,  c'était  le  rôle  que  Scudery, 
sans  s'en  douter  peut-être  ,  allait  jouer  dans  la  littérature  ,  sous 
Louis  XIII  et  Anne  d'Autriche.  Tout  le  monde  sait  les  vers  de 
Boileau  : 

Bienheureux  Scudery  dont  la  fertile  plume 

Peut  tous  les  mois  sans  peine  enfanter  un  volume  ! 

Tes  écrits,  il  est  vrai,  sans  art  et  languissants, 

Semblent  être  formés  en  dépit  du  bon  sens, 

Mais  ils  trouvent  pourtant,  quoi  qu'on  en  puisse  dire, 

Un  marchand  pour  les  vendre  et  des  sots  pour  les  lire. 

Je  suis  très-loin  d'appeler  de  cet  arrêt  qui  a  sauvé  seul  de 
l'oubli  le  nom  de  l'auteur  d'Âlaric.  Sans  que  Scudery  ait  écrit 
autant  de  volumes  que  le  ferait  supposer  la  sortie  de  Despréaux, 
sans  qu'il  ml  perforé  force  gens  sur  le  pré,  ainsi  que  le  lit  un 
peu  plus  tard  Cyrano  de  Bergerac,  je  veux  lui  laisser  comme 
poëte,  malgré  les  éloges  de  ses  contemporains ,  comme  soldat , 

(l)Voird'ArligDy,  il/e'woirej  d'histoire  et  de  littérature,  Paris,  1749, 
in-12,  tom.  VI,  pag.  334. 


REVUE  DE  PARIS.  319 

malgré  le  mot  de  Turenne ,  la  place  obscure  qu'il  occupe  ,  qu'il 
mérite  et  qui  lui  restera. 

Scuilery  revint  de  la  guerre  du  Piémont ,  et  se  fixa  à  Paris  en 
1650,  l'année  même  de  la  mort  de  Hardy,  de  ce  fécond  impro- 
visateur, qui  avait  si  longtemps  occupé  le  théâtre  en  maître,  et 
brillé  au  moins  par  l'imagination,  sinon  par  le  talent  poétique. 
Hardy  laissait  un  grand  renom ,  et  l'admiration  devait  lui  rester 
jusqu'à  ce  que  surgît,  pour  tout  effacer,  le  nom  glorieux  de 
Corneille.  En  1039  ,  dans  son  Discours  de  la  tragédie,  Sarasin 
disait  encore  que ,  bien  qu'il  se  servît  de  Pégase  comme  d'un 
hippogriffe ,  il  avait  tiré  la  tragédie  du  milieu  de  la  rue.  Scudery, 
ambitionnant  l'héritage  dramatique  de  Hardy,  suivit  donc  ses 
traces,  w  11  a  .  disait-il  de  lui,  un  puissant  génie  et  une  veine 
prodigieusement  abondante  ;  il  est  plein  de  facilité  et  de  doc- 
trine ,  et  quoi  qu'en  veuillent  dire  ses  envieux  ,  il  est  certain  que 
c'était  un  grand  homme  ;  seulement  il  avait  trop  de  part  à  la 
pauvreté  de  sa  profession,  et  c'est  ce  que  produit  l'ignorance  de 
notre  siècle  et  le  mépris  de  la  vertu.  »  Scudery  prit  donc  Hardy 
pour  modèle ,   et  il  l'imita  en  tout ,  par  malheur  aussi  dans  ses 
infortunes  pécuniaires.  Corneille  venait  de  débuter  par  Mélite; 
Roli  ou .  âgé  de  vingt-deux  ans  ,  avait  à  peine  imprimé  sa  pre- 
mière pièce;  Boisrobert ,  Desmarets  ,  Du  Ryer,  étaient  encore 
inconnus  à  la  scène  ;  Mairet  et  Monléon  ne  semblaient  pas  des 
rivaux  bien  redoutables.  Scudery  rêva  donc  une  royauté  drama- 
tique qui  paraissait  facile,  et,  s'il  attaque  tout  à  l'heure  le  Cid 
avec  violence ,  c'est  que  le  génie  dominateur  de  Corneille  vien- 
dra meure  pour  toujours  obstacle  à  ses  prétentions  dramatiques. 
Quand  Scudery  donna  Lygdamon  ^  en  1651,  le  théâtre  subis- 
sait des  influences  bien  diverses.  D'un  côté  les  mystères  du 
moyen  âge  et  même  les  dits  des  trouvères  ne  rencontraient  plus 
çà  et  là  que  de  rares  interprètes  comme  Grandcbamp,  Thullin, 
et  un  peu  plus  tard  Ballhasar  Baro ,  tous  ces  poêles  oubliés  , 
dont  l'excellent  livre  du  duc  de  La  Vallière  est  le  curieux  mar- 
tyrologe; d'autre  part  les  pastorales  italiennes,  comme  VAminte 
du  Tasse,  y  auraient  volontiers  introduit  les  formes  langoureu- 
ses de  l'idylle.  Toutefois  les  deux  sources  principales  du  drame, 
auxquelles  puisa  également  Corneille,  mais  dont  l'une  seulement 
persista  sous  louis  XIV,  c'étaient  d'abord  r«//i6/o<y//o  espagnol 
avec  ses  amours,  ses  jalousies,  ses  duels,  ses  déguisements,  ses 


320  REVUE  DE  PARIS. 

prisons  et  ses  naufrages  ;  plus  la  tragédie  classique ,  s'inspirant 
tour  à  tour  de  Tantiquilé  ou  de  la  Bible ,  et  se  préoccupant  plus 
du  style  et  des  caractères  que  du  fracas  de  Taction.  Un  théâtre 
national,  puisant  dans  notre  histoire,  eût  mieux  valu  sans  doute 
que  tout  cela  ,  mais  entre  l'imitation  étrangère  et  l'imitation  de 
l'antiquité,  entre  le  triomphe  de  Sophocle  et  celui  de  Lope  de 
Vega,  il  n'y  avait  pas  à  hésiter.  Scudery,  dont  l'esprit  médiocre, 
entreprenant  et  faux ,  ne  faisait  pas  d'ailleurs  toutes  ces  dis- 
tinctions ,  se  laissa  emporter  au  courant  des  impulsions  drama- 
tiques diverses ,  et  dans  ses  créations  variées  ,  se  tint  toujours 
loin  du  monde  réel,  et  en  je  ne  sais  quelle  sphère  de  convention 
qui  n'a  même  pas  la  vraisemblance.  A  côté  des  types  antiques 
comme  Agrippine,  transformée  en  pédante  de  ruelle,  comme 
Brutus  changé  en  rhéteur  débitant  des  allusions  louangeuses  à 
Richelieu  ,  ce  sont  tour  à  tour  des  amoureux  alanguis  qui  n'ont 
gardé  des  bergeries  italiennes  que  la  fadeur  prétentieuse,  ou 
des  amants  fanfarons  toujours  prêts  à  tomber  en  garde  ,  et  par- 
lant de  leur  martyre  la  main  sur  le  j)ommeau  de  la  rapière. 

La  tragi-comédie  de  Lygdatnon ,  écrite  dans  un  style  bîen 
éloigné  de  V ordinaire ,  fut  jouée  en  1651.  Dès  l'ouverture  de  la 
scène,  Lygdamon  déclare  son  amour  à  Sylvie  ,  cet  oiseau  de 
proie  qui  se  noiirrit  de  cœurs  ^  et  il  s'établit  entre  eux  un  sin- 
gulier dialogue,  dont  voici  quelques  vers  : 

SYLVIE. 

Que  l'aspect  est  plaisant  de  cette  forêt  sombre! 

lygdamon! 
C'est  où  votre  froideur  se  conserve  dans  l'ombre. 

SYLVIE. 

Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  si  beau  que  les  cieux. 

LYGDiMON. 

Eh  quoi  !  votre  miroir  ne  peint-il  pas  vos  yeux? 

SYLVIE. 

Que  le  bruit  des  ruisseaux  a  d'agréables  charmes  ! 

LYGDAMOX. 

Pouvez-vous  voir  de  l'eau  sans  penser  à  mes  larmes? 

SYLVIE. 

Je  cherche  dans  les  prés  la  fraîcheur  des  zéphyrs. 

iygda:mon. 
Vous  devez  ce  plaisir  an  vent  de  mes  soupirs. 


REVUE  DE  PARIS.  321 

SYLVIE. 

Que  d'herbes, que  tle  fleurs  vont  bigarrant  les  plaines! 

LYGDAÎIOX. 

Le  nombre  est  plus  petit  que  celui  de  mes  peines. 

STLTIE. 

Les  œillets  et  les  lis  se  rencontrent  ici. 

LVGDAyON. 

Oui,  sur  votre  visage,  et  dans  moi  le  souci . 

Après  bien  des  soupirs  et  de  fades  désespoirs,  Lygdamon 
quitte  Sylvie  et  s'éloigne  pour  cherclier  la  mort  dans  les  com- 
bats. Mais  Lydias,  également  malheureux  dans  ses  amours  et 
dans  ses  duels ,  court  le  monde  comme  Lygdamon,  afin  de  dis- 
traire sa  peine.  Par  un  singulier  jeu  du  hasard,  LygJamon  et 
Lydias  se  ressemblent  au  point  que  chacun  les  confond.  Leurs 
maîtresses  les  confondent  comme  tout  le  monde.  Lygdamon  est 
heureux  amant.  Mais  tout  à  coup  on  vient  Tarrèter,  et  il  apprend 
non  sans  surprise  qu'il  est  accusé  d'avoir  tué  en  duel  l'un  des 
principaux  personnages  du  pays.  Comment  se  justifier?  Il  va 
boire  le  poison  pour  échapper  au  supplice,  et  à  la  honte  d'avoir 
trompé  une  femme  avec  un  faux  nom.  La  pastorale  tourne  au 
tragique;  mais  Lydias  paraît  avec  Sylvie.  La  reconnaissance  est 
des  plus  touchantes.  Chacun  reprend  ses  affections  premières 
sans  trop  songer  au  désagrément  de  la  méprise,  et  la  pièce  se 
termine  par  un  tableau  général  d'amour  et  de  bonheur.  Pour 
rendre  tout  ceci  plus  probable,  il  est  bon  de  remarquer  que  la 
scène  se  passe  à  Rhotomage ,   du  temps  de  Mérovée.  Quoique 
Grégoire  de  Tours  et  Frédégaire  n'eussent  pas  deviné  ces  ber- 
geries ,  la  pièce  eut  un  grand  succès.  Scarron,  Rotrou,  Corneille 
lui-même,  félicitèrent  le  poète  sur  son  beau  génie,  et  l'on 
trouva  partout  qu'Apollon  et  Scudery  se  ressemblaient  comme 
Lygdamon  et  Lydias.  Tous  ces  éloges  furent  reproduits  en  tète 
de  la  pièce,  selon  l'habitude  du  temps,  avec  un  sonnet  de  l'au- 
teur, où  il  défie  Jupiter  de  inettre  ses  écrits  en  poudre. 

La  réussite  de  Lygdamon  donna  accès  à  Scudery  auprès  de 
Richelieu,  et  le  poète,  heureux  de  cette  protection,  devint  l'un 
des  chantres  habituels  et  des  tîatleurs  lyriques  du  grand  homme. 
Il  débuta  dans  cette  voie,  deux  années  après  sa  première  pièce 
de  théâtre,  par  un  très-raédiocre  poème  intitulé  ie  Temple.  La 

27. 


322  REVUE  DE  PARIS. 

fiction  de  Scudery  ne  va  pas  au  delà  d'un  voyage  dans  l'île  de 
la  Renommée.  C'est  à  Marseille  que  l'auteur  s'embarque,  et  il  se 
garde  bien,  en  bon  Français,  de  toucher  en  Espagne  pendant  la 
traversée.  Tempête  traduite  d'Ovide,  souvenirs  mythologiques 
de  l'âge  d'or,  traditions  des  éternelles  délices  des  îles  Fortunées, 
rien  de  tout  ce  qui  est  su  et  deviné  d'avance  ne  manque  à  ce 
poème.  Un  temple  magnifique  sélève  dans  l'île  à  la  gloire  de 
Richelieu  ;  le  nom  du  cardinal  est  inscrit  au  fronton,  et  sur  les 
parois  sont  représentées  les  prises  d'armes  du  règne  de  Louis  XIII. 
Le  poète  en  compte  toutes  les  colonnes,  toutes  les  pierres  : 

Ce  ne  sont  que  festons,  ce  ne  sont  qu'astragales. 

Le  vers  de  Boileau  se  retrouve  textuellement  dans  le  Temple. 
On  dirait  un  toisé  d'architecture  mis  en  vers,  et  rehaussé  çà  et 
là  de  ces  finesses  officielles  que  certaines  villes  débitaient  alors 
aux  entrées  des  princes ,  en  offrant  encore ,  suivant  des  tradi- 
tions près  de  s'effacer,  les  cruches  d'hypocras,  ou  l'avoine  dans 
les  picotins  fleurdelisés. 

L'année  suivante,  le  siège  de  Nancy  et  le  glorieux  retour  du 
cardinal  après  ses  victoires  de  Lorraine,  fournirent  à  Scudery 
une  nouvelle  occasion  de  flatterie.  Il  compoi^aune  longue  épître 
héroïque  où  la  politique  dominatrice  de  Richelieu  est  exaltée  de 
toute  manière.  La  royauté  du  monarque,  effacée  par  celle  du 
ministre,  se  trouve  rejetée  au  second  plan,  dans  une  sphère  so- 
lennelle encore,  mais  inactive  : 

Dans  le  corps  de  l'Etat  tiens  la  place  du  cœur, 

dit-il  au  cardinal.  Cependant  les  préoccupations  militaires  et  po- 
litiques n'absorbent  pas  tellement  Scudery  qu'il  ne  trouve  en- 
core le  temps  de  recommander  les  lettres  à  Richelieu,  de  lui  dire 
qu'Apollon  est  de  sa  coniiaissance,  et  qu'il  doit  caresser  les 
neuf  sœurs ,  et  enfin  de  se  vanter  lui-même  par  occasion.  Le 
cardinal  écouta  la  voix  du  poëte,  car  un  an  après  l'Académie 
fut  fondée ,  mais  Scudery  n'y  put  être  compris  dès  l'abord  ;  il 
était  trop  peu  connu  encore ,  bien  qu'en  parlant  de  sa  muse,  il 
eût  dit  à  Richelieu  : 


REVUE  DE  PARIS.  323 

Son  amour  la  fit  tienne,  et  tu  l'as  acceptée  ; 
Mais  sa  gloire  est  acquise,  et  non  pas  méritée. 
Aux  bords  de  l'Océan  un  dieu  vint  l'animer 
Pour  faire  plus  de  bruit  que  les  flots  de  la  mer. 
D'une  ardeur  héroïque  on  la  voit  enflammée  ; 
Aussi  bien  que  Minerve  elle  naquit  armée  ; 
Et,  fille  d'un  soldat,  elle  prend  ses  ébats 
A  chanter  les  hauts  faits  au  sortir  des  combats. 

Je  ne  sais  si  tout  cet  étalage  de  succès  guerriers  et  poétiques 
plaisait  beaucoup  au  public  du  règne  de  Louis  XIII,  mais  il  est 
sûr  que  le  sourire  venait  déjà  sur  bien  des  lèvres  à  l'occasion  de 
ces  naïves  impudences.  Scudery  ayant  fait  graver  son  portrait 
avec  ces  vers  : 

Et  poète  et  guerrier, 
Il  aura  du  laurier, 

ce  disUque  fut  insolemment  parodié  delà  sorte  : 

Et  poète  et  gascon, 
11  aura  du  bâton. 

Scudery  se  consola  vite  par  sa  vanité  de  celte  légère  disgrâce. 
Après  quatre  années  d'interruption,  il  était  d'ailleurs  revenu  au 
théâtre,  en  I600  ,  et  semblait  vouloir  s'y  vouer  désormais  avec 
suite  et  persistance.  Bien  que  Du  Ryer  eût  demandé  à  Scudery  la 
permission  de  mettre  des  vers  à  sa  louange  en  tète  du  Trom- 
peur puni,  afin  de  devenir  immortel,  celte  pièce  n'eut  pas  le 
même  succès  que  Ly^gdamon.  C'est  une  mauvaise  intrigue  de 
jalousie,  sans  plan  arrêté,  qui  se  passe  tour  à  tour  en  Angle- 
terre et  en  Danemarck,  et  qui  n'a  pas  le  moindre  intérêt.  Il  y  eut 
de  vives  censures.  Mais  un  jeune  poêle,  Chandeville,  dont  Scu- 
dery publia  plus  tard  les  œuvres  posthumes,  se  déclara  en  cette 
querelle  le  soutien  et  le  second  de  l'auteur,  et  prolesta  dans  une 
incroyable  préface  contre  les  injustices  de  la  critique.  Scudery 
a,  il  est  vrai,  écrit  que,  si  Lygdamon  avait  fait  pleurer  les  plus 
beaux  yeux  du  monde,  le  lyonipeur  puni  avait  ému  la  cour  ei 
la  ville.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  assertion  bienveillante  du  poole 
en  faveur  de  son  amour-propre  blessé.  Scudery  prit  bientôt  sa 


ZU  REVUE  DE  PARIS. 

revanche,  et  voulut,  la  même  année,  essayer  d'une  gloire  nou- 
velle par  la  Comédie  des  Comédiens.  C'est  un  tableau,  bien  in- 
complet sans  doute,  mais  parfois  assez  vrai,  de  la  misère  gri- 
voise des  acteurs  ambulants.  Pauvres  acteurs  !  les  places  sont  k 
huit  sous;  l'arlequin  et  le  tambour  courent  vainement  la  ville, 
débitant  force  pasquinades  et  battant  la  caisse  pour  annoncer 
la  représentation.  Il  est  des  jours  où  la  recelte  s'élève  à  peine  à 
douze  livres.  Qu'arrive-t-il  de  là?  Chacun  traite  les  actrices  en 
facile  conquête;  on  leur  rend  de  fréquentes  visites,  ne  dùl-on 
trouver  chez  elles  qu'un  coffre  pour  s'asseoir.  C'est  à  qui  aura  le 
bonheur  de  leur  mettre  des  mouches.  Celte  vie  toujours  incer- 
taine du  pain  du  lendemain  a  pourtant  son  charme  ,  charme  en- 
traînant, irrésistible  même,  et  c'est  là  la  morale  de  la  pièce.  In 
oncle  riche  et  grondeur,  qui  veut  déshériter  son  neveu  parce 
qu'il  est  comédien,  finit  par  s'enrpler  lui-même  dans  la  troupe, 
et  joue  avec  lui  les  bergers.  Cette  facilité  de  Scudery  à  passer 
i]es  stances  tragiques  aux  lazzis  d'arlequin,  fut  grandement  ad- 
mirée. Mais  il  en  revint  bientôt  à  la  dignité  du  cothurne,  car  le 
slyle  pompeux,  à  ce  qu'il  dit,  lui  coûtait  moins  que  le  populaire, 
et  le  poème  grave  attirait  toule  son  inclination. 

La  tragi-comédie  d'Orante  surpasse  en  ridicule ,  en  grotes- 
ques détails  les  compositions  précédentes.  Isimandre,  la  prin- 
cesse de  ce  drame  ,  est  un  composé  de  lis  et  de  roses ,  d'albàlre, 
de  corail ,  de  perles  et  de  rubis  ;  c'est  une  de  ces  nymphes  qui 
changent  les  fleuves  en  Pactole  rien  qu'en  y  trempant  leurs 
cheveux.  Deux  cents  amours  sont  uniquement  occupés  à  baiser 
ses  traces ,  et  le  soleil  disparaît  et  pâlit  aussitôt  qu'elle  se  mon- 
tre. Duels  sans  motifs  ,  enlèvements  provoqués  par  les  femmes, 
stances  mélancoliques  à  l'objet  vainqueur ,  tout  contribue  à  faire 
de  celte  pièce  un  modèle  achevé  de  sottise  prétentieuse.  Les  éva- 
nouissements y  sont  fréquents;  mais  Scudery  procède  à  la  dé- 
faillance d'une  manière  tout  à  fait  nouvelle.  La  belle  Isimandre, 
poursuivie  par  un  amour  qui  l'importune,  et  contrariée  dans 
ses  affections  les  plus  vives ,  s'est  fait  saigner  pour  alléger  son 
mal.  Elle  paraît  sur  la  scène  le  bras  en  écharpe  ,  répète  des  stro- 
phes à  l'amour ,  et  saisie  tout  à  coup  d'un  grand  élan  de  passion, 
lève  l'appareil ,  retire  doucement  la  compresse  ,  et  s'assied  pour 
mourir.  Mais  on  arrive  au  moment  même;  les  assistants,  fort 
émus,  s'empressent  de  renouer  les  linges;  Isimandre  remercie 


REVUE  DE  PARIS.  325 

poliment  tandis  que  la  toile  se  baisse.  Cela  était  joué  moins  d'une 
année  avant  le  Cid ,  et  cependant  Scudery  a  écrit  qu'0>a?i/e 
avait  tiré  des  pleurs  des  yeux  du  peuple  et  des  plus  beaux  yeux 
de  la  terre.  Je  ne  sais  s'il  devinait,  par  un  secret  instinct ,  l'ap- 
proche de  la  pièce  de  Corneille  et  la  création  d'un  théâtre  nou- 
veau, mais,  en  1636,  il  redoubla  d'efforts,  et  ses  drames  se 
succédèrent  avec  rapidité. 

La  scène  du  Faasal  généreux  se  passe ,  comme  celle  de 
Lygdamon ,  sous  la  première  race.  Un  guerrier,  qui  voit  sa 
maîtresse  près  de  lui  être  ravie  par  le  fils  d'un  roi  dont  il  a  servi 
la  cause,  conserve  néanmoins  pour  son  maître  le  respect  iiu 
vassal  ;  et  quand  le  peuple  mutiné  l'appelle  au  trône,  il  abdique 
aussitôt  pour  rendre  la  couronne  à  son  rival ,  qui ,  de  son  côté, 
lui  rend  sa  maîtresse.  Bien  qu'on  soit  encore  sous  les  Franks, 
fort  loin  de  la  chevalerie  et  de  la  féodalité  ,  Scudery,  qui  s'in- 
quiète peu  de  l'histoire,  chausse  l'éperon  et  fait  donner  l'acco- 
lade à  ses  acteurs.  Ces  redoutables  aventuriers  sont  bien  encore 
parfois  tentés  de  ravir  de  force  les  femmes  qu'ils  aiment  ;  mais 
ce  ne  sont  là  que  des  instincts  comprimés  de  leur  nature  réelle. 
Ils  se  fondent  d'habitude  en  tendres  délices ,  écrivent  avec  leur 
sang  des  serments  d'amour ,  et  échangent  des  bagues  et  des 
mouchoirs. 

Le  Prince  déguisé  ne  vaut  guère  mieux  que  le  Fassal  géné- 
reux. Au  dire  de  l'auteur,  cette  pièce  eut  cependant  le  plus 
grand  succès  et  fît  longtemps  les  délices  et  la  passion  de  la  cour. 
Toutes  les  femmes  en  voulaient  savoir  les  stances  par  cœur,  et, 
en  JC57,  l'abbé  d'Aubignac  en  trouvait  encore  l'intrigue  fort 
belle  (1).  Les  frères  Parfait  n'y  voient  avec  raison  que  l'œuvre 
d'un  insigne  harboiiilleur.  C'est  un  long  et  difficile  imbroglio, 
dont  il  serait  presque  impossible  de  donner  l'analyse.  Une  loi 
de  Sicile  veut  que ,  si  une  fille  du  roi  est  séduite ,  le  premier 
des  amants  qui  a  déclaré  son  amour  soit  conduit  à  la  mort. 
Comme  dans  le  drame  de  Scudery  les  amoureux  veulent,  par 
générosité,  être  tous  deux  coupables,  on  s'en  remet  au  combat 
de  Dieu  ;  la  jeune  princesse  est  vaincue ,  et  la  tragi-comédie  finit 
par  un  mariage.  Ce  duel  ridicule  est  la  seule  chose  remarquable 
de  ce  drame.  Sous  Louis  XllI,  une  description  de  tempête,  au 

(1)  Pratique  du  Tl.^àlrr.  Paris,  1657,  m-4".  parj.  80. 


326  REVUE  DE  PARIS. 

premier  acte,  était  très-admirée.  Scudery ,  qui  tenait  fort  à  se 
créer  une  réputation  de  voyageur  intrépide  ,  soigne  en  effet  avec 
une  minutieuse  attention  le  récit  des  périls  de  mer.  Il  se  plaît 
aux  éclairs  qui  ceignent  la  mer  d'une  écharpe  de  feu,  et  s'ap- 
plique surtout  à  laisser  croire  qu'il  écrit  de  souvenir.  Chaque 
pièce  a  son  naufrage  ou  sa  bataille.  Dans  le  Fils  supposé ,  la 
scène  s'ouvre  par  un  bulletin  de  combat  naval.  A  quel  propos? 
je  ne  sais  ,  car  cette  comédie  empruntée  ,  contre  l'habitude,  à  la 
vie  commune,  n'a  rien  que  de  très-calme  et  de  fort  bourgeoise- 
ment tranquille.  Une  jeune  fille  s'introduit ,  travestie  en  homme, 
dans  la  maison  du  père  de  son  amant ,  afin  d'obtenir  un  con- 
sentement de  mariage;  elle  joue  ie  rôle  de  fils,  et  la  ruse  est 
facile,  car  Almédor,  envoyé  jeune  en  Bretagne,  et  par  consé- 
quent inconnu  de  son  père  ,  avait  eu  soin  de  l'instruire  des  diffé- 
rents secrets  de  famille.  Séduits  par  tant  de  grâces  ,  d'esprit,  de 
bonnes  façons ,  et  instruits  enfin  du  mystère  ,  les  parents  con- 
sentent au  mariage.  Cette  pièce  fut  fort  applaudie  ;  la  conduite 
en  est  régulière,  mais  le  dialogue,  comme  toujours ,  manque  de 
naturel  et  d'esprit ,  et  l'action  est  à  chaque  instant  brisée  par 
les  changements  continuels  de  lieux  dans  le  même  acte. 

Scudery,  plus  contenu  dans  la  Mort  de  César  j  fut  cependant 
moins  heureux.  Rien  ne  put  sauver  ce  drame  ,  ni  les  flatteries  à 
Richelieu,  ni  les  allégories  lyriques  du  prologue ,  où  le  Tibre, 
qui  est  venu  voir  la  Seine ,  se  met  à  genoux  devant  elle  et  lui 
débite  force  compliments.  L'auteur  dit  dans  sa  préface  qu'il 
redoute  les  Brutus  du  public,  et  qu'il  place  sa  tragédie  sous  la 
sauvegarde  du  cardinal.  Tel  est  même  son  désir  de  plaire  au 
ministre  et  de  le  flatter  en  ses  penchants  politiques ,  qu'il  met 
dans  la  bouche  de  Brutus  l'éloge  de  la  monarchie. 

Oui,  je  liens  que  sans  crime 
On  ne  peut  renverser  un  trône  légitime, 

dit  le  meurtrier  de  César ,  déguisé  en  courtisan.  Malgré  quelques 
passages  vrais ,  quelques  tirades  faciles ,  exemptes  même  de 
prétention,  celte  pièce  était  trop  ennuyeuse  pour  réussir.  Didon, 
qui  suivit  de  près,  et  que  Scudery  avait  traduite  de  Virgile, 
«  parce  que  le  pays  latin  était  trop  loin  de  la  France  pour  y 
faire  voyager  les  dames ,  »  Didon  se  ressentit  du  malheur  de 


REVUE  DE  PARIS.  327 

César.  Les  acclamations  y  furent  un  peu  froides  j  l'auteur  l'avoue 
en  ayant  soin  d'ajouter  que  le,s  motifs  de  cette  froideur  ne  le 
regardent  pas. 

Découragé  de  ces  essais  classiques  mal  accueillis ,  Scudery 
revint  à  ses  premières  inspirations  ,  à  la  nouvelle  espagnole ,  et 
emprunta  de  Cervantes  le  sujet  de  l'Amant  libéral.  La  scène 
se  passe  sur  la  terre  musulmane,  entre  le  Grand  Seigneur,  un 
cadi,  quelques  pachas,  Léandre,  gentilhomme  sicilien  enlevé 
par  des  corsaires  ,  et  Léonice,  sa  maltresse.  Le  cadi  arme  un 
vaisseau  pour  conduire  Léonice  dans  une  île  déserte  et  en  abuser 
à  loisir  j  les  pachas ,  de  leur  côté ,  informés  de  ce  dessein  ,  équi- 
pent une  galère  ,  sur  laquelle  on  embarque  Léandre.  Les  deux 
partis  ne  lardent  point  à  se  rejoindre  ;  on  en  vient  aux  mains  j 
les  Turcs  se  battent  avec  acharnement.  Tout  à  coup  Léandre, 
aidé  d'un  renégat,  tombe  sur  les  combattants  épuisés,  les  tue 
jusqu'au  dernier,  et  se  sauve  en  Sicile ,  où  il  épouse  sa  maî- 
tresse. C'est  celle  pitoyable  pièce  que  nous  allons  voir  opposer 
au  Cid  par  Richelieu,  Mairet,  Claveret,  et  par  l'orgueil  de  Scu- 
dery lui-même. 

Les  débuts  de  Corneille  ,  quoique  distingués,  ne  présageaient 
pas  l'essor  qu'il  prit  tout  à  coup  dans  le  Cid.  De  Mélite  à  l'Illu- 
sion comique,  c'esl-à-dire  de  16-30  à  10-36,  rien  n'indiquait 
encore  chez  le  jeune  poète  celte  éclatante  et  inouïe  supériorité 
qui  se  révélera  tout  à  coup.  Aussi  jusque-là  Corneille  était  resté 
avec  Scudery  dans  des  rapports  de  bonne  amitié,  et  il  avait 
même  plusieurs  fois,  nous  l'avons  vu,  placé  des  madrigaux 
louangeurs  en  tête  de  ses  tragi-comédies.  De  son  côté  Scudery 
avait  loué  la  Veuve  et  cité  Mélite  avec  éloge  dans  le  prologue 
de  la  Comédie  des  Comédiens.  L'enthousiasme  universel  et 
extraordinaire  soulevé  par  l'apparition  du  Cid  blessa  profondé- 
ment, dans  leur  amour-propre  littéraire,  la  plupart  des  écri- 
vains dramatiques,  et  en  particulier  Richelieu.  Scudery,  fidèle 
à  la  cause  et  aux  sympathies  du  cardinal,  contrarié  d'ailleurs 
dans  ses  ambitions  de  suprématie  au  théâtre ,  n'hésita  pas  entre 
un  ami  et  son  orgueil  de  poète ,  entre  les  convenances  et  l'occa- 
sion de  flatter  son  maître.  Les  Observations  sur  le  Cid  ouvri- 
rent la  liste  de  ces  pamphlets  sans  nombre  que  fit  naître  l'admi- 
rable poëme  de  Corneille.  Dans  celte  brochure  violente,  Scudery, 
malgré  l'absurdité  de  l'altaque,  révèle  un  incontestable  talent 


328  REVUE  DE  PARIS. 

de  polémique  et  uue  très-remarquable  verve  de  prosateur.  Si 
l'on  ne  savait  par  cœur  les  vers  sublimes  de  Corneille ,  on  se 
surprendrait  quelquefois  à  croire  qu'il  a  raison. 

11  commence  par  déclarer  insolemment  que  ce  qu'on  prend  de 
loin  pour  une  étoile .  n'est  souvent  qu'un  vermisseau ,  et  qu'il  ne 
comprend  pas  comment,  pour  le  CicL  cette  vapeur  grossière  qui 
se  forme  dans  le  parterre  a  pu  s'élever  jusqu'aux  galeries.  Le 
sujet  est  absurde,  les  règles  de  l'art  sont  violées,  la  pièce  est 
mal  conduite;  il  n'y  a  guère  que  des  vers  détestables,  et  les 
rares  beautés  qu'on  y  rencontre  sont  des  plagiats;  telle  est  la 
thèse  insensée  que  Scudery  soutient  avec  un  esprit  acerbe  et  une 
singulière  vigueur,  dignes  d'une  meilleure  cause.  Selon  lui.  le 
comte  de  Gormas  est  un  matamore  ridicule ,  un  vrai  capitaine 
Fracasse,  dont  les  paroles  sont  plus  dignes  d'un  fanfaron  que 
d'une  personne  de  valeur  et  de  qualité.  Chimène  est  traitée  d'im- 
pudique .  de  prostituée ,  de  parricide  ,  de  monstre  ;  dans  toute  la 
pièce  enfin  les  sentiments  de  la  nature  et  les  préceptes  de  la  mo- 
rale sont  foulés  aux  pieds.  Quant  au  style  ,  bien  que  la  versiti- 
calion  soit  la  meilleure  de  l'auteur,  il  est  plein  de  pointes  et 
d'antithèses,  et  là-dessus  Scudery  fait  à  Corneille  une  longue 
querelle  de  détails ,  comme  sur  ce  vers  : 

Le  premier  dont  ma  race  ait  vu  rougir  le  front.' 

qui  lui  fait  dire  :  «  Je  trouve  que  le  front  d'une  race  est  .une 
assez  étrange  chose.  Il  ne  fallait  plus  que  dire  :  Les  bras  de  ma 
lignée  et  les  cuisses  de  ma  postérité,  v.  Cette  critique  minutieuse 
achevée,  Scudery  insère  une  cinquantaine  de  passages  de  Guil- 
lem  de  Castro  imités  par  le  poète  ,  et  il  triomphe  en  réduisant 
Corneille  au  rôle  de  traducteur  et  de  plagiaire.  L'auteur  n'est 
pas  même  épargné  dans  son  caractère  et  dans  son  honneur.  C'est 
un  orgueilleux  ([ui  se  déifie  ,  qui  parle  de  lui  comme  on  a  cou- 
tume de  parler  des  autres  ;  ce  n'est  pas  un  homme  d'éclaircisse- 
ment ni  de  procédé .  Quand  Scudery  a  ainsi  attaqué  la  personne 
et  le  livre ,  quand  il  a  fait  pour  les  défauts  du  Cid  «  comme  les 
géographes  qui  d'un  point  indiquent  une  province,  «  il  avoue 
humblement  qu'il  y  a  dans  ses  propres  ouvrages  beaucoup  de 
fautes  qu'il  ne  voit  point;  qu'on  pourrait  même,  à  sa  honte,  en 
trouver  qu'il  voit  et  que  sa  négligence  y  laisse.  S'il  a  combattu 


REVUE  DE  PARIS.  529 

le  Cidy  c'est  seulement  pour  que  Corneille  reste  le  citoyen  d'une 
belle  république  sans  en  devenir  le  tyran. 

Tout  ceci,  on  le  voit,  était  écrit  dans  un  style  furieux,  re- 
nouvelé des  injures  de  Scaliger  contre  Érasme.  Corneille  ,  qui 
de  son  côté  avait  le  sentiment  un  peu  trop  complet  de  son 
génie  ,  répondit  par  VExctise  à  Jriste  ,  où  le  passage  suivant 
tombait  droit  sur  Scudery  et  les  coteries  dont  il  s'appuyait  : 

Pour  me  faire  admirer,  je  ne  fais  point  de  ligue  ; 
J'ai  peu  de  voix  pour  moi,  mais  je  les  ai  sans  brigue  ; 
Et  mon  ambition  pour  faire  plus  de  bruit 
Ne  les  va  point  quêter  de  réduit  en  réduit. 

Je  ne  dois  qu'à  moi  seul  toute  ma  renommée  ; 
Et  pense  toutefois  n'avoir  point  de  rival 
A  qui  je  fasse  tort  en  le  traitant  d'égal. 

De  plus ,  dans  un  rondeau  fort  connu  ,  Corneille  disait  à  l'au- 
teur de  Lygdamon  : 

Qu'il  fasse  mieux,  ce  jeune  jouvencel, 
A  qui  le  Cid  donne  tant  de  martel, 
Que  d'entasser  injure  sur  injure, 
Rimer  de  rage  une  longue  imposture. 
Et  se  cacher  ainsi  qu'un  criminel. 

Plus  loin  le  Cid  est  appelé  sans  façon  un  ouvrage  immortel , 
Scudery  est  envoyé  au  diable  j  et  la  muse  qui  l'a  inspiré  ,  dans 
le  lieu  oîi  se  passe  le  quatrième  acte  du  Roi  s'amuse.  Une  foule 
de  pamphlets  se  continuèrent  sur  ce  ton  dans  les  deux  partis. 
Claveret ,  en  de  mauvais  vers ,  traita  l'auteur  du  Cid  de  sot  et 
de  corneille  déplumée.  Mairet  fut  plus  grossier  et  plus  injuste 
encore  :  «M.  de  Scudery,  dit- il ,  n'a  point  fait  de  pièces  depuis 
quatre  ans  que  Je  n'estime  plus  que  le  Cid.  Le  sieur  Corneille 
Ta,  il  est  vrai ,  défié  de  faire  mieux  ;  on  le  mettrait  bien  en 
peine  en  l'obligeant  à  faire  pis.  '^  Enfin,  aux  raisons  succédèrent 
des  deux  parts  les  injures.  Les  amis  de  Corneille  traitèrent  Cla- 
veret de  sommelier  d'une  médiocre  famille;  ils  écrivirent  qu'il 
ti^'ii  de  la  maison  de  Scudery,  et  qu'il  assistait  souvent  aux 
conférences  qui  s'y  traitaient.  Quant  à  Balzac  ,  il  intervint  fort 

28 


330  REVUE  DE  PARIS. 

spiritiielleraent  dans  la  quprelle.  Scudery  lui  avait  envoyé  ses 
Observations  ;  Balzac  le  remercia  par  une  critique  fine  et  polie, 
une  appréciation  sensée  et  malicieuse,  où  la  part  de  chacun  était 
faite.  «Vous  savez,  disait-il  à  Scudery,  que  ce  n'est  pas  d'aujour- 
d'hui que  j'estime  les  choses  que  vous  savez  faire.  J'ai  été  un 
des  premiers  qui  ai  recueilli  avec  honneur  vos  muses  naissantes, 
et  qui  battis  des  mains  lorsque  vos  premiers  essais  furent  ré- 
cités... Le  mérite  de  vos  vers  est  ignoré  de  fort  peu  de  gens, 
et  je  ne  suis  pas  le  moins  passionné  courtisan  de  voire  prose  , 
qui  a  quantité  de  grâces.  «  Ces  compliments  outrés  d'un  écrivain 
aussi  en  crédit  que  l'était  Balzac  (1)  firent  oublier  à  Scudery  les 
malignes  allusions  en  faveur  du  CicL  II  répondit  par  une  letîre 
pleine  d'éloges  emphatiques ,  où  les  raisonnements  contre  Cor- 
neille se  réduisent  à  des  métai)hores.  Balzac,  dit  Scudery,  n'écrit 
qu'avec  des  plumes  d'aigle  ,  et  on  ne  peut  concevoir  les  cékstes 
harmonies  des  bienheureux  s'ils  ne  parlent  l'admirable  langue 
de  ses  écrits. 

Cependant  Corneille,  piqué  à  bon  droit,  ne  se  tenait  pas  pour 
battu,  et  il  répondit  par  une  Lettre  /apologétique ,  où  il  veut 
bien  croire  sur  parole  à  la  vaillance  et  à  la  noblesse  de  Scudery, 
mais  où  les  chaleurs  poétiques  et  militaires  du  capitan  sont, 
ainsi  que  ses  tentations  de  gaillardise ,  vivement  ridiculisées. 
Enhardi  par  l'approbation  de  Richelieu ,  engagé  dans  son 
amour-propre,  Scudery  répliqua  par  la  Preuve  des  passages  al- 
légués dans  les  Observations  sur  le  Cid,  où  il  ne  fait  que  re- 
produire, en  les  développant,  ses  premiers  arguments.  J'ai  hâte 
de  sortir  de  celte  triste  querelle,  où  les  haines  de  la  médiocrité, 
et  aussi  les  faiblesses  orgueilleuses  du  génie,  apparaissent  dans 
toute  leur  nudité.  L'Académie  française  intervint,  à  la  demande 
de  Richelieu,  par  un  Jugement  resté  célèbre  à  juste  titre,  et 
que  les  deux  adversaires  furent  bien  forcés  d'accepter.  Cor- 
neille, toutefois,  aiguillonné  par  la  contradiction,  tenait  en  ré- 
serve une  réponse  décisive ,  bien  supérieure  à  ses  insolents 

(1)  Balzac  a"a  pas  toujours  été  aussi  indulgent  à  l'égard  de  Scudery  : 
«  0  bienheureux  écrivains  !  dit-il  ailleurs,  M.  de  Saumaise  en  latin, 
M.  de  Scudery  en  français,  vous  pouvez  écrire  plus  de  calepins  que  moi 
d'alinanachs.  Slienlieureux  tous  ces  écrivains  qui  ne  travaillent  que  de 
la  mémoire  et  des  doigts.  » 


REVUE  DE  PARIS.  331 

pamphlets;  c'était  la  publication  presque  immédiate  et  uoii  in- 
terrompue iV Horace  ,  de  Cinna  et  de  folyeucte.  Ainsi  se  véri- 
fiait à  l'avance  le  vers  de  Boileau  : 

Au  Cid  persécuté  Cinna  doit  sa  naissance. 


Corneille,  d'ailleurs  ,  mit  à  profit  un  grand  nombre  des  criti- 
ques de  Scudery  dans  les  éditions  postérieures,  et  il  se  récon- 
cilia même  plus  tard  très-sincèrement  avec  un  ennemi  ardent 
mais  loyal ,  qui  devait  devenir  son  collègue  à  l'Académie. 

Ses  succès  au  théâtre,  le  scandale  de  la  querelle  du  Cid^  l'im- 
pudence de  ses  préfaces  ,  avaient  dès  lors  fait  une  grande  répu- 
tation à  Scudery,  et  cette  réputation  l'obligeait  à  soutenir  un 
haut  ton.  Il  demeurait ,  depuis  son  établissement  à  Paris  ,  avec 
sa  sœur,  qui  voyait  beaucoup  le  beau  monde  ,  surtout  la  société 
de  M"^e  de  Rambouillet  ;  de  son  côté,  au  dire  de  Chevreau  (1), 
Scudery  se  montrait  libéral ,  aimait  l'honneur,  n'était  même  pas 
ennemi  du  faste  et  ne  se  privait  ni  du  superflu  ni  du  nécessaire 
pour  sa  curiosité  ou  pour  son  plaisir.  Par  malheur,  Scudery 
avait  plus  de  noblesse  que  de  fortune.  Il  était  question  sans  cesse, 
dans  sa  conversation  et  dans  celle  de  sa  sœur,  de  leur  maison 
ruinée,  de  l'antique  splendeur  de  leur  famille.  On  aurait  cru  , 
dit  Tallemant,  qu'ils  parlaient  du  bouleversement  de  l'empire 
grec.  Si  Walter  Scott  eût  vécu  alors,  Mi^o  de  Scudery  se  serait 
consolée  peut-être  en  lisant  la  Fiancée  de  Lammermoor.  Mais 
ces  regrets  d'un  passé  meilleur  n'egipêchaient  pas  une  gêne , 
une  pauvreté  même,  que  les  faveurs  pécuniairement  restreintes 
du  cardinal  ne  sufiSsaient  pas  à  détruire.  Les  livres  de  Scudery, 
quoique  assez  méchants ,  d'après  Des  Réaux,  se  vendaient 
bien;  mais,  selon  la  coutume  du  temps  ,  ils  étaient  très-médio- 
crement payés  par  l'éditeur  en  renom,  le  libraire  des  beaux 
esprit  d'alors  ,  Augustin  Courbé.  La  misère  de  Scudery  semble 
confirmée  par  Segrais  qui,  en  parlant  d'une  demoiselle  de  Pa- 
laiseau,  autrefois  aimée  par  Scarron  et  depuis  par  Scudery  ,  ra- 
conte que  le  pauvre  poète,  pour  la  voir  dans  le  jardin  du 
Luxembourg,  venait  de  fort  loin  avec  un  morceau  de  pain  qu'il 
mangeait  sous  le  manteau.  Dans  le  Voyage  de  Chapelle  et  de 

(1)  Chevrœana,  Paris,  1697,  in-12,  tom.  I,  pag.  28. 


352  REVUE  DE  PARIS. 

Bachaiimont,   des  précieuses  de  campagne  prennent  encore 
Scudery  pour 

Un  homme  de  fort  bonne  mine, 
Vaillant,  riche  et  toujours  bien  mis. 

La  pauvreté  de  Scudery  ne  le  rendait  pas  plus  humble ,  et  ses 
forfanteries  militaires  et  poétiques  continuèrent  tant  qu'il  écrivit. 
Je  le  trouve  encore  plus  ridicule  comme  soldat  que  comme 
pofite  ,  tant  il  mêle  ù  ses  fatuités  littéraires  de  singulières  bra- 
vades. Le  régiment  des  gardes  a  toujours  place  dans  ses  souve- 
nirs les  plus  chers.  Il  s'aime  mieux  le  panache  au  chapeau  que 
la  plume  à  la  main,  et  ce  qu'il  vante  dans  ses  aïeux,  c'est  moins 
encore  l'antiquité  de  la  race  qu'une  constante  pratique  des  camps. 
«  J'ai  compté;  dit-il,  plus  d'années  parmi  les  armes  que 
d'heures  dans  mon  cabinet  ;  j'ai  usé  plus  de  mèches  en  arquebuse 
qu'en  chandelle,  et  sais  mieux  ranger  les  soldats  que  les  pa- 
roles, et  mieux  quarrer  les  bataillons  que  les  périodes.  C'est  man- 
quer, me  dira-t-on  peut-être  ,  que  de  se  servir  à  la  fois  de  l'épée 
et  de  la  plume?  Mais  je  tiens  cette  faute  glorieuse  qui  m'est  com- 
mune avec  César.  Minerve  d'ailleurs  n'était-elle  pas  savante  et 
guerrière?»  Scudery  parle  ainsi  à  tout  propos,  dans  ses  préfaces, 
assauts  et  batailles  ,  et  telle  est  l'ardeur  de  ses  habitudes  straté- 
giques ,  qu'en  une  de  ses  stances  les  plus  amoureuses  et  les  plus 
affadies,  il  appelle  l'aurore  la  fourrière  du  jour.  Quand  on  lui 
reprochait  sa  rapidité  de  composition,  il  répondait  :  «  J'ai  ordre 
de  finir  >>  comme  s'il  se  fût  agi  d'une  redoute  à  emporter,  ou 
d'une  charge  de  cavalerie. 

L'éclatant  succès  du  Cid  était  venu  interrompre  les  beaux 
projets  dramatiques  de  Scudery.  Il  voulut  néanmoins  rentrer 
dans  la  lice  ,  et  il  donna  V Amour  Txrannique  en  1638.  Pres- 
que tous  les  biographes  ont  avancé  que  Scudery  observa  le  pre- 
mier la  règle  des  vingt-quatre  heures  dans  V Amant  Libéral , 
comme  si  la  Jephté  latine  de  Buchanan  n'était  pas  du  xvi^  siè- 
cle ,  comme  si  d'ailleurs  la  scène  de  V Amant  Libéral  ne  se  pas- 
sait pas  tour  à  tour  en  Europe  ,  en  Afrique ,  et  à  des  distances 
qui  supposent  plusieurs  jours  de  traversée.  Ce  fut  seulement 
dans  V Amour  Txrannique  que  Scudery  ,  piqué  d'honneur  sans 
doute  par  les  drames  plus  réguliers  de  Mairel  et  de  Corneille, 


REVUE  DE  PARIS.  353 

accepta  une  entrave  dont  il  s'était  moqué  à  plusieurs  reprises, 
u  Pourquoi,  avait-il  dit  dès  1654  ,  dans  la  Comédie  des  Comé- 
diens ^  si  cette  règle  est  véritable,  les  spectateurs  n'enverraient- 
il  pas  quérir  à  diner,  à  souper  et  des  lits?  »  Depuis  il  avait 
violemment  attaqué  Corneille  sur  cette  unité  exagérée  qui  lui 
faisait  accomplir  en  vingt-quatre  heures  ce  qui  aurait  été  à 
peine  supportable  en  vingt-quatre  ans.  Mais,  après  la  Sopho- 
7iisbe  et  le  Cid ,  c'était  devenu  une  idée  courante  et  de  bon  ton, 
que  d'observer  les  unités;  Scudery  fut  forcé  de  s'y  soumettre. 
<i  Je  dis  aux  jeunes  gens  de  la  cour ,  allait-il  écrire  bientôt ,  que, 
lorsqu'ils  se  contenteront  de  dire  qu'une  pièce  est  belle,  sans 
approfondir  les  choses,  leur  bonne  mine,  leur  castor  pointu  , 
leur  belle  tête,  leur  collet  de  mille  francs,  leur  manteau  court  et 
leurs  belles  bottes,  feront  croire  qu'ils  s'y  connaissent  :  mais  lors- 
que, pour  condamner  un  ouvrage,  par  une  lumière  confuse  ,  ils 
feront  un  galimatias  de  belles  paroles  et  voudront  parler  de 
règles,  d'unité  d'action  et  de  lieu,  de  vingt-quatre  heures,  de 
liaisons  de  scènes  et  de  péripétie,  qu'ils  ne  trouvent  pas  étrange 
si  ceux  qui  savent  l'art  s'en  moquent. . .  J'en  connais  de  spirituels, 
mais  tous  ceux  de  leur  cabale  ne  sont  pas  d'égale  force,  et  il  y  en 
a  qui  n'ont  que  l'épée  et  la  cape.  )>  Ainsi  à  la  cour  et  dans  le  beau 
monde  les  règles  étaient  à  la  mode;  de  là,  sans  doute,  raille 
objections  contre  les  pièces  de  Scudery  qui  ne  sentaient  pas  as- 
sez leur  Aristote,  Il  importait  donc  à  la  coterie  des  écrivains 
dramatiques  déroutés  par  le  Cid,  et  aux  amis  littéraires  du 
cardinal,  de  rétablir  sur  le  piédestal  l'écrivain  qui  le  premier 
avait  attaqué  Corneille.  Les  unités  furent  strictement  observées 
par  Scudery  dans  V Amour  Tyrannique ,  et  le  spirituel  Sarasin 
mit  en  tête  ,  sous  le  pseudonyme  de  Sillac  d'Arbois,  une  préface 
Irès-louangeuse  oîi  à  l'aide  d'axiomes  antiques  il  essaya  tant 
bien  que  mal  une  théorie  classique  du  théâtre.  Scudery  y  est 
proclamé  l'héritier  des  traditions  de  l'art  grec,  et  la  couronne 
est  déposée  sur  sa  tête  par  la  main  d'Aristote,  qui  n'eût  pas 
manqué ,  au  dire  de  Sarasin  ,  de  régler  ses  préceptes  sur  VA- 
mour  Tyrannique,  si  cette  pièce  avait  été  connue  de  son 
temps.  Il  n'est  pas  une  situation ,  pas  un  vers  qui  justifient  cette 
admiration;  cependant  elle  était  généralement  partagée,  et  le 
j)arterre  avait  été  arrosé  de  larmes.  Richelieu  appuya  ardem- 
ment le  succès  et  défendit  à  Scudery  de  répondre  aux  attaques, 

38. 


334  REVUE  DE  PARIS. 

attendu  qu'on  ne  pouvait  rien  dire  que  d'impertinent  contre  un 
ouvrage  aussi  parfait.  Fier  de  cette  approbation ,  Scudery  se 
consolait  des  critiques  chaque  jour  plus  vives  du  public  ,  et  dans 
son  imagination  exhaussait  Tart  dramatique  à  la  hauteur  des 
destinées  politiques  de  Richelieu. 

Son  y4pologie  du  Théâtre  fut  conçue  dans  le  dessein  de  re- 
lever aux  yeux  des  indifférents  et  des  dédaigneux  l'importance 
de  la  scène.  L'érudition  le  tentait  après  la  poésie,  mais  il  y 
échoua.  On  se  rappelait  trop  sans  doute  certain  passage  de  la 
préface  du  Prince  Déguisé,  où  il  avait  demandé  pardon  à  ceux 
de  la  cour  de  citer  un  mot  de  latin  ,  disant  qu'il  en  savait  peu  , 
à  la  manière  des  grands  ;  on  se  souvenait  aussi  peut-être  de 
cette  phrase  de  Corneille  :  «  Vous  vous  êtes  fait  tout  blanc  d'Aris- 
tote  et  d'autres  auteurs  que  vous  ne  lûtes  et  n'entendîtes  ja- 
mais. »  En  effet,  il  est  facile  de  s'apercevoir  que  la  science  de 
Scudery  est  due  exclusivemeut  à  cette  mémoire  de  papier,  dont 
se  moque  Montaigne  ,  et  qui  n'a  rien  de  l'érudition  de  Kaudé  et 
de  Ménage,  érudition  fine,  aiguisée,  de  longue  venue  ,  pleine 
d'allusions  et  de  traits  exquis  ,  pour  ceux  qui  savent  ou  qui  de- 
vinent. Son  vain  étalage  de  citations  antiques  l'embarrasse  sans 
cesse  dans  les  tours  exagérés  de  la  période ,  dans  l'abondance 
fatigante  de  ces  images  poétiques  ,  qu'on  retrouve  à  toutes  les 
pages  de  Costar  et  de  Camus.  Scudery,  s'il  est  possible  ,  est 
aussi  loin  de  Huet  comme  érudit ,  que  de  Corneille  comme  poëte. 

Après  l'appui  prêté  par  Richelieu  à  V Amour  Tyrannique, 
Scudery,  qui  avait  à  peu  près  dissipé  la  mince  fortune  de  sa 
sœur  et  qui  pour  vivre  était  forcé  de  traduire  les  Harangues 
de  Manzini,  devait  compter  sur  la  protection  eflBcace  du  minis- 
tre. M™e  de  Rambouillet  lui  fit  obtenir ,  vers  1640 ,  par  Tentre- 
raise  de  l'évêque  de  Lisieux  Cospeau,  le  gouvernement  du  fort 
(le  iNotre-Dame-de-la-Garde,  près  Marseille  (1).  Le  secrétaire 

(1)  Tallemant  dit,  au  contraire,  que  Scudery  eut  ce  gouvernement 
au  commencetnent  de  la  régence.  11  y  a  erreur  évidente  de  sa  part  ; 
les  "vers  sur  Noire -Dame-de-la  Garde,  cités  un  peu  plus  loin,  sont  bien 
adressés  à  Richelieu.  Tout  à  Theure  encore,  j'aimerai  mieux  croire 
Conrart  que  le  spirituel  Des  Réaux,  à  propos  d'un  brevet  de  capitaine 
de  galère  que  ne  refusa  pas  Scudery,  ainsi  que  le  prouve  sans  réplique 
le  privilège  de  XAUmc,  où  le  poëte  est  ainsi  qualifié. 


REVUE  DE  PARIS.  335 

d'État  Brienne  fit  bien  quelques  difficultés  ,  et  fut  assez  scanda- 
lisé de  confier  une  place  foiie  à  un  poète  de  l'Hôtel  de  Bourgo- 
gne j  mais  M™e  je  Rambouillet  fit  observer  que  Scipion  avait 
fait  des  comédies  ,  et  évidemment  M.  de  Brienne  n'eut  rien  à 
répondre  à  un  argument  aussi  péremptoire.  Scudery  partit  donc 
pour  la  Provence  avec  sa  sœur  ,  et  selon  le  penchant  qu'il  avait 
de  dépenser  son  argent  en  badineries ,  il  emporta  une  collec- 
tion, chèrement  payée ,  de  portraits  des  poêles  depuis  Marot 
jusqu'à  Colletet.  En  1660  ,  Chapelle  et  Bachaumont ,  dans  leur 
f^'uj'age ,  se  sont  beaucoup  moqués  de  ce  triste  et  abandonné 
fort  de  Notre-Darae-de-la-Garde  où  s'était  exilé  Scudery. 

C'est  Notre-dame-de-la-Gar  Je  , 
Gouvernement  commode  et  beau, 
A  qui  suffit  pour  toute  garde 
Un  Suisse  avec  sa  hallebarde 
Peint  sur  la  porte  du  château. 

Ils  frappent  à  la  porte,  mais  doucement ,  de  peur  de  la  jeter 
par  terre  j  puis  ils  voient  sur  une  affiche  : 

Portion  de  gouvernement 
A  louer  tout  présentement, 

El  plus  bas,  en  petits  caractères  : 

Il  faut  s'adresser  à  Paris , 
Ou  chez  Conrart  le  secrétaire, 
Ou  chez  Courbé,  l'homme  d'aÉFaires 
De  tous  messieurs  les  beaux  esprits. 

Quant  au  gouverneur,  ajoutent-ils  ,  retournant  en  cour  par  le 
coche,  il  a  emporté  la  clef  depuis  quinze  ans. 

Cette  faveur  de  Richelieu  ne  fut  pas  très-lucrative  pour  Scu- 
dery, qu'on  paya  mal.  et  le  poêle  eut  encore  besoin  des  secours 
pécuniaires  du  ministre;  au  retour  du  voyage  de  Piémont,  où  il 
lui  avait  été  permis  d'accompagner  Son  Éminence,  il  dit  sans  pé- 
riphrase : 

Oui,  sur  cette  roche  écartée, 
Si  ta  main  ne  m'y  secourait, 


336  REVUE  DE  PARIS. 

Je  serais  comme  Prométhée 
Qu'on  dit  qu'un  vautour  dévorait. 

La  faim,  ce  vautour  effroyable, 
Et  que  l'on  doit  tant  redouter, 
Avec  un  bec  impitoyable 
Y  viendrait  me  persécuter. 

Grand  duc,  ôte-moi  cet  obstacle, 
Prends  soin  d"un  soldat  qui  le  sert, 
Et  fais  par  un  nouveau  miracle 
Pleuvoir  la  manne  en  ce  désert. 

En  s'élolgnantde  Paris,  Scudery  n'avait  pas  renoncé  aux  let- 
'tres;  le  besoin,  d'ailleurs,  l'y  aurait  ramené.  Dans  des  voyages 
fréquents  et  des  séjours  de  plusieurs  mois,  de  1641  à  1644,  il  lit 
représenter  ses  cinq  dernières  tra^i-comédies  ;  mais  l'Amour 
Txranni^ue,  avait  été  comme  le  point  d'arrêt  de  ses  succès.  Il 
n'y  a  rien,  même  dans  le  théâtre  de  Scudery ,  de  plus  sot  et  de 
plus  invraisemblable  qu'Eudoa-e.  Cette  veuve  de  Valentinien  est 
forcée  d'épouser  le  tyran  Maxime  ,  meurtrier  de  son  mari  et 
usurpateur  du  trône.  Elle  appelle  à  son  secours  Genseric ,  roi 
des  Vandales.  Genseric  tue  Maxime,  et  devient  amoureux  d'Eu- 
doxe.  Mais  la  princesse  reste  insensible,  parce  qu'elle  aime  un 
chevalier  romain  nommé  Ursace  5  Genseric  alors  se  livre  à  des 
fureurs  toutes  barbares.  Il  veut,  à  chaque  scène,  /brcer  Eudoxe, 
ce  qui  lui  attire  l'épithète  de  brutal.  Mais  au  moment  où  il  va 
consommer  son  crime  sur  la  scène,  Eudoxe  met  le  feu  à  la  cham- 
bre. Genseric,  au  lieu  de  la  sauver  ,  crie  au  feu,  et  va  chercher 
du  secours.  Eudoxe,  alors,  descend  par  la  fenêtre  ;  la  maison  est 
incendiée  ;  Genseric  revient  bientôt,  il  trouve  dans  le  feu  quel- 
ques morceaux  d'os  ,  et  les  prenant  pour  ceux  d'Eudoxe  ,  il  les 
place  sous  un  dais  et  leur  rend  de  grands  honneurs.  Mais  un  in- 
connu se  présente  et  demande  à  Genseric  s'il  se  repent  de  sa 
conduite  barbare.  Le  monarque  désespéré  sanglotte  et  proteste 
de  son  amour  pour  Eudoxe  :  «  Ne  pleurez  pas,  dit  l'inconnu, 
Eudoxe  vous  sera  rendue.  «  L'impératrice  paraît  à  ces  mots  j 
Genseric  la  marie  avec  Ursace ,  et  chacun  félicite  le  Vandale  de 
ses  généreux  procédés. 

Après  Eudoxe^  Scudery  ne  procéda  plus  au  théâtre  que  par 


REVUE  DE  PARIS.  337 

chutes.  Andromire,  mauvais  imbroglio  d'amour  et  de  politique, 
dans  lequel  Jugurtha  joue  un  rôle  singulier  de  vertu  et  de  gé- 
nérosité ;  Ibrahim  ou  V Illustre  Bassa,  intrigue  de  sérail  sans 
vérité  comme  sans  intérêt;  Axiane ,  pitoyable  essai  de  tragé- 
die en  prose  5  Arminius  enfin  ,  son  chef-d'œuvre ,  comme  il 
l'appelle,  où  Germanicus  est  transformé  en  niais  qui  tremble 
devant  sa  femme,  pâle  tragédie  qui  est,  malgré  les  éloges  de  Bal- 
zac et  des  frères  Parfait,  le  dernier  terme  de  la  décadence  d'un 
homme  médiocre  :  tels  furent  les  suprêmes  efforts  d'une  car- 
rière dramatique,  ardente,  sinon  remarquable,  qui  avait  com- 
mencé en  1651,  six  années  avant  le  Cid,  et  qui  finit  en  1644, 
une  année  après  Polyeucte.  Scudery  était  venu  trop  tard  ;  il  eût 
été  le  digne  contemporain  de  Hardy,  il  fut  le  rival  ridicule  de 
Corneille. 

Dans  ses  débuts  au  théâtre,  dans  sa  pleine  maturité  ou  sa  dé- 
cadence, Scudery  méconnaît  également  l'éternelle  vérité  des 
passions  ,  les  sentiments  même  les  plus  vulgaires,  et  les  plus 
simples  données  de  l'histoire.  Que  la  scène  se  passe  en  Asie  ou 
à  Rouen ,  sous  Alexandre  ou  du  temps  de  Mérovée ,  dans  les 
mystères  du  sérail  ou  dans  le  palais  des  ducs  de  Bretagne,  les 
personnages  s'appelleront,  à  tout  hasard,  Cléandre,  Bradimante, 
Alcidor  ouNérée.Ses  amants,  romains,  chrétiens  ou  turcs,  ne  sa- 
vent donner  qu'un  même  pli  à  leur  manteau  ;  la  douleur  n'a 
pour  eux  (ju'une  formule.  Ils  parlent  sans  cesse  de  sympathie, 
d'attraction ,  de  regards  foudroyants ,  et  prennent  volontiers 
pour  tombeau  l'albâlre  du  sein  des  princesses  ou  des  bergères 
qu'ils  adorent,  car  ils  adorent  toujours  des  bergères  ou  des 
princesses.  Aux  moindres  rigueurs  ,  ils  se  plaignent  de  vertige, 
ou  de  faiblesses  dans  les  jambes;  mais  leur  désespoir  tourne,  le 
plus  souvent,  à  l'idylle  ,  et  ces  infortunés  sujets  de  l'amoureux 
empire,  qui  répèlent  des  stances  aux  échos  des  bois,  en  appuyant 
sur  leur  cœur  la  pointe  d'une  rapière,  oublient  ordinairement 
de  se  tuer,  pour  admirer  le  miel  qui  tombe  le  malin  sur  les  Heurs, 
ou  écouter  les  disputes  des  oiseaux.  Du  reste  ,  les  drames  de 
Scudery ,  tout  coupés  de  soupirs  et  de  douloureuses  exclama- 
tions, ont  un  dénoùment  pacifique,  et  les  héroïnes  les  plus  sé- 
vères finissent,  d'ordinaire,  par  s'attendrir  au  cinquième  acte. 

L'amour  dans  Scudery  est  prodigue  de  tirades  désolées,  mais 
avare  de  poison  et  de  coups  de  poignards.  H  se  venge  des  refus 


358  REVUE  DE  PARIS. 

inflexibles  par  des  eraporleinenls  d'épilhètes  ;  la  femme  qui  ré- 
siste est  un  aspic,  une  salamandre  de  glace ,  un  rocher  ;  il  me- 
nace à  tous  propos,  mais  ne  lue  jamais.  C'est  qu'en  etFet  les 
héros  de  Scudery  gardent,  même  dans  les  plus  orageux  mo- 
ments, un  singulier  fonds  de  probité.  Ils  sont  honnêtes,  prompts 
aux  généreux  sacrifices,  même  aux  immolations  impossibles,  et 
se  repentent  vite  lorsqu'ils  ont  fait  quelque  mal.  La  mythologie 
est  la  seule  religion  de  ces  drames,  comme  l'amour  contrarié  en 
est  l'unique  élément  ;  mais  cet  amour  sans  élan  et  sans  profon- 
deur ne  sait  que  languir  et  soupirer.  Il  n'a  rien  des  émouvantes 
douleurs  de  la  passion.  La  femme  aimée  dans  Scudery  n'est  pas 
la  Lesbie  antique  dont  on  implore  à  genoux  les  baisers;  ce  n'est 
pas  non  plus  la  femme  faible  et  passionnée  qui  lutte  contre  ses 
instincts,  s'effraye  décéder  et  cède  en  résistant.  C'est  Philis 
avec  ses  charmes,  l'Armande  des  Femmes  Savantes,  la  prude 
de  l'hôtel  de  Rambouillet  qui  calcule  ses  rigueurs,  se  plaît  aux 
amoureux  désespoirs ,  et  ne  consent  à  brûler  les  cœurs  que  du 
feu  des  Festales,  de  ces  flammes  si  pures,  qu'elles  consument 
sans,  laisserde  fumée. 

Bien  que  toujours  prétentieuse ,  la  forme  chez  Scudery  l'em- 
porte de  beaucoup  sur  l'idée.  Ses  vers  marchent  vifs  et  dégagés, 
soit  qu'ils  se  brisent  dans  le  dialogue  ou  s'enchaînent  dans  la 
tirade  solennelle;  mais  cette  poésie  facile  est  tout  extérieure  et 
pour  ainsi  dire  de  métier.  Elle  n'a  rien  de  naïf,  de  spontané  j 
elle  affectionne  l'apostrophe,  recherche,  à  défaut  de  pensées,  les 
oppositions  de  mots  et  se  montre  déjà  fort  soucieuse  de  la  fausse 
noblesse  du  langage.  Parfois  aussi  elle  vise  à  la  maxime  ;  plus 
d'un  vers  devenu  proverbial  retrouve  ici  des  aînés  ; 

Vaincre  sans  nul  péril  serait  vaincre  sans  gloire, 

s'écrie  Arminius,  dans  un  des  chevaleresques  transports  qui 
saisissent  à  tout  propos  les  rois  et  les  bergers  de  ces  tragi-co- 
médies. Bien  avant  Racine  ,  Scudery  avait  aussi  dans  Eudoxe 
lancé  l'axiome  contre  les  flatteurs  qui  perdent  les  trônes,  et, 
comme  Théra mène,  il  avait  parlé  de  montagnes  humides  k 
propos  de  la  mer  et  des  vagues.  Mais  personne,  que  je  sache, 
ne  lui  a  tenu  compte  d'un  vers  proverbial  souvent  cité ,  ou  d'une 
image  qui  fût  longtemps  regardée  comme  une  hardiesse. 


BEVUE  DE  PARIS.  339 

Le  séjour  de  Scudery  en  Provence  ne  le  détourna  pas ,  nous 
Tavons  vu  ,  des  travaux  littéraires.  En  1644 ,  il  avait  faslueuse- 
raent  annoncé  sa  retraite  du  théâtre  dans  la  préface  d'Jr?Hi?iius; 
mais  la  prose  politique  ,  l'épopée  ,  la  |)oésie  lyrique,  devaient  le 
tenter  encore  et  le  voir  échouer  tour  à  tour.  Il  donna  hientôt  !e 
Cabinet,  recueil  poétique  renouvelé  de  la  Galerie  de  Marini , 
dont  la  première  partie  seulement  a  été  publiée;  ce  sont  des 
vers  sur  des  tableaux,  la  plupart  mythologiques,  et  sur  quel- 
ques portraits  contemporains.  De  là,  des  éloges  exagérés  j)0ur 
les  protecteurs  ou  les  amis,  et  des  descriptions  sans  fin  que  dis- 
tingue un  certain  talent  de  versificateur,  mais  où  l'ennui  pré- 
domine. Je  ne  suis  pas  fout  à  fait  de  Favis  de  Chapelain  que  ce 
recueil  avait  ravi,  transporté,  enlevé,  et  je  n'y  trouve  abso- 
lument rien  de  curieux  qu'un  éloge  à  Mazarin  «  qu'à  Rome  on 
eût  mis  avec  raison  au  rang  des  dieux ,  et  qui  est  digne  des 
autels.  »  Scudery  disait ,  il  est  vrai ,  de  sa  muse ,  dans  le  même 
recueil,  en  faisant  allusion  à  Richelieu  : 

Que  les  autres  changent  d'amour, 
Que  dans  une  nouvelle  cour 
Un  nouveau  dessein  les  captive  ; 
Pour  elle,   sans  changer  d'autel, 
Sa  flamme  sera  toujours  vive 
Et  ce  feu  toujours  immortel. 

Le  poêle,  sans  doute,  resta  fidèle  à  la  mémoire  de  Richelieu  j 
car  il  l'avait  trop  loué  vivant  pour  abandonner  son  souvenir. 
Dans  presque  toutes  ses  tragi-comédies  ,  en  effet ,  des  allusions 
plus  nombreuses  que  délicates  avaient  été  adressées  au  cardinal. 
Ici  c'est  l'éloge  de  la  monarchie  absolue  : 

Un  Etat  populaire  où  chacun  a  pouvoir, 

C'est  un  monstre  hideux  qu'on  ne  devrait  pas  voir. 

Là ,  dans  la  dédicace  du  Trompeur  Puni  à  la  nièce  de  Riche- 
lieu lVI™e  de  Combalet ,  le  ministre  de  Louis  XIII  «  mérite  cette 
chaire  de  Saint-Pierre  dont  le  marche-pied  se  trouve  aussi  haut 
que  la  tète  des  empereurs.  «  Dans  l^ Amour  Tfrannique,  Tiri- 
date  sacrifie  tout  à  la  raison  d'État  et  établit  que  tout  essai  de 
rébellion ,  toute  impatience  du  pouvoir ,  méritent  la  mort ,  et 
que  pour  ceux  qui  gouvernent,  il  n'y  a  ni  parents  (cela  jusli- 


340  REVUE  DE  PARIS. 

fiait  l'exil  de  Marie  de  Médicis)  ni  amis  ,  mais  des  sujets  seule- 
ment. Ailleurs,  la  France  se  met  à  genoux  et  fait  la  révérence 
quand  e;Ie  parle  à  Riciielieu  ;  Scudery  enfin  trouve  partout  de 
l'encens  pour  le  prêtre,  l'écrivain  et  l'homme  politique.  Aussi 
Sorel  insinue-t-il  avec  raison  .  dans  sa  Bibliothèque  Françoise, 
que  la  faveur  accordée  à  L'Amant  Libéral  et  l'exclusion  du  Cid 
ont  peut-être  puisé  leur  source,  d'une  part  dans  les  raffine- 
ments louangeurs  de  Scudery,  de  l'autre  dans  l'indépendance 
de  Corneille  qui  laissait  percer  des  idées  républicaines  et  qui 
n'avait  pas  ménagé  les  allusions  aux  afifaires  du  temps,  surtout 
à  redit  sur  les  duels. 

Bien  que  quelques  traits  formels  semblent  impliquer  çà  et  là 
dans  les  œuvres  de  Scudery.  non  plus  les  flatteries  vagues, 
calculées  ,  mais  bien  l'approbation  rétiéchie  des  maximes  poli- 
ti([ues,  je  crois  que  l'enthousiasme  du  poêle  pour  le  cardinal 
dérivait  tout  simplement  des  libéralités  du  maître.  Il  avait 
reproché  aux  Muses  et  de  laisser  leurs  favoris  dans  la  même 
nudité  que  la  Vertu  ,  l'Amour  et  les  Grâces .  et  de  n'avoir,  jjour 
tous  meubles ,  que  des  luths  et  des  guitares  j  c'est  pour 
rendre,  sans  doute,  la  poésie  plus  productive  qu'il  loua 
Mazarin  comme  il  avait  loué  Richelieu  (1).  Les  Discours  poli- 

(1)  Jcprofite  de  ces  flatteries  successives  et  peu  scrupuleuses  de  Scu- 
dery envers  les  deux  cardinaux  pour  réparer  une  involontaire  injustice, 
En  un  article  sur  Voiture,  inséré  dans  cette  Revue  (juillet  1837), 
jai  accusé  un  peu  légèrement  le  spirituel  habitué  de  Thôtel  de  Kam- 
boaillet  d'avoir  loué  le  ministère  peu  lionorable  de  Mazarin,  comme  il 
avait  fait  du  gouvernement  vi;roureux  de  Flichelieu.  Sans  croire  beau- 
coup à  l'indt-pendance  de  Voiture,  et  en  lui  laissant  son  caractère  de 
flatteur  ingénieux  des  grands  et  d'homme  du  monde  galant  envers  les 
puissances,  je  ne  voudrais  pas  le  condamner  à  tort.  Les  compliments 
adressés  au  ministre  d'Anne  d'Autriche,  dans  la  115e  lettre  de  Voiture, 
m'avaient  tiompé.  Je  dois  à  l'obligeante  érudition  de  M.  Augustin 
Soulié.  bibliothécaire  à  l'Arsenal,  la  communication  d'un  exemplaire 
de  Voiture,  avec  des  notes  inédites  et  fort  curieuses  de  Tallemant  de-* 
Héaux.  Précisément  à  cette  113^  lettre.  Tallemant  met  en  note  : 
u  Martin  Pinchesne  ,  pour  cajoler  le  cardinal  Mazarin  ,  a  mis  ici  son 
nom  au  lieu  de  celui  de  Richelieu.  »  Tout  retombe  ainsi  sur  le  neveu 
de  Voiture,  sot  éditeur,  ridicule  poète,  dont  Boileau  a  eu  bien  raison 
de  se  m.quer. 


CE  VUE  DE  PARIS.  341 

tiques  des  Rois  furent  écrits  pour  flatter  l'amour-propre  du 
ministre  d'Anne  d'Autriche  et  pour  simuler  une  profondeur 
d'homme  d'État  et  de  politique,  très-digne  d'étude  dans  un  ingé- 
nieux érudit  comme  Gabriel  >'audé.  maisparfditement  grotesque 
chez  un  poète  de  l'Hôtel  de  Bourgogne.  Des  la  dédicace  du 
livre  de  Scudery,  Mazarin  est  mis  au-dessus  de  tous  les  rois  de 
l'Europe;  il  s'appelle  Jules  comme  César,  et.  ainsi  que  Salomon, 
il  est  écouté  d'une  reine  ,  mais  d'une  reine  dont  la  réj»utalion 
est  un  parfum  plus  doux  que  les  parfums  de  Saba.  Ces  éloges 
ne  sont  qu'un  prétexte  du  poète  pour  arriver  à  lui-même  et  pour 
montrer  que  les  gouverneurs  de  places  frontières  pourraii-nt 
avoir  à  faire  mieux  que  des  livres.  -  J'ai  cru  ,  lecteur,  dit-il  . 
que,  puisque  la  fortune  n'a  pas  voulu  que  j'eusse  aucune  j)art 
aux  affaires  ,  il  m'était  du  moins  permis  de  montrer  que  si,  au 
lieu  de  me  reléguer  aux  dernières  extrémités  de  cet  empire  .  il 
eût  plu  à  celte  fortune  de  me  retenir  à  la  cour  et  de  me  donner 
quelque  emploi ,  je  m'en  serais  peut-être  acquitté  sans  honte.  >» 
Si  je  ne  me  trompe,  cela  veut  dire  en  bon  langage  que  monsei- 
gneur le  cardinal  Mazarin  ferait  bien  de  ne  pas  laisser  un  aussi 
éminent  écrivain,  uu  aussi  valeureux  capitaine  que  M.  de 
Scudery  végéter  dans  le  mince  gouvernement  de  >'otre-Dame- 
de-la-Garde.  Élait-ce,  en  effet,  un  lieu  convenable  pour  uu 
gentilhomme  /-  qui  avait  approché  tant  de  cours  différentes . 
visité  tant  de  peuples,  fréquenté  tant  de  grands  hommes,  qui 
s'était  trouvé  dans  tant  d'armées  ,  tant  de  guerres,  tant  d'occa- 
sions ,  tantôt  comme  volontaire  et  tantôt  en  charge?  -^  Le 
bravache  reparait  donc  ici  comme  toujours .  et  à  quarante-six 
ans,  Scudery  n'était  pas  encore  corrigé  de  ces  chaleurs  donl 
s'était  moqué  l'auteur  du  Cid. 

Au  théâtre  ,  les  succès  de  Corneille  ne  laissaient  plus  d'espoir 
à  l'école  dramatique  de  Richelieu  :  dans  la  poésie  ,  Malherbe 
avait  légué  le  sceptre  lyrique  à  son  élève  Racan  ,  tandis  que 
l'épopée  semblait  devoir  se  réaliser  enfin  par  la  Pucelle  de 
Chapelain  annoncée  d'avance  avec  pompe;  Balzac  régnait  en 
raaitre  dans  la  prose  ,  cl  on  ne  lui  eut  guère  reconnu  de  rival. 
Voyant  toutes  les  places  prises  ,  Scudery*  voulut  donc  essayer  de 
la  politique  ,  non  pas  avec  le  procédé  sceptique  de  Lamothe-le- 
Vayer,  ou  avec  l'incisive  causticité  ùuMasciuat ,  mais  i^lutôt 
à  la  manière  du  Ministre  d'État  de  Silhon  et  des  épitres  ro- 
3  29 


342  REVISE  DE  PARIS. 

maines  de  Balzac  à  M°ie  de  Rambouillet.  Il  choisit  vingt  actions 
considérables  dans  la  vie  de  vingt  rois  célèbres ,  et  il  les  fait 
discourir  longuement  sur  les  motifs  de  leurs  délerminations  ; 
c'est  là  tout  son  livre.  CharlesQuint ,  Louis  IV,  Mahomet ,  Ta- 
merlan ,  Charles  IX,  et  autres  princes  de  tous  les  pays  et  de 
tous  les  siècles  ,  parlent  tour  à  tour  ce  jargon  métaphorifiue  du 
règne  de  Louis  XIII,  qui  ne  devait  disparaître  qu'avec  Descartes 
et  Pascal  ;  c'est  une  série  de  mauvaises  amplifications  de  rhé- 
thorique ,  où  un  style  vague  et  lâche,  sans  arrêt  et  sans  so- 
briété ,  se  laisse  prendre  à  toutes  les  images,  où  les  principes 
se  plient  sans  cesse  à  l'éloge  et  ne  sont  jamais  déduits  avec 
rigueur.  Scudery  n'avait  pas,  à  coup  sûr,  de  théorie  politique 
bien  nette  ;  il  n'avait  jamais  lu  ,  je  m'imagine  ,  ni  Machiavel , 
ni  Bodin  .  ni  même  Grotius  ;  les  questions  oiseuses  qu'il  se  pose 
en  seraient  ,  au  besoin  ,  la  preuve.  Au  lieu  de  légitimer  l'usur- 
pation de  Pépin  le  Bref ,  au  lieu  de  transporter  dans  les  faits 
accomi)lis  les  étroites  préoccupations  d'un  esprit  médiocre  ,  il 
eût  mieux  valu,  comme  vraie  étude  politique  de  l'époque,  con- 
sidérer seulement  avec  attention  les  roueries  merveilleuses  et 
les  infinies  ressources  d'esprit  du  cardinal  de  Retz  ,  à  côté  ,  des 
combinaisons  profondes  et  inflexibles  du  génie  de  Richelieu. 
Une  seule  phrase  m'a  frappé  dans  le  livre  de  Scudery,  parce 
qu'elle  s'applique  directement  à  notre  temps  :  «  Quand  Dieu, 
dit-il,  a  mis  certaines  dispositions  aux  princes,  aux  monar- 
chies et  aux  peuples,  il  semble  qu'il  faille  nécessairement  que 
ces  princes  se  précipitent ,  que  ces  monarchies  se  renversent  et 
que  ces  sujets  régnent  tour  à  tour.  » 

Scudery  commençait  à  perdre  patience  dans  son  fort  de 
Nolre-Dame-de-la-Garde.  M™e  de  Rambouillet  avait  dit  :  «  Cet 
homme  n'aurait  pas  voulu  un  gouvernement  dans  une  vallée.  » 
Mais  la  hauteur  du  rocher  et  des  murailles  ne  suffisait  pas  à 
consoler  le  pauvre  poëte  ;  et  contemplant  de  loin  les  flots  de  la 
Méditerranée,  il  disait  : 

Vous  à  qui  je  fais  voir  mes  tristesses  cachées, 
Déesses  de  la  mer,  ne  soyez  polut  fâchées, 
Sijt*  vois  vos  appas  d"un  œil  si  langoureux. 
Et  si  proche  de  vo\is  je  me  dis  malheureux. 

Sa  sœur,  Madeleine  de  Scudery,  qui  devait  bientôt  se  rendre 


REVUE   DE  PARIS.  345 

célèbre  dans  les  lettres  et  qui  mérite  une  étude  à  pari ,  parta- 
geait les  infortunes  du  poêle  et  l'aidait,  sans  doute ,  à  les  sup- 
porter. Tallemant  raconte  qu'il  fallait  à  M'ie  de  Scudery  une 
palience  élrange  pour  souffrir  la  jalousie  de  son  frère  qui  l'en- 
fermait quelquefois  et  qui  voulait  alors  conclure  je  ne  sais  quel 
mariage  inconvenant.  Mais  Des  Réaux,  on  le  sait,  est  plus  que 
médisant;  le  séjour  de  M"e  de  Scudery  en  Provence  avait  assu- 
rément une  autre  cause  que  l'espérance  des  bénéfices  promis  à 
l'auleur  de  Lygdamon ,  et  je  n'en  voudrais  pour  preuve  que  ces 
vers  du  poêle  à  sa  sœur  : 

Le  malheur  qui  m'accable  est  sans  comparaison, 
Mais  parmi  les  débris  de  toute  ma  maison, 
Je  vois  toujours  debout  votre  vertu  suprême. 

Je  ne  sais  si  ce  malheur  dont  parle  Scudery  se  rapporte  à  cer- 
taines inquiétudes  qu'il  paraît  avoir  eues  vers  cette  époque  sur 
son  gouvernement ,  et  qui  se  dissipèrent  par  l'intervention  de 
M"^'^  de  Rambouillet.  La  nièce  de  Richelieu,  M™e  de  Combalet, 
duchesse  d'Aiguillon,  qui  jouissait  encore  de  quelque  crédit  au 
commencement  de  la  régence  et  qui  se  souvenait ,  sans  doute  , 
de  la  dédicace  de  l'Jynour  Ty~rannique ,  s'employa  alors  pour 
lui.  Il  se  trouva  que  le  possesseur  d'un  prieuré  de  quatre  mille 
livres  qu'elle  lui  avait  donné  n'était  réellement  pas  mortj  mais 
elle  obtint  en  revanche  le  titre  de  capitaine  entretenu  sur  les 
galères  (1)  du  roi ,  qu'il  parait,  d'après  le  privilège  de  L'Alaric , 
avoir  constamment  gardé  depuis  avec  celui  de  gouverneur  de 
Kotre-Dame-de-la -Garde.  Scudery  vint  donc  de  nouveau  habiter 
Paris  .  où  il  publia  ses  Poésies  Diverses. 

a  Ce  volume  est  de  vers  d'amour,  dit-il  dans  la  préface,  et  le 
dernier  que  l'on  en  verra.  Ce  n'est  pas  que  j'aie  encore  besoin  de 
beaucoup  de  poudre  pour  cacher  la  blancheur  de  mes  cheveux , 
ni  que  ma  vieillesse  soit  décrépite;  mais  ,  enfin  ,  j'ai  quarante- 
buit  ans ,  et  ma  première  maîtresse  n'est  plus  belle.  «  Le  recueil 
poétique  de  Scudery,  composé  de  sonnets  amoureux  ,  d'odes 
louangeuses  et  de  vers  descriptifs,  n'est  pas  plus  mauvais  que  la 
plupart  de  ceux  de  ses  contemporains,  de  Gombaud,  de  Tris- 

(1)  Mémoires  de  Conrart,  Petitot,  2e  série ,  tom.  XLVHI,  pag.  254. 


544  REVUE  DE  PARIS. 

{an  ou  de  Boisrobert;  mais  ,  par  cette  médiocrité  même,  par  ce 
fonds  commun  à  tous  et  vulgaire  d'images  et  de  galanterie,  il 
s'efface  à  juste  titre  et  disparaît  dans  le  nombre.  Il  n'y  a  là  ni  la 
finesse  coquette  de  Voiture  ou  de  Sarasin  ,  ni  le  sentiment  lyrique 
de  Racan ,  ni  Télégance  pastorale  de  Segrais,  rien  enfin  qui 
puisse  être  compris  dans  l'inaliénable  héritage  littéraire  du 
xvii«  siècle. 

A  côté  de  défaillances,  d'humilités  d'amant  transi,  emprun- 
tées aux  pastorales  italiennes ,  ce  sont  tout  à  coup  des  insolences 
espagnoles ,  une  outrecuidance  chevaleresque ,  avec  un  ton 
inouï  et  dégagé  de  poëte  gentilhomme  : 

J'ai  vécu  dans  la  cour,  j'ai  pratiqué  les  princes, 
J"ai  connu  Richelieu,  j'en  fus  même  eslimé  ; 
Et  dans  la  belle  ardeur  dont  j'étais  animé, 
L'Europe  m'a  connu  dans  toutes  ses  provinces. 
Pour  moi  plus  d'une  fois  le  danger  eut  des  charmes. 
Et  dans  mille  combats  je  sus  tout  hasarder. 
I/on  me  vit  obéir,  Ton  me  vit  commander. 
Et  mon  poil  tout  poudreux  a  blanchi  sous  les  armes^ 
Il  est  peu  de  beaux-arts  où  je  ne  fusse  instruit; 
En  prose  comme  en  vers  mon  nom  fit  quelque  bruit. 

Je  ne  sais  si  Scudery  dut  à  la  publication  de  ce  volume  l'hon- 
neur d'être  reçu  de  l'Académie  en  remplacement  de  Vaugelas  ,  et 
quel  succès   obtinrent  ses  vers  au   milieu  des  troubles  de  la 
Fronde,  Mazarin  les  accueillit  avec  indifférence,  et  le  poêle, 
pris  tout  à  coup  d'un  bel  accès  de  dévotion  (1) ,  peut-èlre  parce 
qu'il  était  blessé  dans  son  amour-propre  ,  se  retira  au  Marais, 
ne  voulant  plus  voir  personne  ,  et  signant  l'homme  du  désert ^ 
comme  Luther,  au  château  de  Wartbourg ,  datait  de  son  séjour 
aérien^  et  de  son  Pathmos.  C'est  à  cette  retraite  momentanée, 
A  ce  dégoût  subit ,  que  je  rapporte  volontiers  la  publication 
d'un  petit  poëme  omis  par  les  bibliographes  :  Salomon  instrui- 
sant le  Roi  (2).  Scudery  s'excuse  dans  la  préface  de  n'avoir 
point  encore  fait  d'ouvrage  de  piété,  et  s'en  remet  de  cet  oubli 
à  la  cour  où  il  a  vécu  ,  à  son  âge  et  à  sa  profession.  Mais  la  con- 

(1)  Costar,  dans  les  Mémoires  de  Desmolets,  tom.  II,  pag.  318. 

(2)  Paris,  16o|,  in-4o. 


REVUE  DE  PARIS.  543 

version  ne  lui  avait  pas  donné  rhumilité ,  car  il  parle  du  chant 
du  cygne,  et  il  annonce  que  son  sujet  étant  plus  haut ,  ses  pen- 
sées ne  pourront  être  plus  basses.  Cetle  paraphrase  des  versets 
de  Salomon  est  adressée  au  jeune  Louis  XIV,  auquel  le 
poêle  dit  : 

Eu  réglant  un  ballet  médite  une  conquête. 

Quelques  vers  du  poëme  ,  en  rappelant  indirectement  Riche- 
lieu, semblent  témoigner  d'un  peu  de  mauvaise  humeur  envers 
ce  même  cardinal  Mazarin,  si  hyperboliquement  loué  dans  les 
Discours  Politiqu